Contribution à la recherche de nouvelles idées pour un nouveau monde
par Philippe J. Bernard, 30 mai 2011
Périodiquement, les êtres humains viennent dénoncer la façon dont marchent les sociétés et les souffrances qui leur sont infligées.
Dans Malaise dans la civilisation (1930), Freud distinguait trois causes de la souffrance humaine : la force supérieure de la nature, la tendance des corps à se délabrer, et l’inadaptation des méthodes de régulation des relations humaines dans la famille, la communauté et l’Etat. Si, disait-il, nous tenons pour inévitables les deux premières, il n’en va pas de même pour la troisième. C’est à l’organisation sociale que nous attribuons une grande part des maux dont nous souffrons. Il y a là un paradoxe, puisque tous les traits de la civilisation dont nous faisons partie ont résulté d’efforts pour nous préserver des menaces dont nous sommes l’objet.
A l’origine de la famille, il met deux phénomènes : l’amélioration de son sort que l’homme peut obtenir en exécutant un travail avec l’aide d’un autre ; et le besoin d’une plus grande et régulière satisfaction génitale (décrite comme résultat entre autres de la perte du sens olfactif et de la station debout). Et citant son livre Totem et tabou (1913), il met à l’origine de la société les interdits (d’origine surtout familiale), suivis de la révolte des frères contre le père tenus dès lors à rester unis.
Si les hommes cherchent à être heureux, les conquêtes de la civilisation conduisent plutôt à l’anxiété : y contribuent la recherche de la beauté, de la propreté et de l’ordre, la lutte pour la liberté et contre l’injustice, et l’affrontement des désirs individuels aux exigences d’une communauté civilisée. D’où, en réaction, les tendances agressives, combattues dans la conscience de chaque homme par un superego conduisant au sentiment de culpabilité. « Le prix du progrès de la civilisation est la perte du bonheur par l’accroissement du sens de la culpabilité ». En face d’Eros, principe de plaisir, il y a Thanatos, sens de la mort et de la faute, à l’origine de toutes les névroses tendant à la suppression des sentiments d’agression. Le développement individuel est fondé sur la recherche du plaisir, une tendance égoïste, mais aussi sur une tendance culturelle imposant des restrictions à ce jeu. Le développement de la culture vise à « la création d’une seule unité des hommes et des femmes individuels ». L’objectif de bonheur reste présent, mais mis en position subalterne, comme si faire de l’humanité un grand ensemble privait de toute nécessité le bonheur de chacun.
L’analyse freudienne, d’une certaine façon, irrigue toute la pensée contemporaine. L’idée que l’ensemble des membres du groupe social devrait constituer une unité reste très présente. Y parvenir devrait permettre de résoudre le malaise social. Notons à ce propos que, dans le temps séculier ou laïque qu’est le nôtre, impliquant le caractère personnel de toute religion, aucune référence à une autorité extérieure ne saurait s’imposer à cet effet.
Deux visions traditionnelles
Depuis le temps des Lumières, deux grandes visions aptes à répondre à ce souci d’unité se sont proposées.
Selon la première, les hommes sont mus par la recherche de leur intérêt. Ils veulent éviter la peine, aspirent au plaisir, aux satisfactions. Cette interprétation conduit à ce qu’on appelle le théorème libéral, fondé sur une harmonie des intérêts. Dans une situation de libre concurrence, les satisfactions de tous (économiquement parlant, le produit national) seront à leur niveau maximum. Cette thèse a son répondant politique. Les intérêts de chacun doivent pouvoir s’exprimer, de leur libre jeu résultera la nécessité de compromis et d’alternance. C’est dans cet esprit que le Président George Bush Senior, lors de son discours inaugural en janvier 1989, présentait comme facteurs d’un monde plus juste et prospère « la liberté des marchés, la libre expression et des élections libres ». Dans cette présentation, les aspects politiques sont exprimés en dernier, un ordre des facteurs qui n’a pas manqué de susciter des objections .
La seconde thèse se fonde sur l’idée que les hommes ont des droits (laquelle peut être rattachée à la conviction qu’il y a quelque chose de sacré dans l’existence humaine), exprimés notamment dans les deux déclarations d’indépendance des Etats-Unis (1776), où il était question d’un droit au bonheur, et des Droits de l’homme et du citoyen (1789), relayées par la Déclaration universelle des Droits de l’homme adoptée lors de la session de l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations Unies tenue à Paris en 1948. Il en résulte que la tâche de l’organisation politique et sociale doit être de veiller à assurer à l’ensemble des humains l’égale liberté et protection dont ils ont besoin, et les conditions d’une vie tenue pour décente.
Ces deux visions – appelons les d’une part l’utopie des intérêts, d’autre part l’utopie des droits – ont dominé la vie des divers pays et de l’ensemble du monde au cours des derniers siècles. Elles tendent à donner une explication et une justification tant de ce qui est et a été, que de ce qui devrait être. L’histoire reflète les affrontements autour de ces deux visions, à l’intérieur des pays ou entre pays ou groupes de pays.
L’effondrement de l’Union soviétique en 1989-91 et la fin de la guerre froide n’ont pas été la fin de l’Histoire, comme un instant affirmé. La planification à la soviétique a du être abandonnée, mais face au capitalisme triomphant, l’idéal socialiste de l’établissement d’un lien social fort a subsisté. Les difficultés et les crises, le développement des inégalités dans les périodes de forte croissance, et les tensions partout présentes entretiennent l’insatisfaction vis-à-vis du présent arrangement social.
Ces deux visions ont en commun quelque chose : l’organisation sociale s’y déduit des mobiles ou aspirations individuels. Même un système ou économie « alternatif » s’inspirant de ces deux visions, volontiers vanté en Europe ou ailleurs, reste du même genre sans donner de meilleurs résultats : aucune des « troisièmes voies » jamais imaginées n’a paru très convaincante.
Principes des sociétés modernes
Mais on peut mettre sur pied un schéma de la structure sociale et des impératifs en résultant sans se fonder sur une vision englobante des aspirations individuelles.
S’appuyer sur une vision historique répond à cette exigence. La caractéristique des sociétés contemporaines tient aux valeurs et traditions bien définies qui se sont imposées au cours du temps. Il y a de nos jours un politiquement correct, sur lequel on aime parfois à gloser et en faire un objet de dérision, pour autant qu’il n’est pas complètement accepté ou appliqué. Il s’agit néanmoins d’un ensemble définissant des objectifs tendant à être universellement reconnu et à s’imposer dans tous les milieux et aux habitants de tous les pays. Qu’il s’agisse de porter un jugement sur le comportement des dépositaires de la force publique vis-à-vis des manifestations populaires, comme au début de 2011 à l’occasion de révoltes dans divers pays arabes, ou sur celui des hommes vis-à-vis des femmes, comme dans un cas célèbre à la même époque, les évènements les plus récents, ici ou ailleurs, en portent le témoignage éclatant.
Deux principes sont constitutifs de ce politiquement correct :
Le premier est que les hommes sont libres et égaux, sans distinction de sexe, d’origine ou de religion, et que donc ils ont notamment à participer également à la gestion des affaires communes, conformément à la loi de la démocratie, à vivre dans un Etat de droit où ils peuvent avoir leurs opinions et croyances, et à avoir droit au même respect.
Le second est que la société où ils vivent est une société ouverte, dans laquelle peuvent circuler librement les idées, les croyances, les marchandises et services, les hommes et aussi leurs possessions.
Il s’agit là de principes dont la réalisation pleine et entière est recherchée pour aujourd’hui ou demain. Mais l’exercice peut en avoir à être régulé et entretenu, c’est-à-dire soumis à des conditions destinées à en permettre la pleine réalisation, sans hypocrisie ni faux semblants. Ces conditions peuvent inclure la réciprocité : la liberté religieuse reconnue ici peut demander qu’elle soit également présente ailleurs ; la liberté des déplacements, le respect des coutumes et législations dans les divers environnements par les touristes, colons ou migrants ; la liberté d’établissement et d’entreprise, un minimum d’efforts d’éducation et d’attention au respect de l’égalité ; la liberté personnelle des comportements, l’attention à ne pas être un sujet de scandale ; le respect de la loi pour tous, l’attention à la préservation des libertés individuelles ; l’égalité en matière d’éducation, l’effort pour compenser les handicaps de départ ; et la convivialité, la possibilité pour tous de s’accorder à l’autre dans une estime réciproque, sans mépris ni exclusion, quelles que soient les origines et capacités.
Prendre pour règle le respect des principes que se sont peu à peu données les nations devrait réduire la distance souvent constatée entre ce qui fait se mouvoir les hommes et les satisfactions qu’ils en tirent. Et éviter ainsi l’antinomie entre activité individuelle et bien commun.
Si la nécessité de ces principes dans la société actuelle doit s’imposer davantage encore, toute une série de conséquences vont s’en déduire. Celles qui sont présentées sommairement ici ont pour objet de susciter des réflexions. Le diable cependant est dans les détails, ce qui compte est l’interprétation qui peut en être donnée. Avant de s’y essayer, quelques brefs rappels s’imposent à la situation présente du monde.
Situation des sociétés modernes
Les derniers siècles ont été marqués par le changement culturel, politique et économique des pays européens ou d’origine européenne, qui leur a donné un avantage sur le reste du monde où leur influence et domination ont pu s’étendre. Mais, depuis peu, le démarrage du reste du monde, qu’on a longtemps cru presque hors de portée, a pris de l’ampleur : les inégalités économiques et politiques entre pays ont commencé à se réduire.
L’avantage de ceux qui sont partis les premiers a ainsi commencé à diminuer. En même temps que leur croissance économique et démographique, et par là bientôt politique et militaire, est plus lente que dans le reste du monde, la croissance de la proportion de la population bénéficiant d’une éducation supérieure s’y ralentit. Un nouveau malaise s’y installe. Le mérite n’y fait pas figure de seule règle de fonctionnement, les avantages personnels et familiaux gardent une grande importance, et l’inégalité y est plus fortement ressentie.
Les êtres humains ont jusqu’à aujourd’hui pu développer leurs activités en tirant parti de la nature où ils vivaient, sans bien se préoccuper de leurs effets sur elle. Mais ce temps est révolu, des préoccupations tout autres sont en voie de s’imposer à l’ensemble de l’humanité.
Dans cette tâche nouvelle, sans négliger les apports possibles que l’ensemble du monde peut tirer d’autres traditions et d’autres expériences, les premiers partis conservent un avantage : sans exclure la tendance inverse, c’est jusqu’à présent plutôt de chez eux qu’émergent les idées et tendances nouvelles venant influencer les transformations mondiales.
La poursuite de ce travail d’idées et les implications qui en résultent sont sommairement décrits dans trois directions particulières.
Politique et comportements économiques
Dans la majorité des pays, l’objectif présent reste une croissance aussi rapide que possible du produit national et du niveau de vie, avec toutefois des réserves tenant au besoin de répondre aux nouveaux grands défis du jour. Dans beaucoup de pays, une attention particulière s’y ajoute à l’organisation du système de production et de consommation. Du point de vue des individus ou des groupes, l’objectif est la croissance du surplus ou profit, sauf lorsque, pour des raisons personnelles ou autres, la croissance du volume des opérations est ou reste le facteur majeur.
Du point de vue de l’application des principes, les conséquences n’en sont pas toujours favorables. Ainsi, l’évolution récente du rapport des revenus du travail et du capital n’est pas conforme à ce que commande le politiquement correct d’aujourd’hui. Si en Europe ou aux Etats-Unis, la fin de la deuxième guerre mondiale avait permis l’expansion des revenus des salariés en même temps que l’accumulation et les investissements des entreprises, il n’en a plus été de même au cours de la période suivante. Sous l’influence d’une révolution intellectuelle apparue aux Etats-Unis vers 1960, mise en application dans les années 80 et 90, et restant très présente, comme en témoignent tout dernièrement les vives résistances à tout accroissement des impôts qui contribuerait à résorber les énormes déficits intérieurs ou extérieurs du pays, l’attention à dégager un surplus du système de production, c’est-à-dire des profits, distribués ou réinvestis, continue pour une bonne partie de l’opinion à l’emporter sur toute autre considération. A nouveau, une large part de ces profits revient à la sphère financière, sans égards à la question de savoir s’ils se redistribuent bien au reste du système social, comme l’ont fait aux siècles précédents les activités marchandes, et ne sont pas désormais le résultat d’une sorte de spoliation légale au détriment des autres acteurs.
Cette évolution pose la question de savoir s’il y a là une nécessité inéluctable de la condition présente, ou la conséquence seulement d’une situation à la fois sociologique et intellectuelle.
La recherche du profit maximum, à tous les instants et par quasiment tous les acteurs du système de production, suscite beaucoup de questions. Avec les achats ou ventes d’entreprises, cessations d’activités ou mise en route, directement, ou par contrats, de productions ou commercialisations nouvelles, s’agit-il bien toujours d’un facteur de la prospérité générale, et comment peut-on s’en assurer ? S’agit-il du besoin pour les pays dits avancés de trouver une réponse au développement économique remarquable des pays dits antérieurement « sous-développés », en se découvrant des « niches » nouvelles, ou du besoin seulement de maintenir à toute force leur position ? Tient-on compte convenablement du besoin de lutter contre le réchauffement prévisible du climat lié à l’utilisation des combustibles fossiles ? De celui de réintroduire une meilleure concertation avec les représentants des salariés, souvent plus encore que précédemment issus de milieux ethniques et culturels distincts ? De permettre un progrès technique approprié non seulement aux capacités d’absorption du public, mais aussi au besoin de répondre aux grands défis du jour et aux besoins de toutes les parties du monde ? De savoir si, au temps de la mondialisation, les exceptions à la liberté des échanges de marchandises et services doivent bien rester aussi temporaires et limitées que possible, sans empêcher pour autant les partenaires d’unions régionales de se consentir des avantages supplémentaires ? Et de faire que le flottement des monnaies ne soit pas l’objet de manipulations par des acteurs publics ou privés, en attendant la définition commune, spontanée ou objet de convention, de la ou des monnaies internationales de réserve requises ? Partout, il peut s’agir de savoir si les règles actuelles de décision sont satisfaisantes et bien appliquées, si de nouvelles façons de faire pourraient être mises au point, ou s’il s’agit seulement de faciliter la mise en œuvre de réglementations, normes et bonnes pratiques appropriées.
Effets sur les comportements individuels
A la reconnaissance aux hommes de la qualité d’êtres libres et égaux dans une société ouverte correspond déjà une réalité – sous réserve de quelques contradictions majeures, comme celle entre l’égalité de principe de tous et la liberté de fait des possessions. Nous voulons tous être l’égal du voisin, et en même temps pouvoir nous distinguer par la reconnaissance de nos mérites et efforts et l’attribution de récompenses appropriées. D’où toutes sortes de débats, en matière notamment de fiscalité.
Les possessions, c’est-à-dire la fortune elle-même, doivent-elles, à côté des revenus, faire l’objet de taxation et éventuellement de limites ? Les taxes foncières, les droits de succession et de mutation, les taxes sur les transactions, intérieures ou extérieures, et l’imposition des plus values, notamment immobilières, variables selon les lieux et les temps, sont de cet ordre. Quoique l’inclinaison populaire à cette taxation soit forte, la tendance est à taxer plutôt les revenus, et même souvent plutôt la consommation, en raison de la crainte d’évasion fiscale heurtant les principes. L’opportunité, néanmoins, ne doit pas constituer le seul critère de décision.
Un autre point de tension a affaire à la protection de la vie privée. Celle-ci ne doit pas aller à l’encontre du respect de la loi, ni du droit du public à toute l’information disponible lorsqu’elle est d’intérêt public.
Les problèmes d’une gouvernance mondiale.
Comme l’a dit Kant à la fin du XVIIIe siècle, « le plus grand problème pour l’espèce humaine… est l’établissement d’une société civile administrant le droit universellement ». Il s’agit d’une législation « qui règle les relations extérieures des Etats », en se fondant sur l’antagonisme présent dans la société « dans la mesure où cet antagonisme finira pourtant par être la cause d’un ordre réglé par la loi » .
Effectivement, les avancées dans l’établissement d’un ordre mondial ont pris place à la suite de grands conflits ou de tensions répétées.
Mais l’obstacle majeur à la mise en place d’une démocratie universelle, en plus de la résistance que pourront y mettre les grandes puissances du jour, est l’inexistence d’une réelle démocratie dans beaucoup des Etats du monde. Celle-ci est liée à la pauvreté et à la faible éducation et évolution culturelle de beaucoup de leurs habitants. Les projets de réforme aujourd’hui avancés pour l’Organisation des Nations Unies, créée en 1945 à l’issue de la deuxième guerre mondiale, restent fondés sur la seule coopération et représentation des gouvernements. Il est important de se rappeler que ces réformes ne pourront se faire et avoir la portée nécessaire que dans la mesure où elles seront soutenues par une véritable opinion mondiale fondée sur des principes reconnus.
Ces quelques notations montrent que les principes comme ceux qui viennent d’être mis en avant, aisément reconnus et admis presque de tous côtés, ne constituent pas pour autant un cadre de faible consistance. Ils sont en effet susceptibles de développer encore leurs conséquences dans beaucoup de directions. Il paraît important de s’efforcer d’y contribuer.