La fin du bac et le service civil, Jean-Charles Pomerol & Thierry Gaudin, 2013

Jean-Charles Pomerol, ancien président de l’UPMC (Paris 6)
Thierry Gaudin, ingénieur général honoraire des mines, prospectiviste.
Juin 2013

La fin du bac et le service civil

L’édifice napoléonien reposait sur le lycée conçu pour former les cadres de l’empire et remplacer les collèges de jésuites et autres établissements religieux. L’université, au singulier, n’était qu’un appendice des lycées, c’est pourquoi le baccalauréat en était le premier grade. Chaque grande ville avait son lycée princeps. A côté des lycées et de l’université, essentiellement dédiée à la formation des maîtres, les écoles d’applications étaient apparues sous l’ancien régime pour former les cadres techniques et militaires, ce que les universités de l’époque étaient incapables de faire. Aussi se multiplièrent-elles avec l’essor de l’industrie. Ce système a fonctionné grosso modo jusqu’aux années 60 et depuis n’en finit pas de mourir.
Depuis 1960, le nombre de bacheliers toutes sections confondues, est passé de 50 000 à plus de 600 000, dont près de 300 000 pour le bac général. En 1980, le taux de bacheliers par classe d’âge était inférieur à 30%. Il est maintenant proche de 80%. On peut se féliciter que plus des 2/3 d’une classe d’âge ait une culture générale, bien que celle-ci soit désormais diffusée par les médias et accessible par internet.
On pourrait aussi s’interroger sur le contenu de cette culture dite générale ; par exemple, l’histoire des techniques en est absente ; les élèves ont affaire tous les jours à l’électricité, aux télécoms, aux transports sans savoir qui les a inventés, comment ça marche, quand et où ils se sont développés.
Même remarque pour l’informatique qui vient juste de faire son entrée officielle dans l’enseignement secondaire alors que tous les élèves ou presque ont accès dès le primaire à des ordinateurs, des tablettes, des portables et fréquentent la toile, d’ailleurs sans le recul que pourrait leur procurer un bon enseignement. Depuis la tentative, il y a déjà trente ans, d’introduire l’informatique à l’école, les responsables de la programmation scolaire, malencontreusement centralisée à Paris, se sont refusés à l’intégrer. Il en résulte qu’une génération entière, maintenant en activité, est incompétente et vulnérable en la matière. Dès lors, il n’y a pas à s’étonner du déclin de la créativité industrielle. En comparaison, celle du 19e siècle était alimentée par une culture technique bien plus vivace et actualisée.
Il faudrait donc s’inquiéter de ce que les savoir-faire acquis correspondent à ce qui est et sera nécessaire au fonctionnement de la société. En particulier, on peut se demander si l’intelligence de la main et du corps, l’apprentissage des métiers et de la discipline artisanale, qui ont toujours été le socle de l’économie, ne sont pas trop délaissés par cette aspiration vers le diplôme, qui d’ailleurs n’en est plus un. C’est comme si on préparait les jeunes à la vie active en leur coupant les mains.
Avec un taux de réussite de 85% (89% au bac général), le baccalauréat est devenu un simple certificat de scolarité. Il n’est plus besoin d’en faire un examen national qui coûte près de 100 millions à organiser, avec tous les risques d’erreurs et de fraudes, et qui mange trois semaines de la vie des lycées et de certains collèges. Si l’on tient à maintenir un examen, chaque canton pourrait l’organiser comme autrefois le certificat d’études.
A l’heure actuelle, le bac ne sert déjà plus à rien pour tous les élèves qui entrent en IUT (Institut Universitaire de Technologie), en STS (Section de Technicien Supérieur), en classes préparatoires aux « Grandes Ecoles », les « prépas », et dans les écoles privées, soit 45% des bacheliers puisque pour tous ceux-ci l’admission se fait sur dossier, en général avant le bac, durant le troisième trimestre de l’année scolaire. L’argumentation de l’UNEF omet donc que, d’ores et déjà, pour près de la moitié des bacheliers, le bac ne sert plus à rien. Comme les enseignants des IUT appartiennent en majorité aux cadres du secondaire, on peut dire que ces bacheliers pour qui le bac ne sert plus restent des élèves des lycées, on n’ébruite donc pas ces faits pour ne pas contrarier les syndicats de professeurs.
Ceux qui ont les meilleures notes au lycée et dont les parents connaissent le système sont admis sur dossier dans les « prépas ». Ils préparent les concours des écoles que l’on appelle grandes même si il y en a de plus en plus de petites qui se sont glissées dans le peloton. Ces établissements, issues des écoles d’application de l’ancien régime, restent pour l’essentiel des lieux de préparation à des métiers d’encadrement, que la diffusion du savoir par internet rendra moins nécessaires.
Au fil du temps, le nombre de places dans ces écoles, surtout les plus prestigieuses, a augmenté. Mais il a été multiplié par seulement trois ou quatre depuis 1900, alors que le nombre de bacheliers a été multiplié par cent. Ce qui a progressivement entraîné une augmentation de la difficulté des concours, la sanctuarisation de deux ou trois ans de travail intensif après le bac et, enfin, une ségrégation sociale sans précédent depuis l’ancien régime, puisque la réussite repose en grande partie sur une stratégie familiale qui commence souvent dès le cours moyen.
Alors que l’on assiste à l’effondrement de l’emploi industriel et à l’essor de la personnalisation des productions, ce que d’aucuns appellent parfois « mass customization », mais qui pourrait tout aussi bien être pensé comme un « artisanat de masse », notre élite continue à se préparer au « management » des grandes entreprises industrielles dans ces grandes écoles.
L’autre inconvénient des concours élitistes est que le succès conduit à une rente de situation acquise à vingt ans pour la vie. Cette assurance « carrière » dispense la plupart de ceux qui en bénéficient d’en faire beaucoup plus, elle éloigne les jeunes du risque, les dissuade de remettre leur intelligence en jeu en préparant une thèse. C’est pourtant en se frottant à la recherche que l’on peut voir si l’on est créatif, si l’on supporte le doute et parfois l’échec et que l’on apprend à intégrer les connaissances des autres.
Cette observation est encore plus pertinente en ce qui concerne les écoles de commerce et la filière science po – ENA où l’on apprend à parler le langage du pouvoir et des formalités, qu’elles soient comptables ou administratives, sans trop s’approcher de la réalité de ceux sur qui ce pouvoir s’exerce. Un tel questionnement nécessiterait en effet une vraie démarche de recherche, donc des délais peu compatibles avec la précipitation des intéressés et de leur famille.
Alors que la plupart des dirigeants du monde entier sont passés par la thèse et ont été au contact de grands chercheurs, cette expérience reste optionnelle pour nos jeunes les plus brillants et, quand ils la recherchent, compte tenu de la mauvaise image de l’université française dans leur milieu, ils vont la chercher à l’étranger, souvent dans les grandes universités américaines, si bien que les contribuables français payent actuellement très cher les études de plus du tiers des polytechniciens, et sans doute autant des élèves d’écoles de « management », pour qu’ils aillent travailler à l’étranger à concurrencer le pays qui les a vu naître.
Pour changer cette orientation insensée il faut, comme nous le préconisons commencer par supprimer le bac et le remplacer par un certificat de fin d’études délivré par les établissements ou groupes d’établissements (au niveau cantonal par exemple), que nous appellerons toujours bac par commodité.
Dès lors que l’on supprime le bac, la question de la poursuite des études se pose sérieusement. De quoi s’agit-il ? En chiffres ronds, il y a actuellement environ 600 000 bacheliers chaque année. Une partie, environ 180 000, qui a déjà bénéficié d’une formation professionnelle devrait pouvoir continuer des formations par alternance dans le cadre des lycées professionnels, les plus performants intégrant les STS (Sections de Technicien Supérieur) ou, s’ils sont plus performants, les IUT (Instituts Universitaires de Technologie).
Certaines sections de ces formations, systématiquement en alternance, devraient être éligibles depuis l’âge de 14 ans si l’Education Nationale n’avait pas, par sa prétention abusive au monopole, évincé l’artisanat. Si l’on subventionnait les artisans et petites entreprises qui accueillent des apprentis, cela éviterait que 120 000 jeunes sortent tous les ans du système scolaire sans la moindre qualification.
Restent 420 000 bacheliers généraux et techniques. Beaucoup d’entre eux n’ont pas les capacités, l’autonomie et le désir nécessaires pour suivre l’Université. De plus, aucun pays au monde, à l’heure actuelle, ne peut supporter financièrement que la moitié d’une classe d’âge soit formée entre bac et bac+3 dans le style universitaire avec le contact de la recherche et fréquentation de laboratoires.
C’est pourquoi, il faudrait de ces étudiants faire deux parts, une partie, environ 250 000, rejoignant le premier cycle des universités et l’autre partie, environ 170 000, des «Colleges», dénomination américaine, ou « collège d’enseignement général et professionnel » (CEGEP) comme au Québec, où ils acquerraient progressivement des capacités d’autonomie, amenant les meilleurs à l’université pour un master et les autres à une qualification professionnelle ou à des concours à bac + 3. Ces collèges doivent être partie de l’enseignement supérieur.
Il est nécessaire de marquer cette entrée dans les réalités qui ne sont pas celles des parents par une coupure. Autrefois (avant 1995), l’épreuve d’entrée dans l’âge adulte était le service militaire, qui a été supprimé en raison de la professionnalisation du métier des armes (l’armée de métier). Cette période était l’occasion d’un mélange social, d’une sortie de la tutelle familiale et de la confrontation à des réalités vitales.
S’il n’est pas envisageable de rétablir un service militaire, il serait tout à fait logique et utile d’instituer un service citoyen, qui existe déjà comme volontariat, dans lequel les intéressés seraient confrontés aux réalités, par exemple dans les hôpitaux et les maternités ou, avec la gendarmerie, à des situations de secourisme ou encore, avec les gardes forestiers, à la protection de la nature ou même dans certaines entreprises (surtout si l’intéressé(e) manifeste déjà une vocation professionnelle). Cette période, de l’ordre d’une année, concernerait aussi bien les filles que les garçons. Dans la mesure du possible, elle pourrait s’effectuer également à l’étranger.
Cette césure rétablirait une mixité sociale ; elle pourrait se faire au choix soit après le bac soit à la fin de la première année après le bac (le certificat de fin d’études secondaires, appelé bac par commodité), cette première année étant de toute façon assez généraliste pour que le jeune teste ses goûts et aptitudes.
Avec cette période de trois ans en collège universitaire ou université, se spécialisant progressivement au fur et à mesure que l’étudiant murit, la possibilité d’un choix personnel et la diversité des parcours seraient rétablis, effaçant progressivement le caractère unidimensionnel qu’impose la sélection par les « grands concours », lesquels ont orienté jusqu’au contenu des programmes du secondaire.
En termes d’analyse de système, la diversité est la meilleure manière d’obtenir une souplesse d’adaptation, et celle-ci est rendue nécessaire par le fait que la répartition des métiers du 21e siècle est très différente de celle du 20e.
Ainsi, la France pourrait retrouver son ascenseur social, donner une chance aux élèves de toutes origines, déségrégationner les étudiants et récupérer les jeunes qui ne sont pas précoces ou dopés par leur famille, mais qui ont travaillé courageusement, afin de former des cadres qui nous manquent dans l’économie en changement permanent qui est et sera celle du 21e siècle.

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