Le coup de frein démographique mondial et l’effondrement de l’Europe, 1999

par Christian Marchal, président du groupe polytechnicien X-Démographie-Économie-Population,
Direction scientifique générale de l’Onera à Chatillon

Conférence à la maison des X, 12 rue de Poitiers, 75007 Paris
Voir page Internet de Christian Marchal

Depuis les années soixante, nous sommes habitués a l’idée de l’«explosion démographique mondiale». Les prévisions les plus pessimistes et les descriptions les plus apocalyptiques ont été prodiguées, parfois au-delà de toute raison, au point d’imprégner aujourd’hui la mentalité et l’inconscient d’une majorité de nos contemporains et de contribuer largement au pessimisme ambiant.

Cependant des signes de renversement de tendance ne tardèrent pas à apparaître en Occident. Ils se sont depuis considérablement amplifiés et ont gagné l’une après l’autre la plupart des régions du monde.

Aujourd’hui un coup de frein général de très grande ampleur est en cours, même s’il reste le plus souvent ignoré de l’opinion.

Quelques chiffres – En liaison avec les principaux instituts mondiaux de statistiques et de démographie, le «Population Reference Bureau» [1] publie régulièrement la «World Population Data Sheet». On peut y trouver quantité de renseignements de toutes sortes et y faire les comparaisons suivantes à dix ans d’intervalle:

Taux de natalité
(nombre de naissances dans l’année pour 1000 habitants)

1985
1995
Maroc
41
28
Algérie
45
30
Tunisie
33
25
Bangladesh
45
36
Inde
34
29
Pakistan
43
39
Chine
19
18
France
14
12
Allemagne
11
10
Russie
18
9
Afrique noire
47
44
Amérique latine
31
26
États-Unis
16
15

On peut constater une baisse générale de la natalité, particulièrement importante en Afrique du Nord et en Russie, mais faible en Afrique noire où le mouvement ne fait que démarrer.

Il faut souligner que d’une part cette baisse est tout à fait continue et se poursuit d’année en année et d’autre part un tel phénomène en temps de paix n’a encore jamais été observé dans l’histoire de l’humanité.

La transition démographique et la guerre des deux indices :

– L’expression «transition démographique» a été inventée pour tenter de caractériser les évolutions de la période moderne.

Autrefois l’espérance de vie était très faible, entre 25 et 35 ans, la natalité et la mortalité étaient toutes deux élevées et la population de chaque pays restait en moyenne stable mais avec des hauts et des bas importants selon les heurs et malheurs de l’époque.

Les progrès de l’hygiène et de la médecine modernes ont fait considérablement reculer la mortalité tandis que sur sa lancée la natalité restait élevée, d’où un accroissement plus ou moins énorme de population avant que la natalité ne baisse à son tour et que l’équilibre se rétablisse avec une espérance de vie de 60 à 80 ans.

Ce schéma théorique s’appliquait assez bien jusqu’ici. La France la première était entrée dans la transition démographique vers 1800 ; la natalité y baissait lentement depuis 5 enfants par femme jusqu’à 1,7 aujourd’hui. Les autres pays d’Europe la suivaient avec environ un siècle de retard, puis le reste du monde un pays après l’autre, le phénomène étant aujourd’hui quasi général et de plus en plus rapide.

On constate cependant que l’«équilibre final» prévu d’instinct par les optimistes risque fort de ne pas exister. La situation n’a en effet aucun parallèle avec l’équilibre ancien qui était dû à l’affrontement de deux forces opposées : la limitation des ressources et la pression démographique. Aujourd’hui, à un niveau plus élevé, la limitation des ressources existe toujours et, qui plus est, la proportion importante et croissante des personnes âgées exerce une double pression sur le niveau de vie des jeunes, par consommation directe et par retard d’héritage. Désormais, une majorité d’occidentaux héritent à un âge où ils ne sont plus en mesure d’avoir des enfants (sans doute faudra-t-il favoriser certaines transmissions directes des grands-parents aux petits-enfants). En face de cela la pression démographique tombe de plus en plus, il est devenu très facile de ne pas avoir d’enfant et déjà la moitié des femmes du tiers-monde utilisent des méthodes modernes de contraception.

Ce déséquilibre fondamental a mis longtemps à être reconnu.

C’est l’indice synthétique de fécondité qui le premier a sonné l’alarme. Ce «nombre moyen d’enfants par femme», construit à partir des taux de fécondité par âge de l’année étudiée est tombé au-dessous voire très en dessous de 2,1, le taux normal de remplacement, dans presque tous les pays développés y compris ceux disposant de beaucoup d’espace*. Le tableau suivant permet d’en avoir une idée :

Indice synthétique de fécondité dans quelques pays développés (nombre moyen d’enfants par femme)

1991
1997
France
1,8
1,7
Royaume-Uni
1,8
1,7
Allemagne
1,5
1,3
Italie
1,3
1,2
Espagne
1,3
1,2
Canada
1,7
1,6
Russie
1,9
1,3
Japon
1,5
1,5
Australie
1,8
1,8

Cependant les conclusions tirées de cet indice ont été longuement contestées. Certains démographes ont évoqué le phénomène des «retards de calendrier»: les jeunes femmes d’aujourd’hui feraient des études plus longues que celles de leurs mères et mettraient leurs enfants au monde plus tard qu’auparavant. Ceci expliquerait la déprime, à leur yeux temporaire, de l’indice synthétique de fécondité.

À l’appui de cette thèse le calcul d’un autre indice, celui des <<descendances finales»; lequel correspond à des questions comme: «combien d’enfants, en moyenne, auront les Françaises nées telle année ?».

Cet indice est plus longuement resté au-dessus de la limite 2,1 et c’est logique car ses estimations ont par nature 15 à 20 ans de retard sur celles de l’indice synthétique de fécondité. Mais il descend largement à son tour tandis que l’indice synthétique ne remonte toujours pas et continue même de descendre presque partout (exception notable mais temporaire : la Suède des années 1989-1995 retombée aujourd’hui à 1,6).

La figure 1 illustre bien la situation: la comparaison, pour la France métropolitaine, des taux de fécondité par age des années 1966 et 1993 montre certes une élévation de l’âge moyen de la maternité mais elle montre aussi une diminution générale de tous les taux même après l’âge de 35 ans.

Commentaires – Deux exemples – La situation actuelle comporte donc plusieurs éléments essentiels et entièrement nouveaux qui, par là même, rendent les prévisions plus difficiles.

A) La généralisation mondiale de méthodes efficaces de contraception. D’ores et déjà la moitié des femmes du tiers-monde les utilisent.

B) Des progrès très importants dans la lutte contre la mortalité infantile, progrès qui modifient les idées et les comportements : il n’est plus comme autrefois nécessaire d’avoir huit enfants pour être sûr d’en garder au moins deux.

C) Une augmentation sans précédent de l’espérance de vie avec la croissance correspondante de la proportion des personnes âgées et des charges qu’elles représentent.

D) On pourrait ajouter: la généralisation de systèmes efficaces de retraite.

Comme les trois précédents, mais pour des raisons différentes, ce dernier point va dans le sens d’une diminution de la fécondité: il n’est plus aussi nécessaire qu’autrefois de se constituer une descendance.

La situation comporte aussi de nombreux éléments dont on ignore l’influence et l’importance véritables. Ainsi :

A) La diminution de la fertilité masculine [2].

B) Le gonflement frauduleux des statistiques de certains pays où les subventions sont proportionnelles au nombre d’habitants. C’est ainsi qu’au recensement rigoureusement conduit de 1991 les Nigérians se sont retrouvés 88,5 millions alors qu’ils se croyaient au voisinage de 115 ou 120 millions [3].

C) L’élimination par avortement d’un nombre élevé de filles dans l’Ouest de l’Inde, le Sud de la Chine, la Thaïlande, Taiwan. Cela conduit certaines années à des «taux de masculinité» de 130 ou même 140 naissances de garçons pour 100 filles, au lieu des 105 ou 106 habituels. Que deviendront ces pays dans 15 ou 20 ans quand une grande proportion des jeunes gens y seront contraints au célibat ?

Tous ces éléments vont apparemment dans le sens du coup de frein démographique mondial. Cependant cela est moins évident pour d’autres éléments comme par exemple l’épidémie de sida qui certes tue beaucoup de malades mais aussi ralentit le développement de l’Afrique noire et donc son évolution dans la transition démographique. Néanmoins, il est hors de doute que nous allons tout droit à un coup de frein mondial massif. Les deux exemples suivants, parfaitement caractéristiques, en sont une illustration.

* Notons tout de même quelques rares pays développés réussissant à rester à 5 ou 10% sous le niveau de remplacement : Irlande, Islande, Norvège, Nouvelle-Zélande, ÉtatsUnis, et un nettement au-dessus: Israël (sans doute à cause de l’insécurité de sa situation).

1) La pyramide des âges de l’Allemagne au 31 décembre 1994 (figure 2). Reconnaissons que le mot «toupie» conviendrait mieux, d’autant plus que la base a continué à se rétrécir en 1995 (les résultats de 1996 sont encore provisoires). On notera l’abondance des commentaires pour la moindre circonvolution de la moitié haute («morts des deux guerres mondiales», «déficit des naissances pendant la crise économique, autour de 1932», etc.) et leur absence pour l’énorme trou d’en bas. Traumatisés par les abus de la démographie faits par les régimes précédents, en particulier le régime nazi, les Allemands sont passés d’un excès dans l’excès opposé, il leur paraît «politiquement incorrect» de commenter le terrible déséquilibre jeunes-vieux que leur nation se prépare, prélude à un effondrement brutal.

Pour la pyramide de la France, voir le site de l’INED (NDLR)

À un degré moindre, la plupart des autres nations d’Europe sont dans une situation analogue. En France métropolitaine le nombre des «moins de vingt ans» diminue de près de cent mille par an.

2) Les prévisions du «Population Reference Bureau» pour l’an 2025. Le désarroi des instituts les mieux équipés et les mieux informés du monde peut se mesurer dans ces révisions successives du calcul de la population mondiale en 2025.

La population mondiale en 2025 évaluée (en millions)
par le Population Reference Bureau

date évaluation
1991
1992
1993
1994
1995
1996
1997
Population
8645
8545
8425
8378
8312
8193
8306

Une baisse de 600 millions sur un intervalle de six ans… Voilà qui en dit long sur le coup de frein démographique en cours et surtout sur celui qui se prépare !

Conclusions – Effrayés par l’explosion démographirque mondiale des années cinquante et soixante, les démographes ont multiplié les cris d’alarme avec le sentiment écrasant d’être seuls face à des milliards d’êtres humains qui ne les écoutaient pas.

On peut au contraire dire aujourd’hui qu’ils ont trop bien réussi. Certes cela peut sembler paradoxal quand l’accroissement démographique mondial dépasse encore 80 millions par an, mais, depuis dix ans déjà, le nombre annuel de naissances ne progresse plus et régresse lentement malgré un nombre de jeunes femmes encore en augmentation.

C’est l’allongement de la vie qui est désormais le principal facteur, évidemment temporaire, de la croissance du nombre des êtres humains et la proportion des personnes âgées est presque partout en augmentation tandis que l’effectif des «moins de vingt ans» diminue dans quasiment toutes les nations développées et aussi déjà dans beaucoup d’autres nations.

Il y a certes bien des différences d’une nation à l’autre mais les ressemblances l’emportent à un décalage près dans le temps, décalage qui à tendance à diminuer de plus en plus.

Pendant longtemps on a pu croire que ce phénomène actuel dit de la «transition démographique» tendrait naturellement vers un équilibre final et que donc le seul vrai problème était de maîtriser les accroissements énormes de population de la phase intermédiaire. Mais il n’en est rien et aucun mécanisme naturel n’empêche l’effondrement démographique dans un monde où il est devenu très facile de ne pas avoir d’enfant alors qu’il est toujours presque aussi difficile qu’autrefois d’en avoir.

L’ampleur et l’inertie énorme de ces phénomènes démographiques nous font une obligation de les étudier le plus longtemps à l’avance possible afin de nous y adapter et, si nécessaire, faire ce qu’il faut pour les corriger à temps. Sinon nous risquons de voir bientôt des continents entiers, l’Europe, la Russie, la Chine, submergés par la grande proportion et la charge de leurs personnes âgées. Les conditions de vie des jeunes y deviendraient si difficiles et leurs impôts si écrasants que beaucoup se verraient contraints de ne pas avoir d’enfant ou même choisiraient d’aller s’établir sous des cieux plus cléments ce qui, dans un cas comme dans l’autre, ne ferait bien sûr que précipiter le déséquilibre… avant que ce déséquilibre jeunes-vieux ne gagne la planète entière, prélude à un effondrement général.

Entre l’explosion et l’effondrement la voie est étroite mais l’équilibre démographique de toutes les nations est très certainement l’une des conditions nécessaires de la paix, il mérite d’être étudié et recherché avec les plus grands efforts et par la politique démographique volontariste la mieux appropriée.

Références:

1. Population Reference Bureau, 1875 Connecticut Avenue NW, Suite 520, Washington DC, 20009-5728, États-Unis.

2. JÉGOU B., Les hommes deviennent-ils moins fertiles?, LaRecherche, 1996, 288, 60-65.

3. OMOLUABI E., LÉVY M.L., Le recensement du Nigeria, Population et Sociétés (mensuel édité par l’Institut national d’études démographiques, Paris 1992, 272, 1-3. le tableau.Population et Sociétés*, 1985, n°193 ; 1995 n°304. 2e tableau. Population et Sociétés*, 1991, n° 259 ; 1997 n°326. 3é tableau. Population et Sociétés*, 1996, n°317 ; 1997 n°326. Figure 1. Population et Sociétés*, 1996, n°316.

Figure 2. SIBA Statistisches Jahrbuch, Statistisches Bundesamt 96-1-0178,1996.

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