La révolte des Tunisiens et des Égyptiens : une illustration de la grande rupture, Gérard Huber & Alain Dupas, 2011

par Gérard Huber et Alain Dupas

Lors de la conférence que nous avons donnée hier sur notre livre LA GRANDE RUPTURE ?, dans le cadre de Prospective 2100, nous avons illustré le thème de notre réflexion par une description et une analyse de la révolte des Tunisiens et des Égyptiens. Au fil du passionnant échange qui s’en est suivi, notamment avec un auditeur, la question a consisté à mettre en lumière la créativité du monde arabe, à l’époque de l’Internet. C’est pourquoi, il nous paraît utile de revenir sur cette question.
En effet, rien ne serait plus erroné que d’interpréter la mobilisation des masses en Tunisie et en Égypte comme un effet du retour du spectre de Marx.

Si la haine des dictateurs, alimentée par le chômage et la misère qu’ils ont organisés, est certes un facteur déterminant que le slogan « Dégage » résume parfaitement, la pulsion grégaire ne paraît pas mue par une visée nationaliste, comme à l’époque de Bourguiba ou de Nasser (lesquels savaient, eux, regrouper les masses derrières leur régime autoritaire et despotique), mais, au contraire, par une distanciation vis-à-vis du nationalisme dont la mobilisation par l’Internet a été l’indice le plus probant. L’autodétermination n’est plus celle du peuple, mais de l’individu. Ce qui signifie que les schémas antérieurs qui reposaient sur une conception marxiste du sens de l’histoire soumise au déterminisme du peuple ne fonctionnent plus. L’Internet est antithétique avec la constitution d’une masse en peuple. Certes, la référence « peuple » existe, tout autant que la référence « culture », « langue » etc, mais la question posée n’est pas celle de transformer le peuple en bouclier de l’histoire (même s’il faut en passer par le renversement des dictateurs), elle est celle de positionner l’individu vis-à-vis des enjeux qu’il perçoit dans son pays et dans le monde, à partir de la mondialisation de l’information.
Pour le dire autrement, il ne s’agit plus de dire : on milite, on se constitue en masse dominante, on prend le pouvoir et on voit (ce qui se traduit toujours, peu ou prou, par une dictature violente), mais : on pense d’abord à sa propre participation individuelle aux solutions à apporter aux problèmes que l’on connaît, avant que de donner son accord à la masse pour qu’éventuellement elle s’empare du pouvoir. Il s’agit, à proprement parler cette fois, et pas à la manière bolchevique de Trotski, de poser la question de la « révolution permanente », c’est-à-dire d’une révolution sans fin, car impliquant l’individu dans un processus d’auto-transformation, non plus en fonction du modèle d’un individu-masse dominant, mais en fonction de sa propre créativité.
Sans prétendre lire dans le marc de café, et surtout sans ignorer les rapports qui existent entre différentes forces politiques qui essaient d’orienter les événements dans le sens du dogme sacré qui se présente faussement comme la seule alternative à la débâcle sociétale initiée par le relativisme profane, nous sommes en mesure de dire que l’étape actuelle de ces révoltes est marquée par une liberté de création qui a d’abord consisté à faire passer l’espace créé par la dictature de sa perception comme plein à sa perception comme vide. L’anticipation du vide a précédé la mobilisation et le renversement (pour l’instant en Tunisie, mais en Égypte ce n’est qu’une question d’heures, l’agenda étant déterminé, mais là n’est pas l’essentiel pour la question qui nous occupe, en revanche, elle l’est pour une autre question, comme celle de la diplomatie, par Washington. Ceci dit, même Washington doit s’adapter). Ce n’est pas la mobilisation qui crée le vide, mais l’inverse. Or, ce vide dissimulé par le plein de la dictature devient, à présent, l’objet de tous les soucis des révoltés. Il ne s’agit pas seulement d’empêcher le retour de la dictature, mais d’imaginer les nouvelles formes de vie sociétale qui vont permettre à cet espace de s’emplir à nouveau.
La question posée par la créativité du monde arabe est donc la suivante :
occidentaliser ce qui se passe serait une manière de ne pas tenir compte de la grande rupture que l’Occident a lui-même initiée par l’accélération technique. En retour, l’Occident ne sortira pas indemne de l’explosion de la créativité arabe. Il faut s’attendre à des effets directs. En même temps, cette créativité trouvera d’autres formes, puisque les contextes sociétaux et culturels sont différents, comme le montre, actuellement, la créativité du monde judiciaire en France qui n’en est vraiment qu’à ses débuts.
Ultime remarque : les outils utilisés par les Égyptiens et les Tunisiens pour accéder à l’information, échanger des idées et des plans, se constituer en une multitude de communautés agissantes, organiser des rassemblements et des manifestations, à savoir Internet et les services Facebook et Twitter (entre autres), ainsi que les téléphones mobiles, ne sont apparus et ne se sont répandus en Occident qu’au cours des quinze dernières années. La rapidité avec laquelle ces moyens technologiques révolutionnaires sont devenus largement disponibles en Égypte et en Tunisie, mais aussi dans la plupart des autres pays en développement, est proprement stupéfiante. Elle est le fruit des noces de l’accélération technique et de la globalisation, qui change totalement le contexte social et politique global.
Ce qui se passe en Égypte et en Tunisie est la première vague d’un tsunami planétaire, qui pourrait balayer les ordres totalitaires à travers le monde, et dont les régimes en principe démocratique ne sont peut-être pas tout à fait à l’abri. Le désarroi des dirigeants des plus grandes puissances face à des soulèvements spontanés, médiés par l’Internet, témoigne de l’incapacité de ces dirigeants à comprendre l’impact de l’accélération technologique, créant les conditions d’une grande rupture universelle, sociale et culturelle.

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