Tous les articles par Thierry Gaudin


La collection 2100, éditions Ovadia

Terre 2100, Imaginer un futur idéal, par Danièle Bretelle Desmazières, 2009

Mesurez vous, de la métrologie à l’autonomie, par Marie Ange Cotteret, 2008

Sur quelle planète vont grandir mes enfants ?, Ecologie, clef du futur, par Jean Guillaume Péladan, 2009

Préliminaires à une prospective des religions, par Thierry Gaudin, 2006

Pensée, modes d’emploi, par Thierry Gaudin, 2008

La Vie, une épopée de 4 milliards d’années, par Jean Fourtaux, 2010


La chimie organique sans pétrole : Le défi de Roquette Frères

Titre: La chimie organique sans pétrole : Le défi de Roquette Frères
Lieu: ISEP
Description : La société Roquette Frères, à l’origine une fabrique d’amidon pour l’industrie textile, emploie aujourd’hui 6 000 personnes pour un chiffre d’affaires de 2,5 milliards d’euros; elle est présente dans une centaine de pays. À partir de la pomme de terre, du blé, du maïs ou des pois, Roquette produit des polymères de glucose qui peuvent être utilisés aussi bien dans la nutrition-santé que dans la chimie végétale.
Avec l’épuisement des ressources fossiles, d’immenses perspectives sont ouvertes à la chimie organique à base biomasse, qui va peu à peu se substituer à la pétrochimie. Tout l’enjeu est de bien cibler les molécules susceptibles de “basculer” les premières, en tenant compte des dimensions techniques, fonctionnelles et économiques.
Mais Marc Roquette voit déjà plus loin : en 2100, et à condition que l’énergie soit devenue abondante et peu chère, comme semble le promettre le nucléaire de fusion, ce sont peut-être les micro-algues qui produiront une grande partie de nos plastiques… voire du contenu de nos assiettes.

par Marc ROQUETTE
Président de la société Roquette Frères

Heure début: 17:30
Date: 2010-11-17


2100, vingt ans après

2100, récit du prochain siècleTitre: 2100, vingt ans après
Lieu: ISEP
Description: L’ouvrage 2100, récit du prochain siècle (Payot) a été publié fin 1990. Thierry Gaudin, qui l’a coordonné, fait le point : quelles sont les anticipations qui se sont réalisées, quelles sont celles qui ont été démenties par les faits ? Est-ce que ce texte porte encore des prospectives valables pour le 21e siècle ?

Alors que l’on admet généralement que l’avenir est imprévisible, il est particulièrement intéressant de se demander s’il l’est vraiment, en comparant ce qui avait été anticipé à ce qui s’est réalisé.
Date: 2010-10-13

Le diaporama de la conférence sur Slideshare

Les photos de la conférence sur Flickr (clichés Patricia Loué)


Quelques questions sur la valorisation énergétique de la biomasse, par Hervé Bichat

Quelques images de la conférence :

Titre: Quelques questions sur la valorisation énergétique de la biomasse
Lieu: ISEP
Conférence n°122

par Henry, Hervé BICHAT
Ingénieur Général Honoraire du GREF
Président du Club « Jardin Planétaire » de Prospective 2100

Télécharger le diaporama de cette conférence

L’association « Prospective 2100 » a organisé depuis 2008 un atelier inter-clubs dénommé « Énergies 2100 », animé par le professeur Jean-Louis Bobin, dont l’objectif est de conduire un exercice de prospective sur les bouquets énergétiques au cours du 21e siècle. Dans ce cadre, le Club « Jardin Planétaire » a organisé un groupe de travail sur la valorisation énergétique de la biomasse, composé des principaux acteurs français du domaine, car cette question est particulièrement complexe.
Il n’est pas encore possible de présenter les conclusions de cette réflexion qui devrait s’achever d’ici la fin de l’année. Du moins peut-on d’ores et déjà faire le point sur quelques questions que pose la valorisation énergétique de la biomasse :
• Sa place dans l’histoire de l’Humanité
• La compétition entre les différents usages de la biomasse provenant aussi bien de l’agriculture que des ressources forestières
• Quelles conséquences pour l’aménagement de la Planète ?
• L’état et le devenir des technologies mises en œuvre pour produire de l’énergie à partir de la biomasse, aujourd’hui, demain (2050), après demain (2100)
• Comment pourrait se présenter l’optimisation de la valorisation de la biomasse au-delà de 2050 pour satisfaire les différents besoins essentiels de l’Humanité
Ce ne sont que quelques unes des questions liées à la valorisation énergétique de la biomasse. Elles seront bien entendu complétées par les questions posées par les participants à cette conférence, ce qui permettra de mieux comprendre ce que sera le Jardin Planétaire du futur

Mercredi 20 octobre 2010 à 17 h 30 à l’ISEP.
Heure début: 17:30
Date: 2010-10-20


Club Science et Métrologie du quotidien

Animatrice : Marie-Ange Cotteret

Chacun doit pouvoir évaluer, dans la vie quotidienne, l’état de sa santé et de son environnement. La métrologie vient aider la connaissance de soi et de la Nature, en lui fournissant des repères et des moyens de vérification. Il faut les instruments adéquats et portables pour mesurer la qualité de l’eau, de l’air, des aliments, l’état de son corps (auto-analyses), celle aussi des plantes et des animaux. De la sorte, la responsabilité de la vie sera répartie entre tous, chacun étant le gardien de son jardin et de lui-même. A plus grande échelle, il faut des réseaux mondiaux d’analyse, d’essais et de métrologie industrielle, de télé-surveillance de l’environnement par satellite, dont les résultats soient accessibles à tous. Il faut aussi établir un droit de chacun à l’information sur ce qu’il mange, ce qu’il respire, et tous les produits qu’on lui vend, et aussi à l’information sur l’information.

voir notamment le site de l’association Métrodiff


Écrits sur l’espace, par André Lebeau, 1996

André Lebeau
André Lebeau

Préambule

Ce fascicule regroupe des textes sur l’espace qui ont été écrits – et pour la plupart publiés – au cours des années durant lesquelles s’est constituée la capacité spatiale de la France et de l’Europe. Le plus ancien date de 1966 et les plus récents de 1996.

Ils ont été regroupés autour de six grands thèmes: politique spatiale, recherche scientifique, applications civiles, lanceurs, espace militaire, perspectives, en fonction de leur contenu et sans que cette classification, introduite a posteriori, ait rien de rigoureux.

A l’intérieur de chaque thème, ils sont présentés dans un ordre allant généralement des plus récents aux plus anciens. L’époque couverte va des premiers balbutiements de la technique spatiale en Europe, avec un retard d’une dizaine d’années sur les Etats-Unis, jusqu’à aujourd’hui où l’Europe est devenue une puissance spatiale autonome qui dans certains domaines: lancements commerciaux, commercialisation des images de la Terre, occupe le premier rang mondial et qui maîtrise toute la gamme des applications de l’espace. Cet espace de temps embrasse plus des trois quarts de la durée qui nous sépare de l’apparition, en 1957, du premier véhicule spatial. Il faut donc, lorsque l’on lit certains de ces textes, faire l’effort de les replacer dans un contexte historique en évolution rapide. Les repères chronologiques placés en pages 5 et 6 faciliteront cette tâche au lecteur.

André Lebeau.

Sommaire

Repères chronologiques

  1. Politique spatiale

Réflexions sur la politique spatiale française(1994)

La convention de l’ESA à l’épreuve du temps(1994)

Anatomie sommaire d’un succès(1985)

Faut-il choisir l’espace(1966)

  1. Recherche scientifique

Programme et recherche scientifique(1996)

  1. Applications civiles

L’observation spatiale de la Terre (1993)

Satellites pour la prévision du temps et du climat (1991)

Connaissance et gestion de la planète: “Pour un système permanent d’observation de la Terre”(1994)

The development of satellite communications and its socio-economic implications (1982)

La microgravité et l’avenir des programmes spatiaux

français et européens (1986)

  1. Applications militaires

Réflexions sur l’espace militaire (1996)

Espace civil et espace militaire (1996)

Programme militaire (1985)

  1. Lanceurs

La naissance d’Ariane (1995)

Ariane et les autres (1986)

  1. Perspectives

L’espace est-il l’avenir de l’homme (1994)

En manière d’épilogue (1993)

Horizons et stratégies de la technique spatiale (1986)

Plaidoyer pour l’espace (1973)

Repères chronologiques

4 Octobre 1957 Lancement du premier satellite artificiel, Spoutnik 1, par l’Union soviétique.

31 Janvier 1958 Lancement du premier satellite des États-Unis: Explorer 1.

1959 Premier impact sur la Lune, Luna 2, et premières images de la face cachée de la Lune, Luna 3.

1er Avril 1960 Lancement du premier satellite météorologique, TIROS 1.

12 Avril 1961 Premier vol habité soviétique, Gagarine sur Vostok.

19 Décembre 1961 Création du Centre National d’Études Spatiales.

20 Février 1962 Premier vol habité américain, John Glenn sur Mercury.

29 Mars 1962 Signature de la Convention ELDO.

14 Juin 1962 Signature de la Convention ESRO.

10 Juillet 1962 Lancement du premier satellite de télécommunications: Telstar.

26 Juillet 1963 Lancement du premier satellite géostationnaire de télécommunications: Syncom 2.

1963 Premier vol de Gemini.

20 Août 1964 Création d’Intelsat.

26 Novembre 1965 Premier lancement de Diamant A porteuse de la capsule technologique A1 depuis le centre de lancement d’Hammaguir.

1966 Premiers atterrissages en douceur sur la Lune, soviétique, Luna 9, et américain, Surveyor 1.

16-24 Juillet 1969 Apollo 11: l’homme se pose sur la Lune.

1970 Premier lancement japonais: Lambda -4S.

1970 Premier lancement chinois: Longue Marche 1.

1970 Premier lancement de Diamant B de Kourou.

1971 Lancement de la première station spatiale, Saliout 1.

7-19 Décembre 1972 Apollo 17, fin des vols lunaires.

1972 Lancement du premier satellite de télédétection, Landsat 1.

1973 Lancement de la station spatiale Skylab.

1974 Lancement du premier satellite météorologique géostationnaire: SMS 1.

19 Décembre 1974 Lancement du satellite géostationnaire de télécommunication franco-allemand: Symphonie 1.

30 Mai 1975 Création de l’Agence Spatiale Européenne.

3 Septembre 1976 Signature de la Convention Inmarsat.

1976 Atterrissage des sondes Viking sur Mars.

23 Novembre 1977 Lancement du premier satellite météorologique géostationnaire européen: Météosat 1.

24 Décembre 1979 Premier lancement d’Ariane.

12 Avril 1981 Premier vol orbital de la Navette spatiale.

28 Janvier 1986 Explosion de la navette Challenger, fin des vols commerciaux de la Navette spatiale.

20 Février 1986 Lancement de la station spatiale Mir.

22 Février 1986 Lancement de SPOT 1, premier satellite de télédétection français.

1995 Lancement du premier satellite d’observation militaire français: Hélios 1.

1996 Échec du premier lancement d’Ariane 5.

  1. Politique spatiale.

Cette section regroupe des textes qui concernent la politique spatiale de la France et de l’Europe.

Le premier est une réflexion générale sur la politique spatiale de la France qui a été publiée dans la revue Aéronautique et Astronautique en 1994. Il demeure parfaitement d’actualité.

Le second texte est une intervention au colloque organisé en 1995 par l’Agence Spatiale Européenne à l’occasion du vingtième anniversaire de la signature de sa convention constitutive. Il présente une réflexion sur les forces et les faiblesses de cette convention telles qu’elles se sont révélées à l’épreuve du temps. Il a été publié dans les actes de ce colloque.

Le troisième texte est un extrait d’un rapport intitulé Eléments d’une stratégie française dans le domaine spatial, préparé à la demande du Ministre de la recherche et de la technologie et publié dans la collection CPE Etude en Mai 1985. Dans l’extrait présenté, on établit un bilan sommaire des acquis et des méthodes de la politique spatiale française en 1985.

Le dernier texte est inédit dans la forme où il apparaît ici ; il s’agit d’un projet d’introduction à une sorte de livre blanc qui fut préparé par le CNES en 1966 à l’intention du gouvernement .

Réflexions sur la politique spatiale française.

( André Lebeau, Rélexions sur la politique spatiale française, Aéronautique et Astronautique, 4 , 7-15 , 1994 )

Espace, ce terme ambigu désigne tantôt, comme dans “conquête de l’espace”, le milieu spatial, tantôt la technique qui permet d’investir ce milieu à des fins très diverses. L’ambiguïté du terme n’est pas neutre; elle ne se rencontre nulle part ailleurs; on n’englobe pas pêle-mêle, sous le vocable océan, l’océanographie, la navigation maritime, et les câbles sous marins. Sans doute traduit-elle le fait que le temps a manqué pour que les concepts se décantent mais il reste que l’ambiguïté sémantique recouvre une dangereuse confusion.

C’est à la seconde acception que nous nous intéressons ici, à la technique spatiale et plus précisément à l’expression d’une volonté de l’État à l’endroit de cette technique, c’est-à-dire à la politique spatiale.

Quid, cur, quomodo, quibus auxiliis .

La politique spatiale, expression d’une volonté de l’État, s’exprime par des objectifs; elle s’accomplit par la mise en œuvre de moyens financiers et institutionnels. Dans nombre de techniques, l’État n’intervient pas directement, sauf à exercer un rôle de régulateur au titre de ses prérogatives régaliennes. Une question préalable s’impose donc: pourquoi faut-il que l’État intervienne dans le développement de la technique spatiale? quelle est la rationalité de son intervention? Il existe a priori deux sortes de raisons à une telle démarche et elles sont l’une et l’autre présentes dans le cas de l’espace.

La première est que, dans l’exercice des ses attributions naturelles: défense, sécurité des biens et des personnes, enrichissement des connaissances fondamentales, l’État use de cette technique. Dans cette fonction d’utilisateur, souvent important, parfois unique il exerce vis-à-vis de l’industrie le rôle dévolu au marché dans le cas le plus général. Naturellement, l’étendue et la nature des services qu’il incombe à l’État de fournir ne sont pas des données intangibles mais ces services ne sauraient se réduire à rien et l’ultralibéralisme le plus extrême n’a pas encore proposé de privatiser la défense nationale.

Le second motif d’une intervention étatique est qu’une technique soit considérée comme porteuse d’enjeux majeurs, mais à échéance trop lointaine pour que les forces du marché permettent de les atteindre. Il s’agit alors de porter une action de développement jusqu’au moment où soit le marché, soit l’État mais dans son rôle d’utilisateur prendront le relais. C’est là ce qu’on pourrait appeler le mécénat étatique.

L’analyse la plus élémentaire montre que, par l’étendue des possibilités qu’elle ouvre dans les domaines d’action de l’État comme par le coût et la durée des développements préalables qu’elle exige, la technique spatiale exige l’intervention de l’Etat-mécène préparant son intervention comme client.

Après le pourquoi, vient le comment. La réponse sur le plan des principes tient en peu mots : par la définition d’objectifs et la mise en œuvre de moyens cohérents avec ces objectifs.

Nous ferons l’hypothèse – elle n’est pas universellement acceptée – que l’action de l’État doit être gouvernée, dans ce domaine comme ailleurs, par une rationalité socio-économique. Soulignons que cette rationalité n’exclut pas la “part de rêve” mais elle contraint à mesurer ce qui relève de cette “part de rêve” car l’État opère avec l’argent de ceux dont il nourrit les rêves. C’est dire que, pour l’essentiel, les objectifs doivent traduire sa vocation à relayer les forces du marché vers des horizons temporels trop lointains pour elles, ou à préparer les outils du service étatique de demain.

Or deux éléments interviennent pour brouiller cette vision.

D’abord la confusion entre la technique spatiale et la “conquête de l’espace” au sens d’une appropriation progressive du milieu spatial par l’homme à travers les étapes classiques: exploration, occupation, peuplement. Cette “conquête de l’espace” n’est que l’une des entreprises, certes la plus incertaine, au service de laquelle on puisse mettre la technique spatiale. Faut-il s’engager dans cette voie? rien n’est moins sûr et le cheminement, les objectifs comme les limites de cette démarche demeurent imprécis. En revanche, son caractère d’aventure humaine, fût-elle onirique, lui assure le relais des médias et lui permet par là-même de capter l’audience du pouvoir politique.

En outre ce pouvoir médiatique de la conquête de l’espace a été, dans un passé récent, mis au service de l’affrontement politique Est-Ouest. Le programme Apollo, la conquête de la Lune ont dominé une gesticulation planétaire dont l’objet unique était d’affirmer la supériorité des Etats-Unis sur l’Union soviétique. Il en est resté le sentiment diffus qu’une grande puissance, sauf à accepter son déclin, ne saurait se dispenser de participer à cette entreprise, sentiment conforté par l’image de perfection qui s’attache à la technique spatiale.

Pourtant, l’examen le plus élémentaire montre que la technique spatiale s’articule d’abord avec des besoins terrestres, y compris naturellement le besoin de comprendre et de connaître l’univers ; elle se déploie d’ailleurs, pour l’essentiel, dans l’espace proche, dans l’espace circumterrestre, et c’est là qu’à horizon prévisible se situent les enjeux.

La distinction entre une technique à usages multiples, la technique spatiale, et une entreprise, la “conquête de l’espace”, qui, si elle se développe un jour, exploitera cette technique, est le préalable indispensable de toute réflexion sur la politique spatiale; la technique spatiale est l’objet de la politique spatiale, la “conquête de l’espace”, c’est-à-dire l’extension à l’espace de l’activité humaine, ou telle étape de cette conquête spatiale, peut être – ou ne pas être – un objectif de cette politique.

Formuler une politique spatiale c’est aussi, pour le pouvoir politique, assurer la disponibilité de moyens financiers et institutionnels cohérents avec les objectifs qu’il s’est assignés. Au stade final de la formulation, ces objectifs sont traduits sous la forme de projets assemblés dans un programme mais la logique de la démarche va des objectifs au programme et non en sens inverse. La rationalisation a posteriori d’une somme de projets est un exercice qui n’admet pas en général de solution.

La mise en œuvre d’une politique spatiale repose sur des outils institutionnels. Il s’agit pour l’essentiel de l’industrie, d’agences spécialisées qui expriment le rôle de l’Etat-mécène et d’entités utilisatrices qui expriment les besoins de l’Etat-client. Naturellement ce schéma institutionnel est simplifié à l’excès mais, complété par le marché qui s’articule à l’industrie et qui détermine certains objectifs, il suffit pour comprendre les interactions qui ne manquent pas de s’établir entre la définition de la politique spatiale et les outils institutionnels chargés de sa mise en œuvre. Car il va de soi que ces outils ne sont pas de simples exécutants d’une volonté supérieure. Ils exercent très fortement la fonction de proposition ; rien ne serait plus naïf que d’imaginer la politique spatiale définie au niveau gouvernemental et descendant comme une vérité révélée vers les outils d’exécution. En fait, elle résulte d’un dialogue entre le niveau gouvernemental et le niveau de mise en œuvre, dialogue d’autant plus indispensable que ce n’est qu’au niveau de mise en œuvre qu’existe la connaissance approfondie de la réalité technique qui est le fondement indispensable de toute politique saine. Il reste que l’intervention, pourtant indispensable, des organes d’exécution dans l’élaboration de la politique spatiale comporte des risques de perversion. Ils tiennent à ce que ces entités ont leur propres impératifs et qu’elles sont inévitablement tentées de mettre leur pouvoir de pression ou de persuasion au service de ces impératifs.

S’agissant de l’industrie, son idéal à moyen ou long terme est naturellement d’atteindre un stade où elle interagit de façon compétitive avec le marché et où sa dépendance à l’endroit de l’État se trouve réduite. Mais, à court terme, son impératif est la continuité de son plan de charge, et particulièrement de celui de ses bureaux d’étude dont la qualification est fragile. Cet impératif est respectable mais il peut l’amener à soutenir, avec tous les moyens de pression dont elle dispose, des programmes dont le seul mérite est d’y pourvoir.

S’agissant des agences de développement, elles sont naturellement portées, c’est le propre de toute institution humaine, à pérenniser leur rôle. Or, la maturité croissante de la capacité industrielle, son articulation directe avec le marché ou avec l’Etat-client tend spontanément à remettre en question leur nécessité, suscitant de leur part des réactions de défense : fuite en avant dans une sophistication technologique qui excède de la demande, recherche de programmes dotés d’une forte image médiatique destinés à leur apporter la protection de l’opinion publique.

Sans entrer dans une analyse plus approfondie, disons que les composantes perverses de ce jeu d’acteurs sont susceptibles de faire dériver la politique spatiale jusqu’à l’engager dans des impasses. C’est d’elles que résulte, pour une part, l’état de crise qui s’observe aujourd’hui.

L’évolution de la politique spatiale française

A l’origine de l’effort spatial français, au début des années 60, les enjeux n’étaient pas clairement identifiés. Le sentiment prévalait qu’il était indispensable d’être présent dans un secteur duquel, pour des raisons perçues vaguement, un pays développé ne pourrait se permettre d’être absent.

Mais l’effort français ne s’est développé fortement qu’à partir du moment où, vers la fin des années 60, un ensemble d’objectifs concrets a pu lui être fixé. Pendant une quinzaine d’années, jusqu’au début des années 80, la politique spatiale française a été très clairement et très explicitement définie et l’essentiel de l’effort s’est concentré sur les objectifs qu’elle s’assignait. Ils comportaient deux éléments essentiels :

– maîtriser les utilisations de l’espace aux différents domaines de pertinences,

– se doter d’un moyen d’accès autonome à l’espace.

Le premier élément englobe non seulement ce qu’il est convenu d’appeler les applications de l’espace mais aussi la recherche scientifique pure. Les technologies de base sur lesquelles on s’appuie ne sont d’ailleurs pas fondamentalement différentes et en outre, dans tout ce qui concerne la connaissance et la gestion de la terre, la frontière entre ces deux domaines est floue.

Le second objectif s’inscrit dans un contexte historique où les États-Unis détenaient un monopole de fait des moyens de lancement et l’exerçaient pour peser vigoureusement sur la politique des autres nations occidentales. Le projet Ariane a été conçu pour rompre cette dépendance, à telle enseigne qu’il a pu être considéré par certains, quelle que soit l’absurdité d’une telle conception, comme un lanceur de dissuasion.

Il n’est pas nécessaire de s’étendre sur la “success story” que fut la mise en œuvre de cette politique dont les fruits s’appellent Ariane, Météosat, ECS, MARECS, Argos, Spot… Il est plus utile d’en éclairer certains aspects moins visibles.

S’agissant d’abord des moyens utilisés pour sa mise en œuvre, la dimension européenne a été dès l’origine jugée indispensable, tant pour supporter le poids des développements que pour organiser l’exploitation des acquis. Il a donc fallu s’appuyer sur les structures européennes existantes, non sans les réformer énergiquement et à deux reprises. En 1971 la France a du dénoncer la convention de l’ESRO pour obtenir que cette organisation, jusque là purement scientifique, étende son activité aux programmes d’application. De 1973 à 1975, la crise de l’ELDO a été l’occasion de fusionner en une organisation unique – l’ESA – les programmes de lanceurs et de satellites et d’imposer le programme Ariane à la nouvelle agence. Ces exemples historiques sont utiles à méditer pour ceux qui seraient tentés de craindre que la fragilité des structures européennes n’interdise toute réforme importante. L’Europe spatiale a parfaitement survécu aux réformes qui lui ont été imposées et la cohérence de ces réformes a fait que, pour un temps au moins, elle ne s’en n’est que mieux portée. Il est vrai que le maintien de la cohésion européenne a contraint la France a composer avec une ligne politique pure et dure. Le principal sacrifice à cet égard fut le programme Spacelab, très marqué du suivisme allemand à l’endroit de la politique spatiale américaine, mais dont l’acceptation était indispensable au maintien d’une forte solidarité franco-allemande.

Un second aspect intéressant de cette politique spatiale est le paradoxe de sa relation avec le domaine militaire, paradoxe en cela que, si elle repose sur un fondement technologique développé par les Armées, les objectifs proprement militaires en sont absents.Le développement du premier lanceur, le Diamant, s’est greffé, moyennant un effort marginal, sur le développement des engins balistiques de la force nucléaire stratégique, mais surtout le projet Ariane n’eut pas été possible si, depuis les origines du programme spatial, les militaires n’avaient développé patiemment et à petit bruit, sur leurs fonds propres, la technologie de propulsion cryogénique. En regard du rôle essentiel qu’elles ont joué dans les fondements du programme spatial, on observe un retard évident des Armées à utiliser pour leurs fins propres, les progrès dans l’état de l’art généré par le programme civil. Le décalage est évident si l’on compare ce qui s’est passé en France avec le développement parallèle des programmes civils et militaires aux États-Unis. On peut rechercher à ce décalage deux sortes de causes, des causes institutionnelles d’abord qui n’ont qu’un intérêt circonstanciel et que nous n’analyserons pas, une disparité de besoin ensuite entre une nation de taille moyenne dont l’objectif militaire essentiel était une sanctuarisation du territoire national et une superpuissance confrontée à des problèmes d’équilibre avec une autre superpuissance et de projections de ses forces à l’échelle mondiale.

Dérives récentes et incertitudes actuelles.

Vers le début des années 80, cette politique fortement singularisée et adaptée à un État de dimension moyenne a connu une dérive progressive engendrée par l’attraction des programmes de vols habités. Les origines de cette dérive sont multiples.

Il y avait d’abord la préoccupation légitime des effets que pourraient avoir des progrès décisifs dans les techniques de transport spatial et d’intervention en orbite, la crainte qu’une mutation dans les moyens d’accès à l’espace ne rendent caduc l’ensemble des techniques maîtrisées en Europe. Le CNES avait su, dix ans plus tôt, discerner que la navette spatiale ne serait pas, contrairement aux affirmations péremptoires de la NASA, un lanceur commercial compétitif. Mais de là à extrapoler cette conclusion à l’incidence de l’ensemble des programmes habités sur les applications de l’espace, il y avait un pas difficile à franchir. On voit aujourd’hui que le danger n’était pas pressant mais l’évidence rétrospective est facile et d’ailleurs, dans le long terme, une interrogation subsiste sur laquelle nous aurons à revenir. Il y avait aussi, présent chez certains, le sentiment que l’Europe ne pouvait, sans ternir son image et ravaler son ambition, se tenir à l’écart d’une aventure dans laquelle étaient engagées les grandes puissances et qu’il appartenait à la France d’être le moteur de cette nouvelle démarche. Il y avait tout naturellement en contrepoint de cette attitude française la volonté de l’Allemagne de demeurer solidement associée au programme américain de station spatiale. Il y avait enfin, de la part des agences spatiales, le désir de s’engager dans un programme qui assurerait brillamment et durablement leur avenir. Tout cela ne fait pas une politique cohérente mais tout cela se transcrit aisément en projets et mobilise un soutien politique et médiatique. On mobilise aussi facilement l’industrie qui, moyennant que le pouvoir politique cautionne les objectifs, voit là un exercice propre à assurer pour un temps son plan de charge et à développer sa capacité technologique. L’ambition française s’est donc investie dans un projet Hermès qui présentait le triple caractère d’être intelligemment conçu, indivisible et dramatiquement sous-évalué.

La faute stratégique n’a certainement pas été d’explorer cette voie ; elle a été de ne pas reconnaître à temps qu’on s’était engagé dans une impasse. Un démonstrateur technologique greffé sur un lanceur construit à d’autres fins, Ariane 5, était sans doute envisageable si l’on en était resté aux estimations initiales voisines de l0 MdF. Lorsqu’on a atteint 50 MdF pour un projet incomplet, l’aberration était flagrante et elle a fini par forcer à l’abandon du projet. Mais entre-temps la France, totalement mobilisée par son vain effort pour faire accepter Hermès, avait perdu la plus grande partie d’une influence jusque-là dominante sur le reste des programmes européens.

Il se trouve en outre que certains de ces programmes ont subi une influence pernicieuse émanant, elle aussi, outre-Atlantique et des programmes de vols habités. L’idée d’assurer l’observation de la terre par de grandes plates-formes assemblées et desservies par des astronautes a connu une brusque faveur à la NASA. Sur les origines de cette faveur on peut naturellement gloser: rationalisation a posteriori des programmes de vols habités, projet spectaculaire de nature à rehausser l’image de l’agence, peu importe. Il reste que la démarche n’est pas intrinsèquement absurde mais qu’elle suppose, pour être techniquement – et plus encore économiquement – viable, un système de transport spatial qui n’est pas disponible et qui ne le sera pas, s’il l’est un jour, avant très longtemps. Il a donc fallu abandonner ce concept prématuré mais il en est resté quelque chose dans la conception des programmes. L’impossibilité d’intervenir sur un satellite en orbite introduit une limite pratique sur sa complexité et impose l’homogénéité de sa charge utile. Il faut en effet être en mesure de décider de son remplacement lorsqu’il a atteint un certain niveau de dégradation et c’est particulièrement vrai des satellites qui fournissent un service dont la continuité doit être assurée, un service opérationnel. Ces contraintes, propres à la maintenance par remplacement, s’effacent lorsqu’on dispose d’une maintenance orbitale ; il est dès lors permis d’envisager des plates-formes lourdes porteuses d’une charge utile complexe et hétérogène. C’est dans cette voie que s’est engagé le programme EOS de la NASA destiné en principe à répondre à l’ensemble des besoins d’observation qu’appelle la gestion de la planète. Lorsqu’il est apparu que la maintenance orbitale était, sauf pour quelques cas particuliers, une rêve lointain, cette tendance au gigantisme n’a pas été pour autant immédiatement corrigée. Il a fallu une montée des critiques, venues notamment de la communauté scientifique, pour que la NASA entreprenne de réviser sa doctrine. Entre temps le programme européen, frappé de mimétisme, s’était engagé dans la même voie ; cette dérive a conduit au projet ENVISAT qui, avec ses … tonnes, présente deux défauts, l’un grave, l’autre rédhibitoire. En tant que satellite expérimental destiné à explorer de nouvelles techniques d’observation il offre une solution lourde et rigide à un problème que des satellites de taille modeste, mis en orbite beaucoup plus rapidement, auraient permis de traiter plus efficacement ; mais surtout il ne peut en aucune manière constituer la préfiguration d’une série opérationnelle destinée à fournir un service permanent. Sa complexité et son coût l’écartent de cette fonction de précurseur d’une série. Au total, cette vulnérabilité au mimétisme aura coûté à l’Europe le développement d’une plate-forme lourde dont elle n’avait nul besoin et dont elle n’a pas l’usage.

Dans le même temps, et parce qu’on ne peut tout faire à la fois, on a largement négligé le potentiel des satellites petits et moyens, qu’ils soient expérimentaux ou opérationnels. On assiste aujourd’hui à un retour du balancier ; encore faut-il ne pas tomber d’un excès dans l’autre et aborder ce problème de la taille optimale des projets satellitaires sur des bases quasi idéologiques. Deux règles de bons sens suffisent au fond à y pourvoir et l’observation de ce qui se passe dans le secteur des télécommunications, où le pouvoir des utilisateurs s’exerce plus directement, permet de les voir à l’œuvre : d’une part ce sont les contraintes de la mission et de l’état de l’art qui doivent déterminer la taille optimale d’un véhicule et d’autre part, il n’est pas nécessaire de développer de nouveau ce dont on dispose déjà.

Les aspects circonstanciels de la crise des agences de développement ne doivent pas occulter ses origines profondes. On l’observe partout dans le monde occidental avec peut-être l’exception du Japon, parti plus tard et plus lentement dans la création de sa capacité spatiale. Cette crise a des origines multiples. La disparition de l’affrontement Est-Ouest est l’une d’entre elles ; la logique de l’affrontement dispensait les États-Unis de chercher un objectif à long terme à leur investissement massif dans les vols habités comme elle dispensait l’Europe d’une réflexion allant au-delà de l’acte de solidarité ; l’affrontement disparu, l’identification d’un substitut crédible se révèle ardue. La mixture de solidarité Est-Ouest et d’affirmation d’un leadership planétaire qui sert de justification à la station spatiale occulte mal l’absence d’objectifs clairs à moyen et long terme de ce projet. En témoigne le débat récurrent dont il est l’objet ; on peut en dire sans grand risque de se tromper que les problèmes réels commenceront le jour où il faudra l’exploiter et qu’il porte en lui la nécessité d’une fuite en avant d’issue pour le moins incertaine. Au total et globalement, ce qui s’observe aux États-Unis comme en Europe c’est une difficulté intrinsèque à justifier une croissance de l’effort que l’Etat-mécène investit dans le développement de la technique spatiale ; c’est là le premier élément de la crise des agences de développement. Le second est la transformation de leur relation à l’industrie. Ces agences ont été créées à une époque où le savoir-faire industriel était quasi inexistant. Après plus de trente années l’équilibre des forces a changé et l’industrie est en mesure, dans nombre de domaines y compris de ceux ou l’État apparaît comme client, d’autonomiser son rapport avec l’utilisateur. Les agences de développement se voient ainsi progressivement évincées des secteurs qu’elles ont défrichés sans que la perspective de nouveaux territoires s’offre clairement à elles.

Il serait abusif pourtant d’assimiler la crise des agences spatiales à une crise de l’espace ; ce serait confondre l’activité spatiale avec le programme de ces agences, ce qui fut vrai dans le passé mais ne l’est plus aujourd’hui. L’envers de la crise des agences de développement est précisément une maturité croissante de la technique spatiale, fortement enracinée dans les profondeurs du tissus politico-économique et financée soit par le marché soit par l’Etat-client. Maints aspects actuels témoignent de cette bonne santé de l’espace ; d’abord le rôle croissant et irremplaçable qu’il joue dans les télécommunications commerciales, mais aussi, là où l’État est client, dans le domaine du service public au sens large, que ce soit en Europe ou aux États-Unis, le développement d’une grande diversité de systèmes opérationnels militaires et civils.

Il reste que deux problèmes distincts émergent de ce tableau contrasté et des incertitudes actuelles :

+ sur quoi l’Etat-mécène doit-il porter son effort dans les décennies qui viennent?

+ comment peut-il remédier à la désadaptation des outils qu’il s’est donnés pour conduire cet effort?

Caractères intrinsèques et évolution de la technique spatiale.

Les spécificités, les limitations et l’évolution de la technique spatiale imposent leur contraintes à la définition d’une politique. Ce sont le plus souvent des données sur lesquelles aucun processus décisionnel n’a de prise et qu’il faut accepter comme telles.

La technique spatiale possède plusieurs spécificités fortes.

La première et la plus évidente tient à ce qu’elle exige la disponibilité d’un système de lancement dont les limites s’imposent aux segments spatiaux. Il faut s’arracher au puits gravitationnel terrestre et traverser l’atmosphère pour aller en orbite ; il faut, le cas échéant et pour un nombre très limité d’applications, savoir en revenir. Les lancements actuels utilisent tous une technique de propulsion, la fusée anaérobie, qui n’a pas connu d’innovation majeure depuis cinquante années. Certes ses performances ont considérablement progressé mais elle n’a pas changé de nature ; on retrouve sur le moteur de la navette spatiale tous les éléments du moteur du V2. Par ailleurs, au delà du couple hydrogène-oxygène, il n’y a plus de progrès significatifs à attendre du choix des couples d’ergol. Il semble donc que, toutes différences respectées, on soit proche du point de perfection qu’avait atteint la machine à vapeur à la fin de son règne. L’ensemble de la construction que représentent les services spatiaux actuels repose ainsi sur une technologie unique et proche des performances ultimes qu’on en peut attendre. Peut-on espérer, dans ce domaine, une mutation technique majeure analogue à celle qu’a connue l’aviation avec le réacteur ? On ne saurait à l’heure présente ni l’exclure ni la prédire. On la voit s’esquisser à travers une série de projets et d’ébauches qui combinent par exemple, la propulsion aérobie pour la traversée de l’atmosphère et anaérobie au-delà. Ce qu’on peut dire avec quelque assurance c’est que cette mutation sera longue, difficile et qu’elle exigera des investissements très importants étalés dans la durée. On doit donc considérer que les applications de l’espace vont s’édifier dans le moyen et peut-être le long terme sur une technique de transport qui est, sinon satisfaisante, du moins suffisante pour ne pas bloquer leur développement. Il en découle que le satellite automatique et la maintenance par remplacement sont des caractéristiques durables des segments spatiaux.

Un second caractère intrinsèque de la technique spatiale est que, s’agissant des satellites, elle n’a pas d’unité. Elle emprunte des savoir-faire aux secteurs les plus divers du champ technologique et ce n’est qu’au niveau du système qu’elle acquiert sa spécificité ; cela signifie qu’elle est totalement dépendante de l’évolution technique considérée dans son ensemble et qu’elle ne saurait, en quelque sorte, être en avance sur son temps. Quelle que soit la volonté qu’on y apporte, on ne saurait donc hâter artificiellement l’évolution des techniques satellitales ; on ne peut que serrer au plus près l’évolution d’ensemble du système technique et en particulier dans tout ce qui concerne les technologies informationnelles. Relevons au passage qu’il n’existe pas de différence technologique très significative entre les satellites civils et les satellites militaires; le savoir-faire est fondamentalement le même; en témoignent concrètement l’usage à des fins civiles du système de navigation G.P.S. et, en sens inverse, la transition de Spot vers Hélios.

Que déduire, en termes de politique spatiale, de cette analyse à grands traits?

Si une mutation du transport spatial intervenait qui rende l’accès à l’espace beaucoup plus routinier, et en particulier pour des opérateurs humains, cela induirait sans doute une mutation des segments spatiaux. Ils demeureraient dépendants de l’évolution d’ensemble du système technique mais la possibilité d’assurer une maintenance en orbite autoriserait des systèmes beaucoup plus complexes et dotés de fonctions multiples, ce qu’interdit en général la maintenance par remplacement. Cette perspective est trop éloignée pour influer directement sur la politique en matière de segments spatiaux ; cela ne signifie pas pour autant que la politique spatiale doive la négliger dans sa composante à long terme, mais on ne saurait construire sur elle l’action à moyen terme.

Quels objectifs pour une politique spatiale française ?

La vertu première d’une politique spatiale est de donner une rationalité à l’action de l’État ce qui signifie qu’elle doit satisfaire à des besoins collectifs, non à des fantasmes. Les besoins auxquels il s’agit de pourvoir relèvent, nous l’avons dit de deux catégories, ceux qui obéissent à une logique de marché et ceux qu’il incombe à l’État de satisfaire directement.

Les télécommunications civiles forment l’essentiel de la première, les systèmes de défense, d’acquisition des connaissances fondamentales et de gestion planétaire l’essentiel de la seconde. Il va de soi qu’une carence globale dans le domaine des télécommunications aurait des conséquences stratégiques dont l’État ne saurait se désintéresser ; a contrario, rien n’interdit d’alléger le coût pour l’État – c’est à dire pour le contribuable – des systèmes dont il est le client principal en commercialisant leurs produits ; c’est ce qu’on fait pour Spot, pour Argos et pour Météosat sans pour autant que les secteurs correspondants relèvent d’une logique de marché. La distinction n’est donc pas absolue, mais elle permet de mettre d’un côté les systèmes spatiaux qui ont l’État pour client, de l’autre ceux pour lesquels l’État, s’il intervient, le fait dans son rôle d’Etat-mécène. Par ailleurs, il faut garder à l’esprit le fait que les savoir-faire techniques sont de toutes façons confondus au niveau de l’industrie spatiale, dépositaire ultime de la capacité spatiale d’un pays.

Assigner à la politique spatiale, comme son objectif essentiel, la satisfaction de ces deux catégories de besoins entraîne un certain nombre de conséquences.

Cela signifie d’abord que les choses se passent dans l’espace circumterrestre, à quelques exceptions près qui concernent la recherche fondamentale mais qui sont peu significatives parce qu’elles n’exigent pas le recours à des technologies fondamentalement différentes de celles qui sont utilisées en orbite terrestre. Cela signifie ensuite que, dans le court et le moyen terme, le satellite automatique et le lanceur consommable demeurent les outils fondamentaux de la technique spatiale. Cela signifie enfin qu’un effort permanent de développement est indispensable pour permettre aux satellites d’incorporer sans retard les progrès enregistrés dans les secteurs pertinents du système technique. Par ailleurs, il faut naturellement s’assurer la disponibilité de moyens de lancement.

La transcription en termes de programmes d’une telle politique s’inscrit dans la continuité de la démarche entreprise à la fin des années 60 et poursuivie avec rigueur jusqu’au début des années 80. Il convient toutefois de l’adapter à un contexte qui a changé et de remédier à des disparités évidentes dans l’état d’aboutissement des différents secteurs.

S’agissant d’abord du domaine qui relève d’une logique de marché, c’est-à-dire des télécommunications, l’industrie a largement atteint le stade où elle est capable de concevoir et de fournir un produit répondant à la demande. Cela ne signifie pas pour autant qu’elle soit, et encore moins qu’elle restera, compétitive si elle n’est pas soutenue par l’État dans l’effort nécessaire pour acquérir ou pour maintenir cette compétitivité. La question se pose alors des formes d’action que doit adopter l’Etat-mécène. La commande de systèmes opérationnels pour des fonctions qui relèvent de l’État, la défense par exemple, en est une dont l’industrie américaine bénéficie largement. Elle n’est probablement pas suffisante ; en effet, les contraintes qui pèsent sur les satellites opérationnels conduisent à limiter sévèrement l’usage de technologies qui n’ont pu être testées en orbite et dont la fiabilité est incertaine. Il y a là un mécanisme pernicieux susceptible, s’il n’est pas compensé d’introduire un archaïsme technologique dans les systèmes opérationnels. Le programme spatial peut apporter l’appui nécessaire par une combinaison de programmes de R&D et de véhicules spatiaux expérimentaux, une contrainte essentielle étant que ces actions ne contrarient pas l’évolution de la structure industrielle dans sa relation avec le marché.

Le second volet de la politique spatiale concerne les programmes qui relèvent du service étatique et dans lesquels on peut distinguer trois grands secteurs : la connaissance de l’univers extérieur, la défense, et l’observation de la Terre à des fins de gestion planétaire. Il y a peu à dire du premier sinon, pour paraphraser un propos célèbre, que s’il ne fait rien pour la défense de la société, il fait beaucoup pour rendre la société digne d’être défendue. L’Europe et la France occupent dans ce secteur une place plus qu’honorable qu’il convient absolument de maintenir. Les deux autres secteurs débouchent sur la création de systèmes opérationnels c’est-à-dire qu’ils comportent la nécessité d’assurer une transition efficace entre l’Etat-mécène et l’Etat-client. Ils ont également en commun l’usage de certaines techniques d’observation, mais ils obéissent à des logiques différentes. Il convient donc de les examiner séparément.

S’agissant des programmes de défense, un objectif évident est de combler le retard accumulé au plan national entre les systèmes militaires et les systèmes civils en matière d’observation et de télécommunication. Cette démarche est largement engagée. Aller au-delà et aborder par exemple le domaine de l’alerte avancée, pour lequel la base technologique existe, relève d’une ambition différente qui ne s’impose pas avec la même évidence.

S’agissant des programmes civils d’observation de la Terre, ils offrent un champ d’action dont les objectifs, l’ampleur et les contraintes n’ont pas encore été suffisamment mesurés. C’est là que peut se développer, dans le moyen terme, une action majeure de l’État. L’effort français est très riche dans ce domaine mais il apparaît comme un patchwork d’actions brillantes sans qu’un dessein global soit perceptible. Si l’on prend l’exemple d’un domaine où l’action est particulièrement aboutie, l’observation géostationnaire à des fins de prévision du temps, on note qu’il possède les caractéristiques suivantes: il est parti d’une initiative française promptement européanisée dans le cadre de l’ESRO, le projet Météosat ; il a engendré un service opérationnel dont la continuité est assurée et il a aussi engendré une structure intergouvernementale européenne qui gère ce service : Eumetsat; la transition entre l’Etat-mécène et l’Etat-client est ainsi assurée; enfin ce service apparaît comme un élément d’un véritable service public mondial auquel contribuent les États-Unis et le Japon, chacun pour un domaine de longitudes. Il est clair qu’on en est arrivé là parce qu’il existe une demande bien identifiée, la demande météorologique, appuyée sur des intérêts économiques substantiels, sur des impératifs de sécurité et, accessoirement, sur des enjeux commerciaux marginaux. L’important est que le cas de la météorologie est susceptible d’une vaste généralisation. En effet, le phénomène majeur qui marque notre époque c’est, bien davantage que l’explosion technologique, l’apparition d’une interaction globale entre l’humanité et la planète. Cette interaction, dont les premiers effets commencent à peine à émerger à la conscience politique et médiatique, va nous contraindre à un effort majeur pour maîtriser la compréhension du système planétaire. S’agissant d’un système naturel sur lequel l’expérimentation est impossible, l’observation – et d’abord l’observation spatiale – est la source obligée du progrès de la connaissance. Mais cette entreprise pose un problème nouveau: comment engendrer un effort pérenne en l’absence du moteur qu’est la pression du besoin sur les individus ou les groupes ; car l’intérêt d’un système global d’observation de la Terre n’apparaît clairement que lorsqu’on envisage d’optimiser la gestion de la planète, c’est à dire au niveau de l’humanité tout entière et dans le long terme, au delà de l’horizon temporel des forces du marché et des échéances politiques. Il y a là très clairement un rôle pour les États parce que ce sont les structures les plus permanentes sur lesquelles la construction d’un tel effort puisse s’appuyer et parce que l’objectif de cet effort relève normalement de leur responsabilité. Il s’agit en définitive d’une nouvelle sorte de service public dont le déploiement doit se faire à l’échelle mondiale. Fort heureusement, l’effort pour le construire est aisément divisible, ce qui permet à un État ou à un groupe d’États de marquer de son label telle ou telle composante du système global. L’important est que la pérennité de chaque fonction soit garantie par un engagement étatique, ce qui implique que l’on donne une priorité élevée à la gestation de programmes opérationnels à partir des connaissances acquises dans les projets expérimentaux, ou en d’autres termes à la transition entre la recherche et l’exploitation, entre l’État-mécène et l’État-client.

Nous pensons que cette participation à la construction d’un service public mondial devrait-être, dans le moyen terme, un objectif essentiel de la politique spatiale.

Les quatre composantes de la politique spatiale que nous venons d’évoquer: appui au secteur commercial, maintien d’un effort de recherche fondamentale, développement délibéré d’un secteur défense et d’un secteur observation de la Terre s’inscrivent aisément dans le court et le moyen terme ; elles reposent sur le même outil industriel et l’outil de transport spatial nécessaire est disponible.

S’agissant maintenant du transport spatial, la logique de rupture du monopole qui présidait à la décision de construire Ariane a disparu; elle est remplacée par une logique de maintien ou de conquête des parts de marché sur laquelle il y a peu à dire en termes d’objectifs parce que, dans ce domaine et avec le programme Ariane 5, les lignes directrices sont tracées de façon irréversible et pour longtemps. Mais on ne saurait négliger le risque de voir se recréer à long terme et par le biais d’une mutation des techniques de propulsion, une dépendance européenne assortie d’une obsolescence des segments spatiaux. Cette perspective n’appelle aucune démarche spectaculaire ; elle appelle en revanche un effort prolongé et substantiel, analogue, mutatis mutandis, à celui qui a permis de dominer la propulsion cryogénique, et qui doit être mené sans hâte excessive, à l’abri des impatiences politiques.

Il reste que la part du rêve semble absente de tout cela. Le choix est d’abord celui d’une logique qui amène le succès dans la durée plutôt que la poursuite de fantasmes qui apportent, en définitive, les séquelles psychologiques et matérielles de l’échec.

Mais la part du rêve peut-être donnée en plus à condition de l’inscrire rationnellement dans la durée. Rien n’interdit par exemple, sans pour autant rompre la logique des programmes, d’envisager un objectif lunaire pour lequel existent de fortes motivations scientifiques. Il a l’avantage inappréciable d’être divisible et de pouvoir se réduire, dans ses premières étapes, à des projets inscrits dans la continuité du programme scientifique actuel, tout en offrant au progrès de la technique spatiale, des perspectives à l’échelle du siècle prochain.

Quels moyens ?

Pour mettre en œuvre sa politique spatiale, l’État dispose de deux outils spécifiques, l’un qui lui est propre, le CNES, l’autre inscrit dans le cadre européen, l’ESA, tous deux créés à la même époque, il y a un peu plus de trente ans et dans un contexte très différent de celui qui prévaut aujourd’hui. Il n’ y a rien de surprenant à ce qu’ils posent, l’un et l’autre des problèmes d’adaptation. L’Agence spatiale européenne est chargée par sa convention d’élaborer et de mettre en œuvre une politique spatiale européenne à long terme exprimée en termes d’objectifs. Elle ne l’a pas fait et elle ne peut le faire. Il faudrait pour cela qu’elle dispose d’un pouvoir politique ou qu’un pouvoir politique dispose d’elle. Ni l’une ni l’autre de ces deux conditions n’est atteinte ; l’ESA ne peut donc être davantage que le point de convergence éventuel de volontés politiques nationales. A cette limitation globale, la convention intergouvernementale qui crée l’ESA en ajoute d’autres qui sont plus spécifiques et qui pourraient être corrigées ; elle sont bien connues : le système de décision “un État, une voix” qui repose sur la fiction d’un poids égal de tous les Etats-membres et qui ne peut fonctionner que moyennant que personne n’en abuse, le juste retour industriel diamétralement opposé à l’évolution de l’industrie vers la dimension européenne, et qui cependant est imposé avec une rigueur croissante, le caractère intrinsèquement civil de l’institution qui la rend inapte à assurer une symbiose entre les objectifs civils et militaires. Si l’espace offrait l’occasion d’un très grand projet, et si l’Europe avait la volonté de s’y engager, il y aurait peut-être une voie pour l’agence européenne et la fascination qu’exercent sur elle les vols habité trouve sans doute là sa source. Mais ces conditions ne sont pas réunies et la question essentielle est donc de savoir si l’on peut réformer la structure européenne pour en faire l’outil efficace d’une politique spatiale réaliste. Il est certain que cela ne peut se faire sans ouvrir une crise aiguë, mais il semble bien que pour l’Agence européenne le choix soit entre la crise et l’enlisement.

Encore faudrait-il, pour que s’ouvre une crise, une volonté politique et un projet. On ne discerne pas pour l’instant d’où pourrait venir cette conjonction et l’avenir semble malheureusement, sauf pour le programme scientifique, obéré par le conservatisme des petits États et le désintérêt des grands.

Il est cependant indispensable qu’existe un outil de médiation entre le pouvoir politique et les différents acteurs ; dans tous les domaines où l’État est à la fois mécène et client, l’industrie ne peut-être le seul élément d’unité, ne serait-ce que parce qu’elle est en compétition permanente avec elle-même.

L’existence d’une agence de développement comme le CNES, demeure une nécessité, mais l’évolution de la technique spatiale vers la maturité exige qu’elle accepte une transformation progressive de son rôle ou, en d’autres termes, qu’elle résiste à des tentations perverses. La première de ces tentations est de leurrer le pouvoir politique en utilisant à cette fin l’expertise dont elle dispose et la séduction inhérente à certains projets, démarche qui dans la durée se retourne inéluctablement contre ses auteurs. La seconde est de se substituer à l’industrie en pratiquant ce qu’on a pu appeler une politique d’arsenal. L’industrie spatiale est par nature enserrée entre l’État et le marché ; encore faut-il ne pas en rajouter et lui laisser tout le champ dont elle peut utilement disposer. Il est dans la nature des choses que ce champ aille s’élargissant aux dépens de celui de l’agence étatique, ce qui peut être frustrant pour cette dernière mais doit être accepté.

D’ailleurs dans le même temps que l’évolution technique restreint le champ d’action de l’agence de développement en regard de l’industrie, elle en ouvre un autre. Le déploiement de systèmes opérationnels ayant un caractère de service public met en jeu, en effet, une multitude d’acteurs nouveaux, les entités utilisatrices, qui n’ont en matière spatiale qu’une expérience et un savoir-faire limités. La transition permanente de l’expérimental vers l’opérationnel qu’appelle la création de services publics nouveaux exige à l’évidence que se crée une relation structurelle forte entre l’agence de développement, les entités utilisatrices et la communauté scientifique pertinente. Il existe aujourd’hui une relation organisée et efficace entre le CNES et la communauté scientifique, mais la relation avec les entités utilisatrices est dramatiquement sous-développée.

Reste naturellement le problème que pose la dualité CNES/ESA. Dans le passé, ce problème s’est réglé par un équilibre instable dans lequel le CNES exerçait une influence très forte mais non exclusive sur les programmes de l’ESA. L’ESA jouait en somme efficacement son rôle de point de convergence des volontés nationales. Au fil des circonstances, cet équilibre s’est détruit et rien ne semble en mesure de le rétablir.

L’espace n’est, en définitive, qu’une technique parmi d’autres, même si elle est porteuse d’un rêve, mais n’est-ce pas aussi vrai de l’informatique et des rêves d’intelligence artificielle? L’important est que cette technique s’enracine dans le tissu socio-économique comme l’a fait l’informatique car c’est de ces racines que le rêve pourra peut-être un jour se nourrir pour devenir réalité.

Mais l’évolution d’une technique ne saurait être artificiellement hâtée, ni d’ailleurs prédite à horizons lointains, gardons-nous donc du péché d’impatience car il ne faut sous-estimer, a dit Arthur Clark, ni le temps nécessaire pour accomplir, ni ce que le temps permet d’accomplir.

Une politique spatiale doit s’édifier sur une base logique et réaliste ; les objectifs à moyen terme qui conduisent à déployer des systèmes spatiaux dans l’espace fournissent cette logique ; si nous faisons cela, le reste nous sera peut-être donné en plus mais si nous voulons à tout prix cueillir des mirages, nous engrangerons les fruits amers de la désillusion.

 

La convention de l’ESA à l’épreuve du temps.

( André Lebeau, La convention de l’ESA à l’épreuve du temps, International Symposium “20 Years of the European Space Agency Convention “, Münich, 4-6 Septembre 1995, ESA SP-387 )

Résumé:La convention de l’Agence spatiale européenne est marquée tout à la fois, par les ambitions de ses concepteurs, par leurs divergences et par le degré de maturité des réflexions sur l’espace à l’époque où elle fut écrite. On analyse ses forces et ses faiblesses, telles qu’elles se sont révélées à l’épreuve du temps et on tente d’identifier les éléments d’une nouvelle réflexion.

La convention de l’Agence Spatiale Européenne est le produit d’une négociation qui s’est poursuivie de 1971 à mai 1975 lorsqu’elle fut signée par douze Etats-membres. Elle a donc aujourd’hui un peu plus de vingt ans. Mais en réalité elle est issue d’un passé plus lointain. Le Comité des suppléants de la Conférence spatiale européenne au sein duquel, pour l’essentiel, elle a été élaborée ne partait pas de rien. C’est sur l’expérience accumulée depuis plus de dix années dans le cadre de l’ESRO et dans celui de l’ELDO qu’il a bâti la conception d’une agence spatiale unique. Un certain nombre de principes étaient d’ores et déjà tenus pour acquis et n’ont pas été remis en cause au premier rang desquels le principe “un Etat-une voix” qui met sur le même plan, quelle que soit leur dimension économique et leur niveau de participation, tous les Etats-membres.

Ainsi, c’est à plus de trente ans que remontent les premiers efforts pour créer le cadre juridique dans lequel s’est développée la coopération spatiale européenne.Lorsqu’on se propose d’examiner comment la convention de l’ESA s’est comportée à l’épreuve du temps, le degré d’ancienneté des principes sur lesquels elle repose n’est pas indifférent ; elle opère en effet dans un contexte qui évolue rapidement sous deux aspects essentiels: le degré de maturité de l’industrie spatiale et le degré d’avancement de la construction européenne.

Mon propos n’est pas de dire en quoi et comment la convention de l’ESA, après vingt années de bons et loyaux services, devrait être révisée. Mon dessein est plus modeste. Il est d’indiquer, à la lumière de mon expérience personnelle comme à celle des textes, quels sont les éléments de cette convention qui portent la marque de l’époque à laquelle ils furent élaborés, du degré d’évolution de la technique spatiale et des institutions ; quels sont les éléments qui sont marqués d’un compromis entre des positions divergentes des Etats-membres, compromis sur lequel il y aurait peut-être lieu de revenir. Quant à savoir s’il serait opportun d’engager un processus de révision, c’est une autre question sur laquelle je reviendrai dans ma conclusion.

Au demeurant, il faut d’abord distinguer le texte et la pratique, car le texte offre des marges d’interprétation dont on a fait un large usage. Après vingt ans de mise en œuvre, et même si la convention proprement dite n’a pas été amendée, elle s’assortit d’une jurisprudence parfois constatée soit par des amendements aux Annexes, soit par des résolutions du Conseil ministériel.

Faut-il ajouter qu’une sorte de consensus ou de tabou existe, qui fait qu’on ne pose pas certaines questions.

La conception initiale

Etant le fruit d’une concertation entre Etats, la convention est largement inspirée par la volonté, qui fut celle des négociateurs, de préserver les intérêts des Etats-membres. On a donc élaboré une structure multiétatique davantage qu’une structure européenne intégrée. L’intention de créer ce que certains appelaient, à l’époque, une ” NASA européenne ” s’inscrivait dans un contexte politique profondément différent de celui qui prévaut pour une administration fédérale directement issue d’un pouvoir politique central. La disparité des Etats-membres accentuait encore cette différence. Elle ne s’exprimait pas seulement par un très large éventail de PNB mais aussi et surtout par des différences dans l’attitude politique vis-à-vis de l’intégration européenne, vis-à-vis des relations avec les Etats-Unis et dans l’ambition spatiale.

La négociation, très longue et très difficile, devait intégrer ces disparités dans une conception commune et cela s’est fait pour une part par des compromis, pour une autre par des malentendus volontaires c’est-à-dire par des formulations qui masquaient des intentions différentes.

L’héritage de l’ESRO, et d’abord le principe “un Etat-une voix”, a profondément marqué la négociation. Ce principe, fondé sur l’idée que c’est la souveraineté nationale qui s’exprime au Conseil de l’ESA et qu’elle ne se mesure pas en unités de PNB n’a jamais été remis en question ni même discuté. Il a été appliqué avec une rigueur particulière puisque les votes à la double majorité des deux tiers (2/3 de voix et 2/3 des contributions), communs dans la convention Eumetsat, sont exclus du corps de la convention et n’apparaissent que dans l’Annexe consacrée aux programmes facultatifs.

Héritée également de la même source était la notion de “juste retour” industriel comme ciment indispensable d’une organisation multiétatique. L’expérience des premières années de l’ESRO avait permis de reconnaître que l’absence de toute contrainte conduisait à financer l’industrie des plus développés par les contributions des moins développés, engendrant ainsi une situation de crise. Comme l’expérience de l’ELDO avait conduit à reconnaître avec non moins de netteté la faillite d’un système déléguant le pouvoir exécutif aux Etats-membres, il n’y avait d’autre issue que d’imposer à un pouvoir exécutif central une contrainte de retour industriel sur contributions. C’est ce à quoi pourvoit l’article VII 1c de la convention et de façon plus précise son Annexe V.

Ambitions

Les ambitions des pères fondateurs de l’ESA sont tout entières contenues dans l’Article II de la convention dont on peut résumer ainsi les quatre alinéas qui vont du général au particulier :

– élaborer et mettre en œuvre une politique spatiale européenne à long terme;

– élaborer et mettre en œuvre des activités et des programmes dans le domaine spatial ;

– intégrer les programmes nationaux progressivement et aussi complètement que possible dans le programme spatial européen;

– élaborer et mettre en œuvre une politique industrielle.

Ces ambitions sont inégalement explicitées dans le corps de la convention et dans les Annexes et, naturellement, elles ont été inégalement suivies d’effets.

Seul l’objectif d’élaboration et de mise en œuvre d’un programme spatial européen a été atteint avec un succès dont il faut bien mesurer l’ampleur. En termes de coût-efficacité, le programme de l’ESA supporte avantageusement la comparaison avec celui de la NASA. On pourra juger que c’est l’essentiel. Procède-t-il pour autant d’une politique spatiale européenne à long terme et d’objectifs que l’Agence aurait convaincu ses Etats-membres d’adopter. Sans doute pas. Il faudrait pour cela que l’Agence ait le moyen d’infléchir les options de politique générale qui ont une incidence sur la politique spatiale de ses membres et tel n’est évidemment pas le cas. Ce serait beaucoup attendre d’une organisation multiétatique spécialisée opérant dans un domaine étroit. Ainsi le premier alinéa de l’article II apparaît-il comme un voeu pieux qu’il était sans doute inévitable de formuler mais sans que les moyens de sa mise en œuvre soient autrement précisés.

Les deux derniers alinéas de l’Article II expriment en définitive des modalités de mise en œuvre qui sont précisées, s’agissant de l’internationalisation des programmes nationaux dans l’Annexe IV et s’agissant de la politique industrielle dans l’Annexe V. Nous reviendrons sur le sort qu’elles ont connu à l’épreuve du temps.

Lacunes et faiblesses .

En regard de ces ambitions exprimées la convention comporte des lacunes et des faiblesses qui sont révélatrices de l’état de développement de l’espace européen à l’époque où elle fut conçue.

Une première faiblesse concerne la définition du rôle de l’Agence dans le domaine opérationnel. L’expérience disponible chez les négociateurs et plus généralement en Europe était à peu près nulle. L’article II assigne à l’Agence une mission de développement des applications spatiales ” en vue de leur utilisation […] pour des systèmes spatiaux opérationnels ” mais l’Article V 2 définit en quelque sorte par défaut son rôle éventuel dans la mise en place de ces mêmes systèmes. Il marque que les projets opérationnels ne relèvent pas du programme de l’Agence mais d’utilisateurs qui ne sont pas autrement identifiés, sauf à en dire qu’ils supportent le coût de leurs activités. La question capitale de la synergie qui doit s’établir entre les activités de développement et leurs prolongements opérationnels n’est pas évoquée. Elle sera traitée au gré des circonstances, avec plus ou moins de bonheur et de façon plus ou moins explicite, lorsque les entités opérationnelles émergeront à l’existence : Eutelsat, Eumetsat, puis Arianespace. Il ne fait guère de doute que, dans l’esprit de certains des négociateurs, le programme de l’Agence avait vocation à s’identifier à la totalité des activités spatiales de l’Europe. C’était ignorer que la nature même de l’effort de développement entrepris allait, à proportion de son succès, engendrer des prolongements qui, par nature, échapperaient au contrôle de l’Agence.

Une faiblesse plus subtile affecte tout ce qui, dans la convention, concerne les lanceurs. La fusion de l’ELDO et de l’ESRO aurait dû placer sur le même plan de ces deux composantes indispensables de la capacité spatiale. L’examen attentif du texte de la convention montre qu’il n’en est rien et cette dissymétrie est révélatrice d’une clivage profond entre ceux des Etats-membres qui considéraient la capacité spatiale comme un élément d’autonomie stratégique de l’Europe et ceux qui souhaitaient seulement coopérer à des programmes satellitaires. Ainsi la convention, qui bien entendu n’envisage nulle part d’assurer la mise en œuvre de ses programmes en achetant des satellites à l’étranger, se borne à accorder aux lanceurs construits en Europe ” la préférence […] pour les charges utiles appropriées sauf si cette utilisation présente, par rapport à l’utilisation d’autres lanceurs ou moyens de transport spatiaux disponibles à l’époque envisagée, un désavantage déraisonnable sur le plan du coût, de la fiabilité et de l’adéquation à la mission “. Il suffit de transposer ces dispositions au domaine des satellites pour mesurer le déséquilibre que la recherche d’un compromis entre Etats-membres a introduit dans la convention.

Ambiguïtés et compromis.

A ces faiblesses s’ajoutent des formulations ambiguës qui concernent la relation du programme européen avec les programmes nationaux et plus précisément d’une part l’intégration des programmes nationaux dans le programme européen, d’autre part l’usage des installations nationales par l’Agence.

Sur le premier point le préambule de la convention, se réfèrant à la résolution de la Conférence spatiale européenne du 20 décembre 1972, est sans ambiguïté lorsqu’il dit ” qu’une intégration des programmes spatiaux nationaux européens aussi poussée et aussi rapide qu’il est raisonnablement possible sera recherchée pour former un programme européen”. Cette notion est reprise dans l’Article II Mission avec une formulation très voisine mais en revanche l’Annexe IV, qui traite de l’internationalisation des programmes nationaux, se borne à définir une procédure aux termes de laquelle tout programme spatial civil entrepris par un Etat-membre est ouvert à la coopération des autres Etats-membres. Il existe ainsi entre les formulations du préambule et de l’Article II d’une part, de l’Annexe IV d’autre part, une différence qui est plus qu’une nuance. Les premiers parlent d’intégration des programmes nationaux dans le programme européen, l’Annexe définit une démarche d’ouverture aux Etats-membres des projets nationaux mais ne fait aucune obligation à l’Etat-membre qui est à l’origine d’un projet de transformer ce projet en projet facultatif de l’Agence. De la sorte l’Annexe institue un mécanisme de coopération au niveau des projets alors que l’intégration des programmes prévue par le préambule et l’Article II demeure un principe pour lequel aucune modalité de mise en œuvre n’est explicitée. En outre, les projets opérationnels sont de fait exclus du champ d’application de l’Annexe IV ; telle a été, du moins, la pratique. Ces disparités du texte recouvrent d’un voile pudique une profonde divergence de vue des négociateurs. Elles revêtent ainsi le caractère d’un compromis implicite ou d’un malentendu volontaire. Pour certains, et particulièrement pour les petits pays, il ne fait pas de doute que l’objectif était l’atrophie des programmes nationaux et, par voie de conséquence, la disparition des agences nationales. Cela traduisait le fait que la totalité de leur ambition spatiale était investie dans l’Agence européenne au sein de laquelle d’ailleurs les règles de décision leur donnaient un poids considérable en regard de leur niveau de participation. D’autres pays, au premier rang desquels la France, considéraient l’Agence comme le prolongement indispensable d’une ambition qui excédait leur dimension nationale et qui ne pouvait s’exprimer pleinement qu’au niveau de l’Europe. Les mécanismes de décision européens jouant à leur détriment dans les mêmes proportions qu’ils jouaient au bénéfice des petits pays, il n’était pas question pour eux de se priver du puissant moyen d’influence que constituent une agence et un programme national.

L’usage, par l’Agence, des moyens et des installations nationales est un second sujet sur lequel le clivage politique entre petits pays et grands pays a exercé une forte influence. Les bases juridiques du problème sont contenues dans l’Article VI 1 de la Convention qui prévoit que, pour l’exécution de ses programmes l’Agence ” crée et fait fonctionner les établissements et installations qui sont nécessaires à ses activités ” mais que, par ailleurs, ” les Etats-membres et l’Agence s’efforcent d’utiliser au mieux et en priorité leurs installations existantes et leurs services disponibles et de les rationaliser ; en conséquence ils ne créent des installations ou services nouveaux qu’après avoir examiné la possibilité de recourir aux moyens existants “. En contrepoint du débat sur l’intégration des programmes nationaux la convention institue, par ces deux textes, un débat sur la complémentarité des moyens européens et des moyens nationaux où se retrouvent les mêmes acteurs. La présence d’établissements de l’Agence dans certains Etats-membres pèse sur ce débat et le personnel de l’Agence, naturellement porté à assurer l’hégémonie de son institution, y prend une part active.

On pourrait penser que l’enjeu en est moins important que celui de l’intégration des programmes nationaux. Il n’en est rien. En effet, le bon sens pourvoit largement à l’absence de duplication entre programmes nationaux et programmes européens de sorte qu’en première approximation leurs effets s’ajoutent pour le bénéfice de l’Europe. Il n’en va pas de même en ce qui concerne les installations terriennes où la rivalité entre le niveau national et le niveau européen conduit à des duplications, à des surinvestissements et, au total, à un véritable gaspillage.

L’épreuve du temps

Le contexte dans lequel s’inscrit l’action de l’Agence Spatiale Européenne a considérablement évolué au cours de ses vingt années d’existence. Cette évolution peut se résumer, pour l’essentiel, à un nombre limité d’éléments majeurs :

-l’émergence de programmes opérationnels dont certains sont de nature commerciale cependant que d’autres relèvent de la responsabilité des Etats. Cette émergence s’est accompagnée de la création de structures utilisatrices de natures diverses: européenne comme Eumetsat et Eutelsat, nationale comme Spot Image, purement étatique comme celles qui exploitent les satellites militaires ou purement privée et commerciale ;

-la maturité croissante de l’industrie spatiale qui se traduit par deux aspects: son interaction directe avec le marché dans les domaines pertinents, télécommunications pour l’essentiel, et sa tendance à s’organiser en structures transnationales, de dimensions croissantes, en nombre de plus en plus réduit. Si l’on considère le contexte concurrentiel dans lequel opère l’industrie, il apparaît comme une vérité d’évidence qu’à terme il ne subsistera en Europe, dans le meilleur des cas, qu’une seule capacité autonome de maîtrise d’œuvre des satellites ;

-enfin, dernier élément, les progrès de la construction européenne qui soulèvent la question des relations entre l’Agence et l’Union européenne, sujet sur lequel la convention est muette.

Les deux premiers éléments posent, avec beaucoup plus d’acuité que ce n’était le cas il y a vingt ans, le problème des rôles respectifs des Etats, de l’Agence et de l’industrie. Il va de soi que l’idée, jamais formulée mais souvent présente, selon laquelle l’Agence exprimait ou avait vocation à exprimer, dans sa globalité, l’ambition spatiale de l’Europe n’est plus tenable. On ne peut plus aujourd’hui occulter cette évidence, un peu trop dissimulée par les débats étatiques : la capacité spatiale s’exprime d’abord par l’existence d’une industrie spatiale compétitive. L’interaction croissante entre cette industrie et le marché conduit inéluctablement à une certaine régression du rôle des Etats et des structures qu’ils se sont données, agence européenne ou agences nationales. Cela pose concrètement à l’ESA un certain nombre de problèmes qui sont aujourd’hui peu abordés et mal résolus :

-comment peut-on définir de façon plus explicite, le domaine de responsabilité de l’Agence, compte-tenu de ce que le rôle des Etats dont elle est l’émanation tout à la fois se restreint et se diversifie. Il se restreint parce qu’il doit laisser une place croissante au marché ; il se diversifie par le développement de certaines activités opérationnelles qui relèvent des Etats ;

-comment peut-on faire évoluer la relation de l’Agence avec l’industrie spatiale pour concilier ce qui semble a priori inconciliable : la nécessité de laisser les structures industrielles s’adapter au marché et la pratique du juste retour qui leur impose des contraintes artificielles, qui est contraire au droit européen, à tout le moins en ce qui concerne les programmes opérationnels, mais qui, a contrario, est le ciment de la relation entre les Etats-membres et l’Agence ;

-comment peut-on articuler l’action de l’Agence avec celle des structures qui détiennent des responsabilités opérationnelles. La relation entre Eumetsat et l’Agence à l’occasion du projet MSG offre à cet égard un exemple encourageant. L’émergence d’un espace militaire européen posera des problèmes d’une tout autre difficulté tant pour des raisons de fond que pour des raisons de forme. La restriction, introduite dans le préambule et reprise dans l’Article II, qui spécifie les ” fins exclusivement pacifiques ” de l’Agence et de ses programmes, n’est pas le seul obstacle.

Enfin, le développement des structures de l’Union européenne pose le problème de l’articulation éventuelle de ces structures avec l’Agence. La convention crée, nous l’avons dit, une structure multiétatique. Cela se traduit non seulement par le fait que son instance décisionnelle suprême est le Conseil où siègent les représentants des Etats-membres mais aussi par le fait que son budget est alimenté directement par des contributions des Etats. Ces dispositions, qui forment un tout indissociable, excluent toute autorité directe de la Commission européenne, ou plus généralement des instances européennes sur les activités de l’Agence sauf bien entendu l’intervention, le cas échéant, de la Cour de Luxembourg pour faire respecter le droit européen. Pour changer cet état de choses, il faudrait introduire une double réforme ; il faudrait d’abord placer l’exécutif de l’Agence sous l’autorité d’une instance européenne qu’il resterait à déterminer : Commission ou Conseil. Mais cela ne suffirait pas. Pour transformer l’Agence de structure multiétatique qu’elle est en structure européenne intégrée, il faudrait aussi faire transiter son budget par l’intermédiaire du budget de l’Union européenne de façon que les contributions nationales y deviennent indiscernables. Nous laisserons de côté la difficulté technique qui tient au fait que certains Etats-membres n’appartiennent pas à l’Union européenne pour nous intéresser aux avantages et inconvénients d’une telle mutation. Un avantage évident serait de s’affranchir du caractère très contraignant du juste retour. Il resterait cependant à déterminer si le dynamisme de l’Agence, son influence et la volonté de financer son action en sortiraient amoindris ou renforcés. C’est là un sujet de débat qui pourrait s’éclairer de l’expérience acquise dans le cadre du Centre commun de recherche des communautés, archétype d’une structure européenne intégrée opérant dans le domaine scientifique et technique.

En regard de ce contexte fortement évolutif, il faut bien constater que la pratique de la convention a relativement peu évolué. Mis à part le cas du programme Ariane, le clivage demeure profond entre le programme européen et les programmes nationaux ; la coordination des investissements dans l’infrastructure terrienne a fait peu de progrès. A considérer l’antagonisme institutionnel qui subsiste entre les structures nationales qui n’ont pas régressé et la structure européenne, on pourrait imaginer que le degré d’engagement des Etats-membres dans l’Agence est en proportion inverse de leur effort national. C’est précisément le contraire qui s’observe et l’Etat qui possède le programme national le plus important est aussi celui qui est le plus engagé dans les programmes de l’Agence. On mesure à cela que l’Agence demeure l’outil par lequel s’exprime fortement l’ambition spatiale.

Conclusion.

Le plus grand des dangers qui puissent menacer une organisation internationale c’est la désaffection de ses membres. Cette désaffection peut naître de l’échec de l’organisation à atteindre les objectifs qui lui étaient assignés, elle peut naître d’une façon d’opérer qui détourne d’elle une partie de ceux qui l’ont créée.

Le premier péril ne menace pas directement l’Agence Spatiale Européenne. Le second incite à ne toucher qu’avec précaution aux pratiques qui rassemblent les Membres autour de l’organisation. Mieux vaut une organisation imparfaite mais forte du support de ses Membres qu’une organisation parfaite suscitant le désintérêt général. C’est pourquoi nous nous garderons bien de préconiser une réforme fondée sur des analyses théoriques. Rien dans le fonctionnement actuel de l’Agence, ne contraint à la précipitation et rien ne vaut, en telle matière, qui ne soit consensuel.

Mais si rien n’oblige à une réforme précipitée peut être ne serait-il pas inutile d’engager une réflexion qui serait menée à loisir.

Nous nous bornerons ici à suggérer ce que pourraient en être les principaux thèmes.

Sans doute faudrait-il d’abord réfléchir à une redéfinition limitative du rôle de l’Agence en regard de partenaires dont le degré de maturité ira croissant – industrie spatiale, agences utilisatrices – et d’activités spatiales dont une part accrue – activités commerciales et activités opérationnelles – échappent totalement ou partiellement à son rôle.

Il faudrait également, à la lumière de l’expérience acquise, travailler à une conception réaliste de la relation entre l’Agence européenne et les Agences nationales de façon à contenir la tendance au surinvestissement dans les infrastructures étatiques qui résulte de la rivalité entre les institutions.

S’agissant des modalités de décision et de mise en œuvre, il faudrait réexaminer avec toute la prudence nécessaire, deux des principes sur lesquels se fonde la cohésion de l’Agence : le juste retour et le vote un Etat-une voix.

Quant au juste retour, le problème est d’échapper à l’incohérence à quoi conduisent deux tendances opposées : la tendance du Conseil qui s’est manifestée en particulier lors de la réunion ministérielle de La Haye, à resserrer la contrainte de retour en l’imposant au niveau de chaque projet facultatif, bien au-delà par conséquent de ce que prévoyaient les textes initiaux, et la tendance de l’industrie à se structurer à l’échelle de l’Europe pour affronter la concurrence mondiale. Il aurait quelque absurdité à accepter que les pratiques de l’Agence contribuent à pérenniser une fragmentation de l’industrie spatiale européenne en éléments nationaux.

Le vote “un Etat-une voix” trouvera ses limites dans toute démarche d’élargissement de l’Agence à d’autres pays européens. On s’approche déjà très dangereusement d’une situation dont les organisations onusiennes offrent un exemple achevé et où l’on a d’un côté le nombre et le pouvoir formel de décision, de l’autre la capacité de financement. On sait ce qui en résulte: désaffection des gros contributeurs qui contournent l’organisation chaque fois que leur intérêt l’exige. On notera d’ailleurs que la convention et son Annexe III (Article II 1) ne contraignent pas les participants à la règle “un Etat-une voix” pour la mise en œuvre des programmes facultatifs. Il s’agit, dans ce cas, d’une pratique et non d’un principe.

Reste naturellement la question des relations avec l’Union européenne et de l’évolution de l’Agence vers davantage d’intégration. C’est une question qu’il faut examiner, je crois, avec un grand pragmatisme et en se défiant des constructions théoriques comme des rêves politiques. La question essentielle me semble être de savoir à quelles sources l’Agence puise le soutien dont elle dispose, si ce soutien sera renforcé ou affaibli par une évolution et si d’autres forces que celles qui sont actuellement en jeu peuvent être mobilisées pour porter l’avenir.

Anatomie sommaire d’un succès

( André Lebeau, Eléments d’une stratégie française dans le domaine spatial , section 2 Anatomie sommaire d’un succès, CPE Etude, n° 60, Mai 1985)

L’inventaire des éléments qui entrent dans le succès actuel du programme spatial et l’analyse des cheminements suivis sont des préalables utiles à une réflexion tournée vers l’avenir.

On distinguera deux aspects dans cette brève rétrospective : le contenu des programmes et les structures de décision et de mise en œuvre.

Programmes.

Le programme français et le programme européen ne contiennent aucune catégorie originale par rapport aux programmes américains et certaines catégories en sont absentes. Ils ont généralement établi, avec quelques années de retard, une capacité dans les secteurs que le programme américain avait explorés et ils ont, à l’occasion, bénéficié pour cela d’une coopération avec la NASA.

  1. a) S’agissant des satellites d’application, la démarche a consisté à discerner les domaines porteurs d’une promesse de marché ou d’un besoin de service public et à entreprendre pour chacun d’eux, dans un cadre national, bilatéral ou européen, un effort de développement approprié. Ainsi se sont constituées des capacités dans le domaine des télécommunications, de la météorologie et de la télédétection :

– le développement des télécommunications spatiales fut engagé dans un cadre bilatéral franco-allemand avec le développement d’un satellite expérimental : Symphonie, phase initiale relayée par un programme européen débouchant sur la création d’un véhicule opérationnel suivi de son exploitation dans le cadre du service public européen (Eutelsat et les satellites E. C. S.) et du service public français (D. G. T. et Telecom 1).

La création d’une capacité de télévision directe s’inscrit dans la suite logique de cette démarche avec le projet franco-allemand TDF 1/TV SAT et avec le développement, par l’Agence Spatiale Européenne, de la plate-forme L. SAT ; ces développements s’appuient sur le savoir- faire acquis par l’industrie dans la conduite des projets de télécommunication,

– en matière de météorologie, le satellite géostationnaire Meteosat, étudié par la France dans le cadre national et réalisé dans le cadre européen, fournit une partie de la couverture mondiale et s’inscrit dans la CGMS ( Coordination des Satellites Météorologiques Géostationnaires),

– enfin, dans le domaine de la télédétection, le projet SPOT, projet national auquel contribuent, dans le cadre d’accords bilatéraux, plusieurs pays européens (Suède, Belgique) et dont le lancement est prévu en 1985 marquera une entrée délibérée dans l’exploitation commerciale des images de la Terre.

Ce programme a laissé de côté divers secteurs : navigation, satellites militaires d’observation, satellites météorologiques en orbite basse, pour se concentrer sur certaines applications civiles, celles dont l’avenir, à la lumière de l’expérience américaine, semblait le plus prometteur ou celles qui, comme les satellites météorologiques géostationnaires, correspondaient à un besoin spécifique de l’Europe. Il a réussi, dans les domaines choisis, à créer une capacité européenne comparable à la capacité américaine tant en ce qui concerne le niveau technologique que les coûts de production. Il a bénéficié, dans cette entreprise, pour les projets qui ne comportaient pas de perspectives commerciales immédiates, d’une aide américaine directe en ce sens que l’accès à l’expérience de la NASA lui a été largement ouvert ; ce fut le cas par exemple pour le programme Meteosat. Pour les programmes visant des débouchés commerciaux et susceptibles de conduire à des concurrences entre industriels américains et européens, cette aide directe a naturellement fait défaut mais l’accès à diverses technologies qui n’étaient pas, ou pas encore, disponibles en Europe (moteurs d’apogée, roues d’inertie, détecteurs C.C.D. de SPOT, enregistreurs magnétiques embarquables, etc.) est resté largement ouvert. Cela explique la rapidité avec laquelle le retard accumulé par l’Europe a pu être comblé.

S’agissant de la nature des services fournis, le programme de satellites d’applications n’a donc pas cherché à innover. Il faut mentionner cependant la place particulière du système Argos, popularisé par son utilisation dans les courses océaniques. C’est le seul système opérationnel capable, sur toute la surface du globe, de localiser des plates-formes et de collecter les messages qu’elles émettent ; il a entre outre donné naissance au système de satellites de sauvetage Sarsat-Cospas. Embarqué sur les satellites américains NOAA, il constitue une retombée technique du programme scientifique Eole, lui-même conduit par le CNES en coopération avec la NASA. Il faut noter également que la stagnation d’origine institutionnelle du programme américain de Télédétection a permis au satellite SPOT de prendre dans ce créneau une nette avance. Mais, au total, on caractérise correctement le programme français et le programme européen d’applications en les qualifiant de programmes de rattrapage remarquablement réussis dans les secteurs essentiels.

  1. b) S’agissant des moyens de lancement, l’édification d’une capacité européenne a connu quelques méandres et quelques déboires avant de déboucher sur un succès. La France a conduit en parallèle une entreprise nationale, la construction du lanceur léger Diamant (13 exemplaires lancés dont 11 avec succès de 1965 à 1975 dans trois versions successives Diamant A, B et B. P. 4), et une entreprise européenne, la construction du lanceur Europa dans le cadre du CECLES/ELDO.

Le bilan de ces deux entreprises en termes de capacité opérationnelle est nul ; les performances du Diamant B. P. 4 étaient insuffisantes pour lui ouvrir aucune espèce de marché et justifier que fût industrialisé un premier étage à liquide qui était propre au lanceur. L’utilisation du missile britannique Blue Streak comme premier étage d’Europa II et la réadaptation tardive à l’orbite géostationnaire des étages supérieurs d’un lanceur conçu initialement pour l’orbite basse conduisaient à un engin coûteux et médiocre. Mais surtout la structure de l’ELDO était totalement inadaptée à la réalisation d’un système technique à la fois complexe et fortement intégré ; elle conduisit à l’effondrement de l’entreprise et à son abandon, entraînant dans sa ruine l’annulation du projet Europa III qui aurait pu doter l’Europe d’un lanceur performant.

En termes de savoir-faire technologique et de maîtrise du développement d’un système, le bilan de cette première étape est au contraire nettement positif. Elle a fourni la base sur laquelle le programme Ariane a pu s’édifier très rapidement. Parmi les éléments les plus importants, citons : la maîtrise des moteurs utilisant des ergols liquides stockables acquise sur le premier étage des Diamant, sur le second étage Coralie d’Europa II et avec le développement du moteur Viking initialement destiné à Europa III ; la maîtrise de la propulsion cryogénique acquise par des études poursuivies en marge du programme Diamant; la capacité de conception et de réalisation d’un système de lancement développée notamment avec les versions successives de Diamant. On peut y ajouter, élément négatif mais néanmoins précieux, l’expérience collective acquise par les partenaires européens, dans le cadre de l’ELDO, des effets désastreux d’une structuration insuffisante des responsabilités d’exécution. On mesure sur ces exemples combien l’évaluation globale des bénéfices d’un grand programme est une tâche complexe et d’ailleurs, le plus souvent, tout à fait négligée. L’échec commercial de Concorde occulte totalement la montée de la capacité technique de l’industrie aéronautique européenne associée à ce programme ; l’échec d’ELDO dissimule la maturation d’une capacité européenne, au point que nos partenaires américains n’ont cru que très tardivement au succès d’Ariane. Plus généralement, l’identification et la quantification des bénéfices indirects des programmes techniques ne reçoivent qu’une attention distraite. Les remarquables travaux du BETA sur les bénéfices économiques indirects associés aux contrats de l’Agence Spatiale Européenne ont été reçus avec un mélange de scepticisme et d’indifférence et n’ont pas été poursuivis.

Quoi qu’il en soit, le programme Ariane conçu par le CNES entre 1972 et 1975, a largement capitalisé l’acquis des projets antérieurs.

Les choix qui ont présidé à sa conception étaient simples :

– donner la priorité à l’accès à l’orbite de transfert géostationnaire où réside l’essentiel du marché prévisible au détriment des autres orbites ; certes le lanceur est utilisable pour les orbites circulaires basses mais l’optimisation coût-efficacité a été conçue en fonction de l’orbite de transfert géostationnaire ;

– limiter le risque technologique en utilisant des technologies maîtrisées ou des éléments disponibles ; la réutilisation du moteur Viking et du premier étage de l’Europa III, la limitation du diamètre et de la poussée du troisième étage cryogénique, le choix d’une architecture triétage à l’opposé de la structure biétage dotée d’un gros étage cryogénique qui avait été retenue pour Europa III, vont dans ce sens ;

– contenir le coût de production par la limitation du degré de «sophisti- cation» des solutions retenues et la réutilisation d’éléments identiques : utilisation de réservoirs identiques pour les deux ergols sur le premier étage, adaptation au second étage du moteur du premier étage.

En outre Ariane possède un potentiel de croissance dont l’exploitation, selon des lignes analogues à celles de la célèbre filière Thor-Delta (accroissement de la poussée des moteurs, allongement des réservoirs, adjonction de boosters latéraux, augmentation des dimensions de la coiffe) conduit à la version Ariane IV, tout à la fois beaucoup plus puissante que le lanceur initial et plus adaptable à la diversité des charges utiles. Le choix du nombre et de la nature des boosters latéraux et celui des dimensions de la coiffe pourvoient à cette adaptabilité.

L’ensemble de ces choix est pour l’heure sans équivalent dans le monde occidental. La navette spatiale est optimisée pour l’orbite basse et son utilisation pour les lancements en orbite de transfert moyennant l’adjonction d’étages supplémentaires dans la soute conduit à des coûts élevés. Quant aux lanceurs conventionnels américains de taille comparable à Ariane, ils utilisent tous, comme premier étage, un missile balistique plus ou moins transformé dont le coût grève celui du lanceur(c’est le cas pour Atlas et Titan) ou dont les dimensions sont insuffisantes pour permettre l’emport des charges les plus lourdes (c’est le cas du lanceur Delta qui utilise une version allongée de l’IRBM Thor). Ariane demeure, en l’état actuel des choses, par ce qui semble une faiblesse persistante de la programmation américaine, le seul système de lancement disponible qui soit délibérément adapté au marché commercial géostationnaire. Cela explique l’aisance avec laquelle ce système a permis une percée commerciale, les seuls obstacles auxquels celle-ci se heurte étant d’ordre politique et non le fait d’un concurrent compétitif en terme de coût-efficacité. La disponibilité d’un champ de tir à proximité immédiate de l’équateur accentue naturellement l’avantage que donnent les choix techniques fondamentaux.

  1. c) Indépendamment de ses objectifs propres, la composante scientifique a joué un rôle important dans la dynamique des activités spatiales françaises et européennes. Elle a fourni, avec l’ESRO, l’une des bases sur lesquelles s’est structurée la coopération européenne et, elle demeure, avec le programme scientifique “obligatoire”, le noyau dur de l’Agence Spatiale Européenne. Elle a pourvu d’un thème permanent la coopération avec les Etats-Unis tant au niveau national qu’au niveau européen. Avec la coopération spatiale franco-soviétique, elle a créé le seul secteur d’échanges actifs et permanents entre les activités spatiales soviétiques et occidentales. Enfin, dans les débuts du programme, avec les satellites Diamant, elle a fourni les thèmes autour desquels s’est fait l’apprentissage des techniques. Dans le même temps, elle répondait correctement à son objectif fondamental : donner à la communauté scientifique un accès à la technique spatiale indispensable au développement et même à la survie de certaines disciplines : astronomie, sciences de la Terre, planétologie.
  2. d) Enfin une infrastructure permanente sur laquelle s’appuient les projets successifs qui forment le programme s’est constituée progressivement. Elle comporte l’ensemble des éléments nécessaires à l’autonomie du programme :

– le centre de lancement de Guyane ; ce site exceptionnel, sans équivalent dans le monde, ouvre accès à toutes les orbites. La proximité de l’équateur est un avantage décisif ; elle permet d’accèder directement à une orbite de transfert dont le plan est presque confondu avec celui de l’orbite géostationnaire.Il en résulte une économie des ergols du satellite consommés pour circulariser l’orbite de transfert, et un accroissement corrélatif de la durée de vie. Enfin, les dimensions du domaine disponible permettent une extension pratiquement illimitée, jusques et y compris l’installation d’une piste d’atterrissage pour de futurs planeurs hypersoniques ;

– un ensemble de stations de télémesure et d’orbitographie et de centres de contrôle ;

– des moyens d’essai lourds rattachés aux établissements publics et acces sibles à tous les industriels engagés dans les activités spatiales ;

– des établissements techniques nationaux et européens (Centre Spatial deToulouse (CST) pour le CNES, ESTEC et ESOC pour l’ESA, auxquels s’ajoutent quelques centres de moindre importance chez les partenaires européens),correctement articulés aux activités industrielles.

S’agissant de cette infrastructure, on ne peut nier qu’un contexte de rivalité entre les partenaires de la coopération européenne, comme d’ailleurs entre les principaux établissements techniques, a conduit à quelques incohérences et à un certain degré de surinvestissement. C’est ainsi que le réseau européen de stations de télémesure et le réseau français se juxtaposent plutôt qu’ils ne se complètent. La croissance, plus rapide que prévue, des activités spatiales permet d’utiliser correctement la capacité totale qu’ils fournissent, mais elle ne remédie pas aux inconvénients qui résultent du choix de normes incompatibles. Tous les programmes spatiaux semblent sujets à cette maladie hypertrophique de l’infrastructure terrienne. Il semble que l’ambition spatiale des pays membres de l’ESA s’exprime plus volontiers par l’hébergement de certaines implantations terriennes que par la volonté de prendre le leadership de projets. Les effets négatifs de cette tendance sur l’équilibre du programme européen demeurent cependant limités ; ils ne sont guère supérieurs à ce qu’on peut observer aux Etats-Unis.

Structures de décision et de mise en œuvre :

La structure sur laquelle s’appuie le développement du programme spatial français est nécessairement à la fois complexe et évolutive : complexe parce qu’elle met en relation des partenaires nombreux et divers, évolutive parce qu’elle doit s’adapter à une entreprise dont les caractéristiques qualitatives et quantitatives se transforment très rapidement. Elle possède cependant, depuis les origines, un certain nombre de traits permanents.

  1. a) Les constantes :

La constitution d’une capacité spatiale est en France, depuis les origines, une affaire de gouvernement. Cela se traduit par deux aspects essentiels :

– les décisions importantes qui jalonnent la définition et la mise en œuvre de la politique spatiale sont arrêtées par des conseils interministériels, présidés par le Premier Ministre ou par le Chef de l’Etat,

– un établissement public, le Centre National d’Etudes Spatiales, concrétise l’unité de cette politique ; il est tout à la fois chargé de l’élaborer, de la soumettre au gouvernement, de la mettre en œuvre, et de représenter la France dans ses relations avec les partenaires étrangers.

En cette matière, les pratiques de nos partenaires européens sont extrêmement diverses ; très peu, parmi les onze Etats-membres de l’Agence Spatiale Européenne, disposent d’une structure centralisée et spécialisée analogue au CNES. Ce n’est le cas ni de l’Allemagne, où le DFVLR couvre un secteur beaucoup plus large mais n’exerce pas de responsabilités politiques, ni du Royaume-Uni où les responsabilités spatiales sont éparpillées entre les structures utilisatrices, ni de l’Italie. La création d’une telle structure centrale est envisagée depuis peu en Grande-Bretagne et l’idée en est agitée en Italie depuis plus d’une décennie. Seule la Suède a pris, pour traiter des affaires spatiales, des dispositions voisines de celles qui prévalent en France.

Il ne fait pas de doute que la continuité, la cohérence et l’efficacité que permet une telle structure entrent pour une part essentielle dans le succès du programme français et dans la place de leader qu’occupe la France en Europe.

Par ailleurs, la politique spatiale de la France présente depuis ses origines un autre trait permanent qui est de s’assigner un objectif d’autonomie en recourant pour cela à la coopération européenne. Deux éléments ont concouru à reporter au plan européen l’ambition de créer une capacité autonome et à renoncer, en matière spatiale, à la différence de ce qu’on a fait dans le domaine nucléaire, à la constitution d’une capacité autarcique : d’une part le désir de partager les charges d’une entreprise dont les bénéfices ne sont pas, tant s’en faut, immédiats, d’autre part et surtout l’insuffisance de la dimension nationale pour la constitution d’un marché captif qui ne peut guère se concevoir qu’à l’échelle de l’Europe.

En regard de cette constante de la politique spatiale française, les attitudes de nos partenaires européens sont extrêmement variées. Elles vont de l’absence de toute ligne directrice discernable à une divergence marquée portant sur le degré de dépendance vis à vis de la capacité spatiale américaine. La constitution d’une capacité autonome européenne place inévitablement les relations avec les Etats-Unis dans un contexte ambigu où coexistent compétition et coopération. L’aide décisive apportée par la NASA au démarrage des activités européennes fait en outre apparaître, dans certains milieux européens et notamment dans le milieu scientifique, cet affranchissement comme un acte d’ingratitude, une sorte de meurtre du père. En outre, les différences qui marquent les relations politiques des membres de l’Europe spatiale avec les Etats-Unis se reflètent naturellement dans la formulation de leur politique spatiale. Ces divergences se sont cristallisées autour de la constitution d’une capacité de lancement, symbole et point de passage obligé de la construction d’une capacité autonome ; le succès tend à les atténuer, mais il reste que la Grande Bretagne, par absence d’ambition nettement formulée, et l’Allemagne, par ses réticences vis-à-vis de l’autonomie ont été, à l’endroit de cet objectif qui est l’une des constantes de la politique française, des partenaires difficiles.

Autant et plus qu’un problème français, la nouvelle génération spatiale posera donc un problème d’interdépendance des partenaires européens et de solidarité européenne.

  1. b) Les acteurs :

Le programme spatial met en jeu trois catégories principales d’acteurs institutionnels :

. Les agences spatiales,

.Les industries , . Les structures utilisatrices.

Dans beaucoup de domaines de la technique, la première et la troisième catégorie se trouvent confondues (la SNCF ne s’appuie pas sur une agence spécialisée pour définir l’évolution de ses matériels). S’agissant de l’espace, cette séparation des fonctions de concepteur-créateur et d’utilisateur, qui est générale dans le monde, trouve sa justification dans la conjonction de deux caractères propres à cette technique :

– il s’agit d’une technique nouvelle qui exige qu’on se donne le moyen d’accumuler initialement une compétence globale dans une structure spécialisée,

– elle débouche sur des applications très diverses qui ne conduisent à aucune unité dans l’exploitation ; aucune structure existante n’est donc a priori désignée et qualifiée pour s’investir de cette responsabilité.

Ce dernier caractère est permanent et confère à l’existence des agences spatiales une grande stabilité.

Le programme spatial français s’appuie sur deux agences : le CNES d’une part et l’Agence Spatiale Européenne (ASE) d’autre part auprès de laquelle le CNES est le représentant du gouvernement français.

Ce dualisme reflète un caractère fondamental du programme français : celui d’être une ambition nationale qui ne peut s’épanouir qu’au niveau européen. Dans sa gestion quotidienne, il comporte bien des difficultés qui relèvent de deux sources :

– une inévitable rivalité entre les corps exécutifs de l’agence nationale et de l’agence européenne,

– une disparité dans la façon dont les différents Etats-membres conçoivent le rôle de la structure européenne ; on va ainsi de l’absence de toute ambition définie à un dessein d’intégration complète de type supranational en passant par des intermédiaires dont l’attitude française est un exemple; une telle hétérogénéité ne facilite évidemment pas le fonctionnement des organes de décision de l’ASE.

En dehors de ces deux agences, les programmes bilatéraux (Symphonie, TV Sat) ont conduit occasionnellement à créer des structures exécutives de dimensions modestes et d’existence éphémère. Pour complexe que paraisse ce système, il ne semble guère possible de le simplifier de façon substantielle car cette complexité se calque sur celle du dessein auquel il est adapté.

A l’autre extrémité de la structure de mise en œuvre se trouvent les utilisateurs. Peu concernés dans les débuts du programme, ils le sont de plus en plus au fur et à mesure que les activités opérationnelles se développent. Il convient de distinguer au départ ce qui concerne les satellites et ce qui concerne les lanceurs.

S’agissant des satellites, il existe une grande diversité de situations à l’endroit des structures utilisatrices, diversité qui peut, en définitive, dans les applications actuelles, se ramener à deux grands cas :

– la structure utilisatrice existe : c’est le cas pour les satellites de télécommunication avec la D. G. T., pour les satellites météorologiques, avec la Météorologie Nationale, etc. Dans ce cas, l’articulation de cette structure avec les agences spatiales ne pose que des problèmes de modalité. Ceux-ci peuvent être à l’occasion aigus : partage des responsabilités entre les agences spatiales et les utilisateurs, cheminement des financements publics, structuration à l’échelle européenne des entités utilisatrices (cf. Eutelsat, Eumetsat). La situation se trouve quelque peu simplifiée en France et en Europe par le fait que les structures utilisatrices existantes, même celles qui ont une activité commerciale, sont en général des services publics,

– La structure utilisatrice n’existe pas ; il faut alors la créer ; c’est le cas pour la télédétection spatiale, service nouveau qui ne se substitue à aucun autre et dont les usagers potentiels (end users) sont très divers. La création, sous l’impulsion du CNES, d’une entité privée, SPOT-IMAGE, constitue une première réponse à ce problème.

S’agissant des lanceurs, la situation est toute différente, elle est caractérisée par l’existence d’un produit normalisé et le peu de diversité d’une clientèle constituée par les promoteurs et les constructeurs de systèmes spatiaux, ensemble aisé à recenser au plan mondial. Le problème des relations avec l’utilisateur se réduit à celui de la commercialisation d’un produit bien défini, le lancement.

Enfin, l’industrie, troisième grand partenaire de ce jeu d’acteurs, est celui où s’accumule progressivement le savoir-faire qui est la base même de la capacité spatiale. L’industrie spatiale ne possède pas spontanément d’unité forte. Si on laisse de côté les équipements terriens : stations, centre de contrôle, qui ne possèdent pas de spécificité très marquée, elle se divise en deux grandes branches, celle des lanceurs et celle des satellites.

L’industrie des lanceurs repose pour l’essentiel sur les mêmes savoir-faire que l’industrie aéronautique et celle des engins balistiques militaires ; elle constitue une branche d’un ensemble plus vaste dont on ne saurait la rendre indépendante. Le problème spécifique essentiel qu’elle pose est celui d’une structure de commercialisation unique, capable d’assurer un interface efficace avec les utilisateurs que nous avons évoqués plus haut, problème somme toute analogue à celui que posait la commercialisation d’un avion de ligne européen comme l’Airbus. Il a été résolu par la création d’Arianespace qui joue, mutatis mutandis, le même rôle qu’Airbus Industrie.

En ce qui concerne les satellites, la situation est beaucoup plus complexe. Les technologies qui se combinent dans le système autonome que constitue un véhicule spatial sont extrêmement diverses et, à quelques exceptions près, n’ont nullement avec la technique spatiale une relation d’exclusivité. La spécificité du savoir-faire réside ailleurs que dans leur maîtrise ; elle se situe dans la capacité de conception d’un système complexe et très fortement intégré, dans la rigueur des procédures de qualification qui permettent d’assurer la fiabilité du véhicule spatial par la mise en œuvre de procédures, de sélection et d’essais portant sur les composants, les équipements, les sous systèmes et pour finir sur le système tout entier, et enfin dans des procédures de gestion de projet assurant la maîtrise des délais et des coûts. La capacité de maîtrise d’œuvre résulte de la conjonction de ces savoir-faire ; elle a été créée en France chez deux industriels : l’Aérospatiale et Matra dont le premier est un «avionneur» cependant que le second exerce une gamme très ouverte d’activités. Mais rien n’exclut a priori qu’elle puisse se créer chez un «électronicien» comme Thomson-C. S. F.

Le produit de l’activité du maître d’œuvre est défini par un dialogue avec le client qui peut être une entité utilisatrice ou une agence spatiale ; c’est un produit fait à la demande ; le stade de la standardisation n’est pas atteint en Europe (il commence à peine à l’être dans une firme comme Hughes). La diversité de la clientèle est très grande et le problème de la commercialisation, c’est-à-dire de l’articulation entre la capacité de maîtrise d’œuvre et le marché, est d’une complexité sans commune mesure avec ce qu’on observe dans le domaine des lanceurs. La conquête d’une fraction du marché mondial – en l’état actuel du développement de la technique spatiale, du marché concernant les télécommunications spatiales – est un objectif essentiel du programme spatial ; ces particularités de l’industrie des satellites posent dès lors des problèmes difficiles qui sont mal résolus :

– degré de concentration de l’industrie spatiale, c’est-à-dire nombre des maîtres d’œuvre en France et en Europe,

– rôle respectif des agences spatiales et des grandes entités utilisatrices vis-à-vis de ces maîtres d’œuvre,

– organisation de la commercialisation.

Equilibres et tendances :

Le succès du programme spatial réside pour une large part dans la maîtrise d’un certain nombre d’équilibres interdépendants dans un contexte caractérisé à la fois par un réseau complexe de partenaires et par une évolution rapide de l’état de la technique. C’est dire que ces équilibres, ou plutôt ces déséquilibres contrôlés, ne sont ni stables ni immuables, et que la politique spatiale doit en garder la maîtrise :

– équilibre entre les différents cadres disponibles pour la mise en œuvre des projets et la mise en place des infrastructures : cadre national, bilatéral, européen ;

– équilibre, fortement lié au premier, entre le degré d’autonomie du programme national, garant de son dynamisme et de la maîtrise de ses orientations, et le degré de dépendance européenne voire internationale qu’impose sa diversification et la recherche de débouchés étendus ;

– équilibre entre l’autonomie de la capacité industrielle nationale et la distribution des compétences à l’échelle de l’Europe qu’impose l’édification d’une capacité européenne ;

– équilibre entre l’effort d’étude et de développement et les activités de déploiement et de mise en œuvre, garant de la progression harmonieuse du programme sur les années à venir ;

– équilibre entre le financement fourni par les utilisateurs et le financement acheminé par l’intermédiaire des agences spatiales, comme entre les responsabilités de ces protagonistes, l’un garant de l’adaptation des projets aux besoins des applications, l’autre de l’unité du programme et de ses objectifs généraux ;

– équilibre enfin entre les efforts investis dans les véhicules spatiaux d’une part, dans les systèmes de transport spatial d’autre part, et en troisième lieu dans la création d’une infrastructure.

Pendant la période qui s’est écoulée depuis les origines du programme jusqu’à l’époque actuelle et qui a permis, partant de zéro, de créer une capacité opérationnelle, les activités de déploiement et de mise en œuvre sont apparues et ont pris une importance relative croissante ; parallèlement le rôle des utilisateurs s’est accentué et leur participation au financement s’est accrue ; le souci de préserver l’autonomie du programme a conduit enfin à accorder une attention prioritaire à la création d’un système de transport spatial.

 

Faut-il choisir l’espace?

(André Lebeau, document personnel, 1966)

 

On présente souvent la recherche spatiale comme une option qu’une grande nation peut écarter ; plus encore, on en fait une activité de prestige dont une éthique sociale plus rigoureuse devrait détourner les sociétés humaines ; y renoncer se pare ainsi d’une certaine grandeur et la décision de le faire est le signe d’une maturité politique.

C’est oublier que les peuples pour progresser ont besoin de tendre leur effort vers un but idéal. L’histoire nous montre que ce moteur irrationnel n’a jamais fait défaut aux nations qui ont changé le monde. Le désir d’hégémonie rendu possible par un certain degré de l’évolution technique, et sa manifestation la plus immédiate, la course aux armements, ont pris le relais des entreprises soutenues par la foi religieuse. Aujourd’hui le ressort s’épuise ; la perfection de ses achèvements le prive de son objet final qui est la guerre. Aussi faut-il assigner aux efforts collectifs des hommes un nouveau but.

Mais ce but ne saurait être quelconque ; il faut qu’il pousse au premier plan les hommes d’action et de caractère “que le train ordinaire des chose favorise mal” ; sur ce plan il n’existe pas de substitut actuel à la conquête de l’espace. Parmi les entreprises humaines aucune ne possède ce caractère dramatique, aucune n’exige à un plus haut degré de ceux qui la conduisent, au côté de l’intelligence, les qualités d’instinct et de décision, aucune n’est aussi riche d’événements et d’actions. Aussi n’est-il pas étonnant que les esprits qui consacrent à la spéculation une activité exclusive et qui ont quelque peu perdu le sentiment des nécessités de l’action lui manifestent une répugnance instinctive, la même qu’ils éprouvent pour l’art de la guerre. Et de fait il n’est pas difficile de citer des domaines, recherches médicales, urbanisme, dont le progrès est plus directement utilisable par la société pour la satisfaction individuelle de ses membres ; mais aucun n’est de nature à lui assigner un idéal collectif. Certes, on peut bien regretter que les sociétés humaines ne soient pas guidées par les seules motivations d’une logique supérieure qui les conduiraient à la perfection par les voies les plus directes mais c’est regretter qu’elles soient composées d’hommes.

Ainsi les deux plus puissantes nations du monde se sont engagées depuis plusieurs années dans ce chemin, y investissant d’énormes ressources financières, techniques et humaines, bouleversant leur industrie, leurs universités, mobilisant pour chaque étape de cette conquête la presse, la radio et la voix de leurs hommes politiques.

Face à cette décision et à cette puissance, que doit faire la France? Doit-elle se replier à l’abri de défenses qui bientôt décourageront toute agression, et devenir un de ces peuples heureux dont on dit qu’ils n’ont pas d’histoire, doit-elle et peut-elle s’engager dans la même voie, assigner des objectifs à son ambition, se donner les moyens de les atteindre, se tailler sa place.

Les conséquences d’un renoncement sont difficiles à apprécier parce qu’ils s’étendent à deux ordres. Sur le plan technique tout d’abord nous en arriverons bien sûr, très rapidement, à un état d’entière dépendance dans des domaines essentiels, c’est-à-dire que nous échappera dans un délai de dix à vingt ans tout contrôle sur les communications internationales, la diffusion de l’information télévisée, la prévision du temps clef du planning de la production agricole, l’organisation des transports et le contrôle de la navigation aérienne et maritime. Ce sont là des faits qu’on ne peut discuter. Sommes nous prêts à les accepter, sommes nous prêts à être la génération qui a pris la responsabilité d’un tel choix.

Mais surtout sommes nous prêts à être un peuple qui se tiendra à l’écart du plus puissant des courants qui animent la civilisation moderne. Mesurons nous vraiment à quel degré de sclérose ce renoncement nous prépare. En vérité il semble impossible qu’une nation comme la France l’accepte ; la seule question est de savoir si nous prendrons conscience nous même de l’enjeu qui s’attache à nos choix ou si l’un de nos voisins, plus lucide, saura par sa décision réveiller chez nous le sens des rivalité traditionnelles et nous entraîner à sa remorque. Serrons nous le berger ou suivrons nous le troupeau?

Mais à supposer que la décision soit prise, la France aura-t-elle les moyens de réaliser ses ambitions.

C’est une opinion communément exprimée, devant ce qui se fait outre-Atlantique et en Union Soviétique, que notre pays n’a plus aucune chance d’imprimer sa marque dans le cours des choses. On se résigne alors à entretenir une activité modeste dont on cherche à exploiter au mieux les succès occasionnels mais dont les objectifs n’ont pas été en définitive assignés. On prive ainsi notre effort de l’élan qui naît d’un dessein élevé sans voir que ce dessein peut être conçu et qu’il est à la portée de notre main.

Des retours en arrière sur un passé récent devraient pourtant suffire à nous éclairer. C’est en 1945 que fut créé le Commissariat à l’énergie atomique ; l’état de notre économie au sortir de la guerre, le caractère dérisoire de nos premiers efforts devant ce qui se faisait ailleurs auraient dû nous détourner de ce choix, orienter nos préoccupations vers des secteurs plus immédiatement rentables. Imagine-t-on de combien serait diminué le poids de la France dans le monde d’aujourd’hui si cet engagement difficile n’avait pas été consenti à temps. Le projet Concorde est aussi l’exemple d’une entreprise où une décision prise tôt et une entière détermination dans la conduite des affaires ont réussi non seulement à surmonter un handicap à la fois technique et économique mais encore à renverser l’avantage à notre profit. Enfin, faut-il rappeler que l’écrasante supériorité des États-Unis et de l’Union Soviétique dans le domaine des armes stratégiques n’a pas détourné notre pays du dessein arrêté de se doter d’un système d’armes à la mesure de notre temps. Dès lors pourquoi accepterions nous une démission dans un domaine dont dépend si visiblement l’avenir de la civilisation technique. Soixante quinze ans seulement se sont écoulés depuis les premiers bonds de l’Eole de Clément Ader, aucun signe ne marque un ralentissement du progrès technique, il faut que dans soixante quinze ans les habitants de notre pays puissent participer à ce qui sera la projet Concorde d’alors, il ne faut pas qu’ils puissent penser que la fin de ce siècle a marqué le début de leur effacement.

Pour ce qui est des objectifs, ils s’imposent avec évidence, déterminant les choix nécessaires et fixant la mesure de notre effort.

Il faut que la France développe la capacité d’utiliser la technique spatiale dans tous les domaines où cette utilisation revêt une importance économique directe, télécommunications, météorologie, contrôle de la navigation aérienne puis diffusion de l’information télévisée et cela dans le cadre soit d’entreprises purement nationales soit d’entreprises multinationales où existe un véritable partage des responsabilités techniques, c’est-à-dire analogues au projet Concorde et à l’opposé de ce qu’est notre participation à la COMSAT.

Si nous ne sommes pas capables d’atteindre ce but, demain tous les satellites parleront anglais ou russe à l’exception, peut-être de ceux qui déverseront sur notre pays une information dirigée et pour nous incontrôlable.

L’effort national devra être aussi conçu pour être le moteur d’un effort européen à la tête duquel il nous placera naturellement. Il serait illusoire cependant d’imaginer qu’une véritable coopération européenne, seule capable d’affronter sur un pied d’égalité les partenaires américains et soviétiques, puisera sa force ailleurs que dans les initiatives des nations et qu’en l’état actuel des choses elle pourra se passer du ressort des rivalités nationales.

Comparant les moyens qui pourraient être investis dans notre programme et les sommes que les États-Unis y consacrent, on est saisi par le sentiment d’une décourageante disproportion. Le budget 1965 de la NASA était de 4,9 milliards de dollars, soit environ 20 milliards de Francs, alors que l’on envisage de consacrer 2 milliards de Francs à l’espace dans le cadre du Vème plan, soit en moyenne 400 millions par an ; les moyens mis à notre disposition seraient ainsi dans le rapport de 1 à 50, mais vis-à-vis des objectifs que nous nous sommes assignés, l’étendue de ce désavantage n’est qu’apparente.

On peut estimer que le vol humain ne jouera pas, au moins dans les prochaines décades, un rôle significatif dans le développement des secteurs de l’activité spatiale dotés d’une importance économique réelle. Dès lors il convient de retirer de la comparaison précédente les 3,5 milliards de dollars que la NASA consacre aux programmes Gemini, Apollo, et au développement des lanceurs qu’ils exigent ; le rapport des forces n’est plus alors que de 1 à 15. Encore faut-il observer que d’une part l’effort envisagé dans le cadre du cinquième plan est très loin d’atteindre un niveau où il pèserait de façon significative sur l’économie nationale, que, d’autre part, la NASA engage, sur la fraction de son budget qui ne concerne pas le vol humain, de grandes opération auxquelles nous pourrions renoncer sans que l’homogénéité de notre effort en soit affectée.

C’est ainsi que les programmes d’exploration lunaire et planétaire RANGER et MARINER représentent environ …….. de ce budget.

On en arrive alors à l’idée que des choix rigoureux et un relèvement raisonnable du niveau de nos investissements nous mettraient en mesure de conduire nos entreprises, dans les domaines que nous avons sélectionnés, en y apportant des moyens comparables à ceux dont disposent par exemple les États-Unis, et d’exercer ainsi une influence significative.

Du double objectif de la maîtrise des applications et du leadership européen découlent les choix techniques:

  • D’abord et de toute évidence nous devons exclure de notre programme tout investissement dans domaine du vol humain.
  • Nous devons nous assurer le contrôle des opérations de lancement par la possession d’un champ de tir national ouvert à nos partenaires étrangers et aux organisations européennes.
  • Nous devons développer la capacité de placer des charges utiles raisonnables en orbite stationnaire ou en orbite synchrone car cette capacité est la clef technique des applications de l’espace. Nous devons donc organiser entièrement en vue de cet objectif les programmes de lanceurs et de véhicules.
  • Nous devons nous assurer des moyens autonomes d’observer nos véhicules spatiaux et de recevoir les informations qu’ils transmettent.
  • Nous devons consentir l’effort technologique nécessaire pour développer et produire dans notre industrie les composants de haute qualité indispensables.

Enfin, tout en menant à bien cet effort cohérent d’indépendance, nous devons nous efforcer de maintenir une osmose technique avec les États-Unis et d’en établir une avec l’Union Soviétique. Ce n’est qu’à cette condition que nous pourrons aller vite en évitant les mille obstacles qui ont ralenti la marche des précurseurs. Mais qu’on ne s’y trompe pas, cette osmose n’est possible que s’il y a chez nous un effort autonome et authentique ; les enseignements qu’elle peut apporter n’ont de valeur réelle que pour ceux qui s’efforcent vers un but concret.

  1. Recherche scientifique.

 

Cette section comporte un seul texte qui est celui d’un article publié dans la revue de l’Académie des Sciences: “La vie des sciences” , en Septmbre1996.

Programme spatial et recherche scientifique.

( André Lebeau, Programme spatial et recherche scientifique, La vie des sciences, Septembre 1996, Gauthier Villars)

L’espace et la connaissance.

L’apparition d’une technique nouvelle est presque toujours celle d’un outil au service de la connaissance scientifique et la technique spatiale n’y fait pas exception. Par une démarche inverse, les avancées de la connaissance fournissent l’amorce de techniques nouvelles dont la demande socio-économique porte ensuite le développement. Il serait aisé de fournir maints exemples de ces mécanismes ; la source de l’explosion technologique contemporaine réside dans les rétroactions croisées de la connaissance scientifique sur la technique et de la technique sur la recherche: sur l’expérimentation, sur l’observation et sur la modélisation. Science et technique que Koyré considérait comme historiquement indépendantes sont entrées en synergie forte et systématique depuis la fin du siècle dernier. Notre intention n’est pas d’analyser ce phénomène dans sa généralité mais d’utiliser cette conception pour éclairer une analyse des relations entre la technique spatiale comme outil et la recherche fondamentale comme fin.

A la différence du laser et du transistor, le satellite n’est pas né d’une science récente. Newton l’avait conçu comme une conséquence immédiate de la gravitation, mais pour que la mise en orbite d’objets techniques passe du stade de la conception théorique à celui de la maîtrise d’un savoir-faire, il a fallu attendre qu’une demande socio-économique fasse accomplir des progrès majeurs à une technique ancienne, celle de la fusée, et d’ailleurs que l’évolution générale du système technique permette ces progrès. Lorsque, il y a quarante ans, une adjonction modeste à des engins balistiques a permis d’accéder aux orbites, une nouvelle technique est née ; elle allait interagir immédiatement d’une part avec la demande socio-économique et d’autre part avec la quête de connaissances. C’est ce second mécanisme qui nous intéresse ; il convient naturellement de garder à l’esprit qu’il n’est pas dissociable de l’évolution de la technique spatiale induite elle-même, pour l’essentiel, par la demande socio-économique.

Pour prendre une vue plus complète et plus réaliste de la question, il convient de faire la part du gratuit et de l’irrationnel, c’est-à-dire de tout ce dont le lien avec des objectifs économiques ou sociétaux n’est pas identifiable ; et l’irrationnel joue un rôle important dans le cheminement de cette technique. Il est introduit par l’intervention de l’État, c’est-à-dire du pouvoir politique avec ce qu’elle comporte inévitablement de sensibilité à l’image médiatique. L’État intervient fortement dans le développement de la technique spatiale ; la légitimité et la rationalité de cette intervention sont évidentes. Il appartient à l’État, dans l’exercice de ses responsabilités fondamentales, de fournir des outils au progrès de la connaissance et d’assurer la sécurité des biens et des personnes ; à ce double titre, il est un utilisateur de la technique spatiale. Par ailleurs, il lui revient d’agir lorsque les enjeux socio-économiques sont trop lointains pour mobiliser les forces du marché ; cela implique évidemment que la démarche étatique soit guidée par une vision à moyen et long terme.

Mais à cette dimension rationnelle de l’action de l’État s’en superpose une autre qui mêle inextricablement des objectifs de prestige, la dimension médiatique de l’espace et la “part de rêve” qu’il est censé apporter aux hommes. En contrepoint de tout cela interviennent les grandes industries détentrices du savoir-faire spatial et bénéficiaires des contrats étatiques, mais dont l’engagement est souvent dicté par des préoccupations à court terme, au demeurant tout à fait honorables, de plan de charge, d’image ou de tactique à l’endroit des concurrents. Ces mécanismes ne sont sans doute pas susceptibles d’empêcher la logique socio-économique de prévaloir dans la durée et à l’échelle du monde ; mais dans le court et le moyen terme, ils sont capables de produire des divagations non négligeables des programmes étatiques y compris ceux qui concernent l’espace au service de la connaissance.

Le champ disciplinaire.

Depuis l’origine, la recherche scientifique a exploité deux catégories de possibilités nouvelles offertes par l’espace: l’accès à de nouvelles conditions d’observation de l’Univers, y compris la planète Terre, et l’accès à des conditions expérimentales nouvelles, pour l’essentiel la microgravité. Cette catégorisation coïncide avec une ligne de partage entre disciplines pour lesquelles la technique spatiale est devenue un outil essentiel et disciplines pour lesquelles elle demeure accessoire. Elle coïncide aussi, à une nuance près sur laquelle nous reviendrons, avec une distinction entre les recherches fondées sur l’observation et celles qui expérimentent sur la matière, qu’elle soit ou non vivante.

L’Univers.

Les voies de la technique spatiale au service de la connaissance de l’Univers différent radicalement selon qu’il s’agit de l’Univers lointain, étoiles, galaxies, ou de l’univers proche, le système solaire.

Dans le premier cas aucun effet de proximité n’intervient; il s’agit seulement de transposer en orbite les techniques de l’observation astronomique ce qui permet de s’abstraire des effets perturbateurs de l’atmosphère et du champ magnétique terrestre. On voit se développer dans tout ce secteur, au rythme du progrès des lanceurs et de la maîtrise des techniques satellitales, les équivalents orbitaux des instruments terrestres d’astrométrie et d’astrophysique. L’élargissement des observations à toute l’étendue du spectre électromagnétique, la disparition des effets de réfraction qui limitent la précision des mesures astrométriques, la possibilité de s’abstraire pour observer les sources faibles des effets gênants de la nébulosité, de la turbulence atmosphérique, des lumières parasites et de la durée limitée des nuits terrestres, tout cela crée un outil nouveau au service de la compréhension de l’Univers, de son origine et de son évolution. L’Europe a produit dans ce domaine une contribution majeure qui la place au premier rang mondial dans certains secteurs : l’astrométrie avec Hipparcos, l’astronomie infrarouge avec I.S.O.. C’est un aspect des choses que le succès médiatique du télescope spatial Hubble, quelle que soit la qualité intrinsèque de ce projet, ne doit pas occulter.

S’agissant du système solaire, il est accessible aux véhicules spatiaux dans toutes ses parties, sauf évidemment dans les zones trop proches du Soleil. La technique spatiale permet l’observation in situ dans tout l’espace interplanétaire et l’observation rapprochée des planètes et du Soleil. Elle donne aussi accès à l’atmosphère des planètes, à la surface de certaines d’entre elles, aux astéroïdes et aux comètes. Elle permet enfin, par une démarche inverse, de s’éloigner de la Terre et de l’observer comme on observe une autre planète. Cette symétrisation des outils dont on dispose pour l’étude de la Terre et pour celle des planètes est un des aspects majeurs de l’interaction entre la technique spatiale et la recherche. Elle trouve naturellement ses limites dans le coût des projets planétaires, mais le sens de la transformation qu’elle imprime à notre approche du système solaire est majeur et évident.

La complexité des engins spatiaux nécessaires pour la recherche sur le système solaire couvre une gamme très ouverte. Leur développement a précédé celui des projets astronomiques parce que les premiers résultats ont été acquis avec des engins plus simples que les premiers satellites astronomiques et d’ailleurs, beaucoup de secteurs peuvent encore user de véhicules spatiaux de coût et de dimensions réduites. Au contraire, il n’y a guère de limites aux exigences techniques des projets planétaires les plus ambitieux. Enfin il convient d’observer que l’accès à la surface des corps du système solaire est le second domaine, après l’expérimentation en microgravité, où recherche spatiale reprend contact avec la matière condensée, avec ce que cela implique d’intervention de la robotique et d’émergence du débat homme-robot.

La Terre.

Au regard de l’usage de la technique spatiale pour la connaissance du système solaire, la Terre joue un rôle singulier et pas seulement parce que l’orbite terrestre est la plus facilement accessible. La singularité de la recherche sur la Terre réside essentiellement dans sa proximité avec des enjeux socio-économiques et dans le fait que l’observation spatiale de la Terre tend, dans nombre de cas, à engendrer une demande permanente. Cette demande a parfois précédé l’apparition des moyens spatiaux, ce fut le cas de l’observation météorologique. Dans d’autres cas, elle est suscitée par les avancées de la recherche. L’observation de la topographie océanique par Topex-Poséidon ou celle de la couche d’ozone en offre des exemples. L’usage est de qualifier d’expérimentaux les systèmes d’observation dont la pérennité n’est pas garantie et d’opérationnels ceux dont la demande socio-économique conduit à assurer la pérennité. Le développement d’une synergie efficace entre le secteur expérimental et le secteur opérationnel est un enjeu majeur et pas seulement à des fins économiques mais aussi à des fins purement scientifiques. En effet, dans nombre de cas, la recherche sur l’environnement a besoin de mesures portant sur de longues périodes, dont l’homogénéité et la qualité soient assurées. Or les structures et la sociologie de la recherche ne la disposent pas spontanément à assurer ces tâches que les scientifiques qualifient volontiers, avec quelque condescendance, de tâches de routine. Il est vrai que l’observation de routine n’est pas à proprement parler de la recherche, mais elle fournit à la recherche la disponibilité d’un flux et d’un stock d’information essentiels. Il suffit pour s’en convaincre d’analyser l’apport de l’observation météorologique et singulièrement de la Veille météorologique mondiale à la recherche sur le climat, ou d’observer la diversité des usages scientifiques de satellites opérationnels comme Météosat ou Spot. A contrario, ce sont les programmes expérimentaux qui alimentent l’innovation dans les systèmes opérationnels. Il y a donc lieu de porter une très grande attention au bon fonctionnement de cette synergie, et ce n’est pas aussi facile qu’il y paraît.

C’est ainsi que, dans le programme européen de l’E.S.A., l’observation de la Terre a mis très longtemps à se faire une place et cette place n’est pas encore stabilisée. Que cette discipline soit porteuse d’applications a largement contribué à l’exclure du programme scientifique au motif que son intérêt économique devait lui assurer d’autres sources de financement que celle réservée à la science, et ces autres sources ont tardé à se manifester. Plus généralement, la maîtrise de la synergie expérimental-opérationnel implique un dialogue étroit, qui ne s’organise pas spontanément, entre des entités très différentes: communauté scientifique, agences de développement comme le C.N.E.S. et l’E.S.A. et structures opérationnelles comme Météo-France ou Eumetsat.

La matière et la vie

L’expérimentation sur la matière en condition de microgravité a suscité dans un passé récent de grands espoirs. Il suffit de se référer à la littérature correspondante pour en prendre la mesure (OFTA 1986). Espoir de découvertes et espoir d’applications, l’un et l’autre ont été à ce jour déçus.

C’est un phénomène fréquent, dans l’histoire de la connaissance, que l’accès à de nouvelles conditions expérimentales dévoile des phénomènes jusque-là inconnus. La découverte de la supraconductivité et de la superfluidité illustrent ce phénomène qui a d’ailleurs son équivalent dans le domaine de l’observation. Mais autant l’accès par l’espace à de nouveaux champs d’observation s’est montré fertile, autant l’usage de la microgravité a été décevant. Comme le souligne le rapport du groupe de travail établi par l’ELGRA et présidé par I. Prigogine (1995), la microgravité est un outil expérimental utile “pour l’étude de nombre de phénomènes physiques et physico-chimiques qui sont importants pour la science, l’ingénierie et la technologie”, mais elle n’a conduit à aucune découverte majeure; elle n’a pas transformé la pratique expérimentale des domaines pertinents de la recherche; elle demeure à ce jour dans un rôle accessoire.

Par ailleurs aucune activité de production en orbite qui soit économiquement viable n’a pu être identifiée ni n’est en voie de l’être. Certes, il existe des cas où la production en orbite conduit à des produits plus parfaits : cristaux de protéines, microsphères, etc., mais on n’a jamais rencontré la conjonction des deux facteurs indispensables pour en assurer la rentabilité économique : un coût massique suffisamment élevé pour que le surcoût lié au transport spatial soit acceptable en regard de la plus value, un marché suffisant pour supporter le coût d’exploitation du système spatial. L’espoir de voir les activités de production dans l’espace relayer les télécommunications commerciales et les programmes militaires comme porteur du développement spatial était assez répandu il y a une quinzaine d’années ; il est aujourd’hui extrêmement mince. Cela a des conséquences importantes sur le développement des techniques de récupération orbitale. Elles ne sont plus guère utilisées pour l’observation militaire en raison du progrès des détecteurs électroniques et n’ont plus de lien direct avec les applications.

Reste la matière vivante. Le processus d’évolution darwinienne étant immergé, depuis son origine, dans le champ gravitationnel, on peut légitimement attendre que le vivant en soit profondément marqué, non seulement dans ses aspects les plus visibles, la structuration des organismes autour de la verticale, mais dans ses aspects les plus profonds, au niveau des mécanismes intracellulaires. Là aussi, l’expérimentation en microgravité pouvait faire espérer des percées de la connaissance; un optimisme raisonnable conduit à considérer qu’elle peut encore le faire, car le volume des expérimentations en orbite demeure très limité, mais il reste qu’à ce jour aucune découverte majeure n’en est résultée. Quant à l’expérimentation sur l’homme, sa justification essentielle relève évidemment d’un argument circulaire; elle n’a d’intérêt véritable que si, pour d’autres raisons, on veut faire vivre des hommes en orbite.

Au total, en regard des sciences de l’Univers dans lesquelles la technique spatiale s’est acquis un rôle majeur, elle demeure à un niveau mineur et accessoire dans l’expérimentation physico-chimique comme dans l’expérimentation biologique.

Les lois fondamentales

La physique des particules élémentaires et l’astrophysique théorique ont convergé, ces dernières décennies, autour de l’unification des interactions fondamentales et singulièrement de la place de la gravitation par rapport aux autres interactions sans que leurs bases expérimentales connaissent la même convergence. La technique spatiale pourrait devenir dans l’avenir un outil commun de ces disciplines. Elle a déjà servi à vérifier, avec une précision inégalée, les prévisions relativistes. Le champ dans lequel elle pourrait s’employer est celui de la grande unification de la gravitation avec les autres interactions fondamentales et plus précisément de tests du principe d’équivalence de la masse inertielle et de la masse pesante avec une précision suffisante pour discriminer les différentes théories. Une précision de 10-17 qui répondrait à l’attente des théoriciens semble techniquement accessible alors qu’à la surface de la Terre les perturbations dues au bruit sismique et aux mouvements du globe limitent la précision à 10-12. Un autre domaine est celui de la détection directe des ondes gravitationnelles qui ont jusqu’à ce jour éludé les tentatives des observateurs terriens. Dans un cas comme dans l’autre, les véhicules spatiaux nécessaires sont de dimensions modestes ( 670 kg pour le projet STEP du CNES (CNES 1995) ) mais de difficulté technologique extrêmement élevée. C’est ainsi que le projet LISA (Laser Interferometer Space Antenna) comporte six satellites de 3OO kg formant un interféromètre de Michelson dont les bras mesurent 5.106 km. Cette “Pierre angulaire” du programme Horizon 2000 Plus de l’Agence Spatiale Européenne est conçue pour la détection des ondes gravitationnelle (ESA 1995) .

Évolution

L’avenir des relations entre la recherche scientifique et la technique spatiale dépend de l’évolution que cette technique connaîtra. Une anticipation précise est naturellement impossible mais on peut tenter de discerner certaines tendances.

Il convient d’abord de distinguer radicalement les lanceurs et les satellites ; ce sont deux sous-ensembles de la technique spatiale qui n’ont pas les mêmes racines technologiques.

L’évolution des moyens de lancement est largement gouvernée par le fait qu’ils sont considérés comme un enjeu de souveraineté et accessoirement comme un enjeu commercial. De ce fait ils sont l’objet d’efforts étatiques orientés vers le court terme, vers l’acquisition d’une capacité autonome fondée sur des technologies existantes. Il en résulte que l’offre excède la demande commerciale et que le marché doit être régulé tant bien que mal par l’intervention des États. Mais il en résulte aussi que peu d’efforts sont investis dans le long terme et que ces efforts ne sont pas intégrés dans un système de coopération à l’échelle mondiale analogue à celui que les États-Unis tentent de construire autour de la Station spatiale. Or l’évolution de l’accès à l’espace se heurte à un obstacle majeur qui est la technique de propulsion, véritable goulot d’étranglement de toute l’astronautique auquel aucun des grands programmes coopératifs ne s’attaque. La fusée anaérobie qui est la technologie spécifique sur laquelle tout repose est proche de ses performances ultimes, en termes d’impulsion spécifique comme en termes d’indice constructif. C’est sur une percée dans ce domaine, sur une véritable mutation de la propulsion spatiale, que peut se construire une banalisation de l’accès à l’espace. Tout le reste, tout ce qui occupe les médias et qui concerne le séjour dans l’espace, les techniques d’intervention sur les véhicules spatiaux, la rentrée atmosphérique, est parfaitement accessoire parce que construit sur une base commune insuffisante. Or cette mutation de la propulsion spatiale, si sa viabilité s’avère, exigera un effort de développement de grande ampleur et de longue durée qui aujourd’hui n’est pas engagé. Il convient donc, par simple réalisme, de concevoir le court et le moyen terme, à l’horizon d’au moins deux décennies, comme fondés sur une technique de transport spatial à peu près stagnante, telle que nous la connaissons aujourd’hui.

Cette technique permet le développement de la recherche et des applications à condition que l’on construise les segments spatiaux autour du concept de satellite automatique. Moyennant cela, la capacité des lanceurs actuels n’est plus ce qu’elle fut longtemps, un facteur limitant la masse et la complexité des satellites. Ce sont la nature de la mission, la maîtrise de la durée de vie du véhicule spatial et de la continuité du service qui doivent déterminer les niveaux de masse et de complexité optimaux.

Si la technique d’accès à l’espace est à peu près stagnante et impose un ensemble de contraintes à la conception des véhicules spatiaux, la technique satellitale au contraire évolue très rapidement dans le cadre de ces contraintes. L’origine principale de cette évolution est aisée à identifier. La part des technologies spécifiques est relativement faible dans le véhicule spatial. La spécificité émerge au niveau des sous-systèmes et s’épanouit dans le système satellital mais lorsqu’on descend vers les racines de l’arborescence technologique, on rencontre peu d’éléments spécifiques. Cela signifie que les progrès résultent de la mise en œuvre de projets spatiaux à la différence des lanceurs dont les progrès sont gouvernés par un effort de R et D en amont des projets. Par ailleurs, dans l’immense majorité de ses usages, le véhicule spatial est un relais qui reçoit, traite et retransmet de l’information. Il se trouve ainsi relever d’un champ technologique, celui de l’électronique et de l’informatique, dont l’évolution est extraordinairement rapide. Pour une part essentielle, l’évolution de la technique spatiale repose donc sur l’assimilation, dans les sous-systèmes du satellite, de l’évolution générale des technologies informationnelles. Cela signifie que, pour l’essentiel, le transfert technologique se fait de l’extérieur vers la technique spatiale et non pas en sens inverse, contrairement à une idée reçue qui a pu avoir, dans les origines, quelque fondement. Le mécanisme principal du progrès des technologies informationnelles est tout ailleurs, dans la croissance des télécommunications et de l’informatique, et dans la pénétration des technologies dans le marché grand public, l’une et l’autre susceptibles d’alimenter le financement de puissants efforts de recherche. La maîtrise du processus de transfert vers la technique spatiale est la clé du progrès des véhicules spatiaux. On peut s’interroger sur le rôle que jouent, à cet égard, les satellites scientifiques, car ce rôle est parfois présenté comme une justification de leur financement. Il est vrai que les satellites scientifiques jouent un rôle particulier dans le processus d’assimilation de technologies nouvelles par les véhicules spatiaux. Cela tient à la diversité beaucoup plus grande des missions et à une perception différente du risque que comporte le recours à des technologies nouvelles. Les commanditaires de satellites opérationnels, qu’ils soient commerciaux ou de service public, cherchent d’abord à minimiser le risque de mauvais fonctionnement ou d’échec d’un véhicule qui ne peut être réparé; leur démarche est donc peu innovante par rapport à celle des scientifiques qui cherchent à explorer des domaines nouveaux et qui sont ainsi contraints et d’ailleurs portés à innover. Il ne faut pas cependant accorder à ce mécanisme une importance exagérée et d’abord parce que son importance varie beaucoup selon le domaine considéré ; il joue cependant, nous l’avons dit, un rôle capital dans le progrès des charges utiles d’observation de la Terre.

La justification principale des programmes scientifiques réside, il faut le dire avec force, dans l’apport qu’ils font aux disciplines concernées et non, sauf peut-être le cas de l’observation de la Terre, dans leurs retombées.

Astronautes et robots

On ne saurait éluder le débat sur la place respective du robot et de l’astronaute dans l’avenir de la technique spatiale. Ce débat est, en effet, très directement lié à l’usage de l’espace au service de la connaissance pour l’excellente raison que les applications étant informationnelles excluent par nature l’intervention d’opérateurs humains. Arthur Clarke (Clarke 1945) avait équipé sa station géostationnaire de quartiers d’habitation, mais depuis 1945 l’évolution du système technique a fait disparaître les demoiselles du téléphone, et il semble exclu qu’elles reprennent du service en orbite. C’est donc surtout à des activités relevant de la recherche que peut, à échéance prévisible, se consacrer l’astronaute à côté de celles qu’exige sa propre survie. Pour tenter de discerner la nécessité de cette éventuelle présence humaine, il faut se tourner vers l’avenir, car pour le passé, elle ne peut se justifier par les résultats scientifiques qu’elle a obtenus et qui ne constituaient pas, à l’évidence, sa principale motivation. Son bilan scientifique en orbite terrestre ou sur la Lune est très modeste en regard de l’immense apport des satellites automatiques et surtout il aurait pu être obtenu à bien meilleur compte avec des automates. Dans son rapport de 1988 (1988), le Comité de la recherche spatiale de l’Académie des sciences distingue les missions pour lesquelles la présence de l’homme est une gêne: astronomie, géophysique externe, étude de la Terre, applications en général, celles pour lesquelles sa présence, bien que gênante pendant le déroulement de la mission, peut être utile pour la mise en place des expériences, la maintenance ou le retour à la Terre: très gros satellites astronomiques, microgravité, biologie spatiale, et celles pour lesquelles elle est indispensable: médecine spatiale, réception des échantillons planétaires, construction de grandes structures dans l’espace. Si nous laissons de côté, pour des raisons évidentes, le cas de la médecine spatiale, nous voyons que l’homme ne trouve à s’employer utilement que dans la mesure où la mission exige une activité de nature matérielle. L’inventaire des activités de ce type est aisé à faire: expérimentation sur la matière en microgravité, assemblage et maintenance en orbite d’ensembles complexes, assemblage et maintenance d’expérimentation sur les surfaces planétaires accessibles. Dans toutes ces activités l’homme est en concurrence avec le robot dont l’efficacité est d’autant plus grande que les tâches sont par nature plus répétitives. C’est donc dans le domaine des tâches non répétitives que l’homme peut éventuellement trouver son créneau. A cet égard, l’expérimentation en microgravité n’offre guère de perspectives d’une part parce que les protocoles expérimentaux doivent être rigoureusement définis ce qui les rend accessibles aux robots et aux téléopérateurs et d’autre part parce que la présence de l’homme détériore le niveau de qualité de la microgravité. Tout cela est parfaitement identifié dans le rapport déjà cité. Naturellement il ne faut pas considérer comme une justification des vols habités le fait que des programmes de recherche leur soit confiés ; la véritable question en effet est bien évidemment de savoir si ces programmes auraient pu être conduits autrement et à meilleur compte.

L’assemblage et la maintenance d’ensembles complexes semblent donc la seule voie dans laquelle des opérateurs spatiaux puissent trouver à s’employer. La question est alors: y a t’il une demande d’engins suffisamment complexes pour que leur lancement en une seule fois, ou leur assemblage automatique en orbite ne soit pas viable ou pour que leur maintenance par remplacement ne soit pas économique. S’agissant de véhicules spatiaux en orbite terrestre, que ce soit à des fins d’application ou à des fins de recherche, la réponse est négative. Là encore, il ne faut pas confondre l’efficacité intrinsèque avec l’usage occasionnel de moyens existants. Il est vrai que l’intervention d’opérateurs humains et l’usage de la Navette spatiale ont permis le sauvetage du télescope Hubble mais cela ne peut dissimuler qu’il eut été beaucoup plus efficace, au prix d’une modeste augmentation du coût du programme, de procéder à la vérification globale qui aurait détecté la myopie de l’instrument. La station spatiale internationale est évidemment le type même du véhicule orbital dont l’assemblage exige l’intervention d’opérateurs humains mais elle ne répond évidemment pas à une demande d’utilisateurs; elle constitue une offre. Pour trouver une justification au vol habité il faut donc chercher plus loin dans l’espace et dans le temps, quitte à considérer que tout ce qui se passe aujourd’hui est de nature préparatoire.

On peut à cet égard se livrer à des spéculations dans deux directions. La première concerne l’exploration des planètes dont la surface est accessible et celle de la Lune. L’installation sur la surface de ces corps célestes de laboratoires et d’observatoires de complexité et de coûts croissants peut créer, dans le long terme, une demande forte de présence humaine pour des tâches d’installation et de maintenance. Il n’est pas évident, en effet, que les progrès de la robotique et de la télémanipulation répondent à ce besoin. Pour qu’une telle éventualité se concrétise deux choses seront nécessaires, d’une part que la coopération mondiale soit capable de mobiliser un effort de dimension suffisante et d’autre part que le transport accomplisse des progrès décisifs en termes de coût-efficacité. Ces mêmes progrès du transport spatial pourraient d’ailleurs créer une demande des utilisateurs en orbite terrestre. On en revient ainsi à cette idée simple que l’avenir des vols habités passe par une mutation du transport spatial et donc, d’un travail de recherche et de développement sur la propulsion, tâche longue, difficile et obscure mais dont tout le reste dépend. Ce n’est au fond qu’un exemple de plus du mécanisme général qui lie l’évolution des systèmes de transport à celle des moteurs.

Dérives: la tentation du gigantisme.

Au cours des dernières décennies, des dérives qui ont conduit ou qui vont conduire à de sérieux mécomptes sont apparues dans la conception des satellites scientifiques. Ces dérives, qu’illustrent parfaitement le programme EOS (Earth Observation Satellite) de la NASA et le programme Envisat de l’ESA, ont une double source. D’abord la contrainte de masse imposée par le lanceur a progressivement disparu. Les premiers satellites scientifiques français, contraints par les lanceurs Diamant B ou Scout à ne pas excéder des masses voisines de 100 kg, étaient ce qu’on appelle aujourd’hui des microsatellites. Un satellite de moins de 500 kg est maintenant un minisatellite. Ariane 5 permet de mettre en orbite circulaire un satellite d’observation de dix tonnes. Les agences de développement ne semblent pas avoir su gérer le relâchement de cette contrainte et résister à la tentation du gigantisme. Peut-être y ont elles été incitées, pour une part, par le soin de leur image et par le prestige qui s’attache à des projets grandioses. Comme me le disait un responsable de la NASA que j’interrogeais sur la taille excessive d’EOS:” que voulez-vous, à la NASA, si on pèse moins de dix tonnes, on n’existe pas”. Depuis la NASA a su faire machine arrière. Un autre élément a joué pour induire cette dérive: une anticipation erronée sur la capacité d’intervenir en orbite à des fins de maintenance. La sous-estimation des coûts de mise en œuvre et la surestimation des performances de la Navette spatiale a conduit à juger que cette capacité était à portée de la main et à en tenir compte dans la conception des projets, notamment dans le domaine de l’observation de la Terre. Le slogan “Smaller, faster, cheaper” qui prévaut actuellement aux États-Unis marque en quelque sorte une réaction systématique contre cette dérive ; mais en Europe, où les décisions sont plus longues à prendre et plus longues à corriger, elle marque de façon malheureusement irréversible le programme d’observation de la Terre de L’Agence Spatiale Européenne.

Perspectives.

Une utilisation efficace de la technique spatiale est à l’évidence un enjeu majeur pour la recherche fondamentale dans les décennies qui viennent. C’est par quelques commentaires sur les structures et sur les priorités que nous voudrions conclure. Il nous faut d’abord poser les principes dont procède la logique que nous proposons. Et d’abord que la recherche fondamentale est justifiée par ses propres fins et non par les progrès qu’elle fait accomplir à la technique. Si les projets scientifiques font à l’occasion directement progresser la technique spatiale c’est tant mieux mais il s’agit d’un bénéfice accessoire qui ne saurait être confondu avec une justification fondamentale. Ce type de considération ne doit pas perturber le choix des projets scientifiques qui doit être gouverné exclusivement par des considérations de priorité et d’efficacité scientifiques ; c’est dire qu’il doit demeurer sous le contrôle de la communauté scientifique. Encore moins la recherche fondamentale doit-elle servir d’alibi pour justifier des projets dont l’origine lui est étrangère.

En d’autres termes la recherche fondamentale, là comme ailleurs, exploite au mieux, pour ses fins propres, l’évolution du système technique dont la technique spatiale n’est qu’un élément. Elle n’est pas responsable de l’évolution de ce système, en tous cas pas directement responsable, même si par un long détour elle la gouverne. D’autres forces, rationnelles et irrationnelles, modèlent l’évolution de la technique spatiale ; il appartient à la recherche d’utiliser au mieux cette évolution mais elle n’a pas à la cautionner et elle n’a pas le pouvoir de la régir.

Nous parlons ici, bien entendu, de la recherche fondamentale, nous ne parlons pas de la recherche appliquée au service de la technique spatiale qui est un tout autre domaine. La question de savoir, par exemple, si les progrès de la robotique feront évoluer la technique spatiale ou si la demande spatiale induira des progrès de la robotique ne relève pas de cette analyse. Tout au plus peut on avancer qu’il paraît peu vraisemblable que les besoins des projets scientifiques spatiaux créent un besoin assez important pour induire, par une démarche du type ” tail wagging the dog” un progrès général de la robotique ; le processus inverse paraît plus vraisemblable.

Cela posé, on observe que l’action des États sur les programmes spatiaux est contrôlée pour une part essentielle par des agences de développement: la NASA, l’ESA, le CNES ou la NASDA, pour ne citer que les plus importantes. En schématisant à l’extrême, on peut dire que ces agences ont une double responsabilité, d’une part faire progresser la technique spatiale, d’autre part conduire des programmes au bénéfice de la recherche fondamentale. Le risque que ces deux responsabilités interfèrent est toujours présent et cela confère une extrême importance à l’organisation des relations avec la communauté scientifique. A cet égard, le programme scientifique obligatoire de l’Agence spatiale européenne est un modèle de limpidité des procédures de choix dans tout le domaine qu’il couvre, celui de l’observation de l’Univers et de l’observation du système solaire. En revanche, pour des raisons qui tiennent plus à la sociologie de la recherche qu’à la logique, l’observation de la Terre, nous l’avons déjà relevé, en est exclue sinon en droit du moins en fait. On touche là à une perversion toujours possible des relations entre agence de développement et chercheurs, le clientélisme: acceptable s’il englobe un vaste champ disciplinaire, redoutable s’il isole du reste de la communauté un petit groupe de privilégiés. Au cas particulier de l’ESA, le remède est d’ailleurs aisé à concevoir sous la forme d’un programme d’observation de la Terre analogue dans ses méthodes au programme scientifique mais distinct et le Conseil ministériel de Toulouse en a décidé le principe.

En termes de priorités scientifiques, et sauf percée majeure dans le domaine de la microgravité, les champs disciplinaires privilégiés semblent aisés à identifier: l’observation de l’Univers, l’exploration du système solaire, la connaissance de la Terre, à quoi s’ajoute peut-être la recherche sur les lois fondamentales. Dans l’observation de l’Univers, il s’agit de constituer un ensemble d’observatoires orbitaux qui forment, avec les instruments terrestres, un outil aussi cohérent et complet que possible. L’état de la technique est adéquat pour permettre cette démarche qui est engagée. Son rythme est déterminé par le niveau des ressources ce qui requiert, par voie de conséquence une concertation mondiale attachée à éviter les duplications. On est là dans un domaine qui exige le plus souvent le recours à de gros satellites. Naturellement, la capacité d’intervenir en orbite ou d’installer des instruments d’observation sur la Lune serait de nature à transformer ce secteur mais la recherche n’a nul besoin d’attendre ces développements pour progresser.

La connaissance du système solaire est une immense aventure scientifique que la technique spatiale offre au XXIème siècle. C’est sans doute le champ disciplinaire qui est tout à la fois le plus exigeant en termes de moyens techniques et le plus accessible à des moyens modestes. D’un côté il est douteux que le déploiement d’installations complexes et permanentes sur des sols planétaires soit viable sans présence humaine c’est-à-dire sans une mutation préalable du transport spatial, d’un autre le progrès des technologies informationnelles disponibles a permis, 25 ans après Apollo, d’obtenir une moisson de résultats nouveaux sur la Lune avec le minisatellite Clémentine.

Dans ce domaine comme dans celui de l’observation de la Terre, il est capital que l’on fasse une place importante aux projets de dimension modeste qui exploitent systématiquement le progrès des technologies informationnelles. Avec l’apparition de lanceurs puissants, les Agences de développement ont eu tendance à les négliger au profit de projets ambitieux et coûteux, jugés plus favorables à leur image. Avec le programme New Millenium, la NASA tend à inverser cette démarche et d’ailleurs à exploiter le gisement technologique créé par la Strategic Defense Initiative. Il est d’autant plus nécessaire que l’Europe l’imite qu’elle va disposer, avec Ariane 5, de la capacité de mettre en orbite de petits véhicules spatiaux à l’occasion des lancements commerciaux. Ces lancements “d’opportunité” sont un moyen très économique d’accéder à l’espace. Il est vrai que l’orbite de transfert à laquelle ils donnent accès est peu utilisable, mais les outils pour la transformer en orbite circulaire ou en trajectoire interplanétaire: freinage atmosphérique et moteurs d’appoint, sont aisément accessibles.

Que faire?

Que faire de la révolution spatiale? Il appartient d’abord à la communauté scientifique d’agir de telle sorte que l’utilisation de l’espace au bénéfice de la recherche ne soit pas dévoyée. Et d’abord d’affirmer fortement que l’apport à la connaissance est la justification première des projets scientifiques, non leur apport réel ou supposé à l’évolution technique. C’est en fonction de cela que les projets scientifiques doivent être conçus et choisis dans le vaste champ des possibles.

Au-delà de ce principe général, de nombreuses questions requièrent une attention particulière. En voici quelques unes:

– le niveau des dépenses consacrées à la recherche dans les programmes nationaux et dans le programme européen. A cet égard, on peut se réjouir que le Conseil ministériel de Toulouse ait assuré au programme scientifique de l’ESA un niveau de financement garanti mais on ne peut que regretter que l’éclatant succès de ce programme s’accompagne d’une réduction de ses moyens.

-la création d’un programme de recherche sur la Terre au sein de l’ESA et l’articulation de ce programme avec les programmes opérationnels d’Eumetsat.

-la maîtrise de la gestion des flux et des stocks de données engendrés par les projets spatiaux à un niveau qui exige de nouvelles méthodes, une nouvelle organisation et de nouveaux outils techniques, heureusement disponibles.

-l’usage des minisatellites et des microsatellites comme des vols d’opportunité sur les lancements commerciaux, banalisant et accélérant l’accès à l’espace.

Moyennant que ces questions et quelques autres reçoivent une attention efficace, et pourvu que l’on se souvienne que l’évolution technique n’obéit ni à la volonté politique ni aux impatiences des chercheurs, qu’il est vain de vouloir anticiper ses effets, on peut être assuré qu’un immense champ de connaissances, qui est à portée de la main, sera la moisson du XXIème siècle.

Bibliographie.

Académie (1988). Rapport de l’Académie des Sciences sur La Recherche et la Politique Spatiale dans les prochaines décennies. Paris, Comité de la recherche spatiale de l’Académie des sciences.

Clarke, A. C. (1945). “Extra-terrestrial Relays. Can Rocket Stations Give World-wide Radio Coverage,.” Wireless World(October 1945): 305-308.

CNES (1995). GeoSTEP, Geodesy Experiment in Space & Satellite Test of the Equivalence Principle. Paris, CNES.

ELGRA (1995). European Low-gravity Physical Sciences in Retrospect and in Prospect, Assessment and peer evaluation organised by the European Low-Gravity Research Association.

ESA (1995). LISA,Laser Interferometer Space Antenna for the detection and observation of gravitational waves, European Space Agency.

OFTA, Ed. (1986). Arago 2, Les applications industrielles de la microgravité. Paris, Observatoire Français des Techniques Avancées.

  1. Applications civiles.

 

Cette section comporte cinq titres.

Le premier texte est un extrait concernant l’observation spatiale de la Terre d’un rapport plus général préparé par l’Office parlementaire d’évaluation des choix technologiques et publié par les éditions Economica sous le titre “La politique spatiale française et européenne” en 1993.

Le deuxième texte est celui d’un article sur les satellites météorologiques publié en 1991 par la revue de l’Intsitut des Hautes Etudes de la Défense Nationale.

Le troisième est le texte d’une intervention au Colloque du bicentenaire de l’École Polytechnique intitulée “Pour un système permanent d’observation de la Terre”; il date de 1994.

Le quatrième texte est nettement plus ancien. Il concerne le développement des télécommunications spatiales et il a été publié en 1982. Depuis cette date les télécommunications spatiales se sont énormément développées et l’on pourra comparer les perspectives présentées dans ce texte avec la réalité présente.

Le cinquième texte concerne les applications de la microgravité et date de 1986. Dans ce domaine des applications rien de vraiment significatif ne s’est matérialisé depuis cette date et malgré les perspectives offertes par la station spatiale internationale, un certain désenchantement prévaut dans les milieux concernés.

L’observation spatiale de la Terre.

(extrait du rapport de l’Office parlementaire d’évaluation des choix technologiques, La politique spatiale française et européenne, tome 2, contribution des experts, Economica, 1993)

  1. Préambule.

Les programmes spatiaux d’observation de la Terre servent un double objectif de connaissance de la planète Terre et de maîtrise de sa gestion.

Ces objectifs s’inscrivent dans le contexte du changement global, c’est-à-dire des transformations de l’environnement planétaire engendrées par l’activité de la société humaine et susceptibles, en retour, de perturber, voire de menacer le développement de cette société. Ils relèvent plus généralement d’une prise de conscience du caractère limité des ressources de la planète et de la fragilité de certaines composantes de l’environnement.

Il s’agit de comprendre le fonctionnement de l’écosystème terrestre dans sa globalité – objectif qui est très loin d’être atteint -, d’en prévoir, dans la mesure où elle est prévisible, l’évolution, d’en assurer la surveillance permanente ; il s’agit aussi de fournir aux décideurs les bases nécessaires à la conduite du développement socio-économique dans toute la mesure où ce développement interagit avec l’environnement terrestre.

L’observation spatiale de la Terre sert donc à la fois une science, la connaissance de la planète, et une technique, la gestion des ressources de cette planète. Ces deux dimensions sont indissolublement liées. L’attention croissante que ce secteur de la connaissance scientifique reçoit des cercles politiques et médiatiques ne tient évidemment pas à son importance scientifique intrinsèque ; elle tient à la relation privilégiée qu’il entretient avec des enjeux socio-économiques majeurs.

La constatation de cette évidence entraîne une conséquence non moins évidente, c’est qu’une attention particulière doit être portée, dans la conception des programmes, à la relation entre recherche de connaissances nouvelles et fourniture de service, ou encore, pour utiliser le jargon de le technique spatiale, entre science et application.

Dans tout ce domaine, la science est au service de l’application présente ou future, mais naturellement la quête de l’application ne doit pas brider la science au risque de la stériliser. La maîtrise de cette symbiose science-application dans la conception des programmes est une contrainte capitale; une contrainte qui ne reçoit pas toujours l’attention nécessaire.

Par ailleurs, l’état de l’art en matière de techniques spatiales de base – lanceurs et plates formes – suffit à pourvoir aux exigences des programmes d’observation de la Terre. Il n’est nul besoin de technologies spatiales nouvelles et exotiques comme préalable à leur développement; tout au contraire, les technologies disponibles sont insuffisamment utilisées. En revanche des efforts majeurs de développement sont requis pour la création ou le perfectionnement des instruments d’observation qui , en l’état actuel de l’art , demeurent très insuffisants.

Cela comporte deux conséquences:

– d’abord la conception des programmes d’observation de la Terre doit être gouvernée par une logique des besoins de ces programmes, et non par une logique du progrès de la technique spatiale. Nous verrons que tel n’est pas toujours le cas.

– ensuite les problèmes programmatiques que pose ce secteur sont d’abord des problèmes à court et moyen terme, des problèmes d’utilisation des moyens disponibles. Il s’agit souvent , en Europe notamment, de faire ce qui aurait pu ou dû être fait hier.

Dans tout programme spatial correctement conçu, un équilibre doit s’établir entre un volet orienté vers l’acquisition de techniques nouvelles, vers une nouvelle génération d’engins astronautiques, et un volet consacré à l’exploitation des techniques acquises, à l’occupation du terrain conquis. Le programme spatial d’observation de la Terre appartient pour l’essentiel à la seconde catégorie; il constitue une justification majeure des efforts consentis hier dans l’acquisition de la technique spatiale, il ne saurait servir d’alibi à une fuite en avant.

  1. Position du problème .

L’importance du rôle de la technique spatiale dans l’observation de la Terre tient à deux caractères qu’elle est seule à posséder:

– elle permet d’observer uniformément toute la surface du globe indépendamment de l’accessibilité ou de l’habitabilité des zones concernées: continents, océans, glace de mer, islandsis polaire.

– elle fournit le recul nécessaire à l’appréhension des structures à grande échelle: courants océanographiques, systèmes dépressionnaires.

Du fait de ces qualités intrinsèques, elle se présente, non pas comme un complément aux systèmes d’observation disposés à la surface de la Terre, mais comme la technique principale dans tout le domaine, soit qu’elle le soit déjà, soit qu’elle ait vocation à le devenir.

Nous nous proposons dans ce qui suit d’aborder les programmes spatiaux d’observation de la Terre comme un tout cohérent. Cependant l’analyse d’un domaine aussi vaste et aussi complexe exige que l’on y introduise des catégories.

Nous utiliserons, pour organiser cette présentation, des catégories fondées sur les objectifs des programmes.

Il s’agit en l’occurrence d’objectifs civils; nous avons exclu du champ de l’étude les satellites à objectif militaire ou stratégique. Ce parti pris n’est pas sans inconvénient. Il existe en effet des relations profondes et diverses entre les programmes civils et militaires d’observation. L’infrastructure industrielle et technique est souvent commune; tel est le cas en France pour les programmes Spot et Helios, aux Etats-Unis pour les satellites météorologiques civils Tiros et militaires DMSP. D’ailleurs les satellites civils de télédétection fournissent – on l’a mesuré à l’occasion de la guerre du Golfe – des informations militaires et stratégiques précieuses, et à l’inverse les observations des satellites militaires recèlent sans aucun doute des potentialités scientifiques importantes, largement inexploitées en raison des difficultés d’accès à ces données. Il reste que les mécanismes de décision par lesquels sont créés les programmes militaires, leurs modalités d’exploitation et les structures impliquées en font une catégorie nettement à part.

2.1 Catégories d’objectifs civils.

Nous distinguerons d’abord deux grandes catégories :

  1. l’observation à haute définition de la surface des continents à des fins de gestion de ressources; il s’agit des satellites de télédétection dont l’archétype est le Landsat américain (initialement nommé satellite de ressources terrestres: earth resources satellite), et dont le type le plus achevé aujourd’hui est Spot.
  2. l’observation de l’atmosphère, des océans et de certains aspects de la surface des continents à des fins de maîtrise du système climatique et de ses interactions avec la biosphère; cet objectif s’inscrit, nous l’avons dit, dans le contexte du changement global.

A ces catégories principales, il convient d’en ajouter deux autres qui sont d’une importance moins grande mais qu’on ne saurait cependant négliger:

  1. les systèmes de télécommunication spécialisés, souvent embarqués sur les satellites des catégories 1 et 2, système Argos embarqué sur le satellite météorologique Tiros, système MDD (dissémination de données) et DCP (data collection platform) embarqués sur les Meteosat, etc.
  2. la connaissance de la Terre solide. par l’observation du géoïde, des mouvements de l’écorce terrestre, du champ magnétique interne, etc.

2.2 Caractères principaux de ces catégories de programmes.

C’est un fait d’observation que les catégories 1 et 2 sont nettement distinctes. Cela tient à la nature des activités qu’elles servent.

  1. Les programmes relevant de la première catégorie intéressent, pour l’essentiel, l’observation des zones de la surface terrestre soumises à souveraineté nationale et à appropriation; ils permettent une meilleure connaissance des ressources renouvelables et non renouvelables qui sont contenues dans ces zones; ils fournissent des observations utiles au développement de nombreuses activités socio-économiques, au premier rang desquelles l’agriculture. Il en résulte que l’exploitation de ces programmes suscite une activité de caractère commercial.

Par ailleurs la technique spatiale fournit dans ce domaine un service entièrement nouveau; elle ne se substitue pas à une technique existante (l’observation aéronautique n’a jamais atteint, à cet égard, un niveau significatif); cela fait qu’il n’existait à l’origine des programmes ni marché, ni structure d’utilisation, ni même perception du besoin chez les usagers potentiels, situation radicalement différente de celle qui prévalait, par exemple, dans le domaine des télécommunications ou de la météorologie spatiales. L’ usager final est en général incapable, faute de détenir l’expertise nécessaire, d’exploiter lui-même les observations pour la solution de son problème ; le développement des usages de la télédétection spatiale passe donc par le développement d’un réseau de sociétés de service, intermédiaires indispensables entre le fournisseur de données brutes et l’usager final. Un tel processus est nécessairement lent, et il exige de la part des états promoteurs qu’ils interviennent pendant toute la phase de constitution du marché et qu’il fassent preuve d’une grande volonté de continuité. Faute de l’avoir compris les Etats-Unis ont gâché l’avance dont ils disposaient dans ce domaine.

La création d’un marché et d’une activité commerciale nouvelle est donc un aspect distinctif de ce secteur. L’importance de cette dimension commerciale ne doit cependant pas occulter, comme c’est trop souvent le cas, les aspects stratégiques, politiques, scientifiques d’un programme de télédétection comme Spot. En l’absence de tout débouché commercial, ces aspects pourraient être suffisants pour justifier que de tels programmes soient entrepris.

  1. Les programmes relevant de la seconde catégorie ont un caractère marqué de service public qui prévaut sur des aspects commerciaux tout à fait accessoires. Leur articulation avec les enjeux socio-économiques se place à deux niveaux :

_ la prévision du temps s’exerce à des fins de sécurité des biens et des personnes, mais aussi au bénéfice des nombreuses activités économiques soumises à l’aléas météorologique: transport, agriculture, pêche, génie civil, construction, etc.,

_ la prévision de l’évolution du climat est indispensable pour fonder les décisions politiques qui permettront de la contrôler et d’en limiter les effets négatifs.

Ce sont deux aspects d’un même problème, celui que pose la compréhension sous tous ses aspects du système que forment l’atmosphère et les océans dans leur interaction avec les parties émergées et avec la biosphère. Mais dans le premier cas l’objectif est de fournir directement aux acteurs économiques un service quotidien, la prévision météorologique, dans le second il est de fournir aux décideurs politiques des éléments de référence.

  1. La catégorie 3 revêt, par rapport aux précédentes, un caractère accessoire. La disponibilité de satellites d’observation a conduit à l’idée de les utiliser comme relais de télécommunication pour concentrer ou pour diffuser les informations concernant leur domaine d’activité. C’est ainsi que les satellites géostationnaires Meteosat sont utilisés de deux façons comme satellites de télécommunication spécialisés. Le système DCP (Data collecting platform) collecte et concentre les informations émises par des balises généralement connectées à des stations météorologiques automatiques. Le système MDD permet de redistribuer les informations météorologiques élaborées dans toute la zone couverte par le satellite. De la même façon le système Argos embarqué sur le satellite Tiros permet de collecter des données et de localiser des plates-formes sur toute la surface du globe.
  2. La catégorie 4 ,connaissance de la Terre solide , se situe à part ; elle étudie un système nettement différent du système climatique objet de la catégorie 2, et les objectifs qu’elle s’assigne sont presque exclusivement d’ordre scientifique. On ne peut certes exclure qu’à terme plus ou moins lointain les travaux dans ce domaine apportent des retours socio-économiques – prévision des tremblements de terre ou des éruptions volcaniques par exemple – mais le progrès des connaissances fondamentales sur la planète Terre est le seul objectif des programmes envisageables à échéance prévisible.

Comme toute catégorisation, celle que nous avons adoptée n’a pas un caractère rigoureux; elle définit des pôles autour desquels se regroupent les programmes, mais les frontières entre catégories ne sauraient être tracées avec précision. C’est ainsi que certaines techniques d’observation,comme le radar à synthèse d’ouverture, peuvent être mises indifféremment au service de la catégorie 1 ou de la catégorie 2. Cependant, lorsqu’on prend l’ensemble des projets passés ou présents, on n’éprouve en général aucune difficulté à les classer sans ambiguïté dans l’une des catégories que nous avons définies.

 

2.3 Commentaires généraux sur les programmes d’observation de la Terre.

Les programmes d’observation de la Terre appellent un certain nombre de commentaires généraux qui s’appliquent indistinctement à toutes les catégories que nous venons d’évoquer, et qui concernent:

a- leurs fondements techniques et industriels,

b- leur relation avec les programmes “homme dans l’espace”,

c- l’imbrication entre recherche scientifique et application dans leur domaine,

d- leurs besoins spécifiques en moyens de lancement.

  1. fondements techniques et industriels.

Il convient de distinguer d’une part les satellites météorologiques géostationnaires et d’autre part les satellites en orbite circulaire basse, généralement en orbite polaire héliosynchrone, encore que des orbites d’inclinaison plus faibles soient nécessaires pour certains satellites expérimentaux.

Les satellites utilisés en orbite polaire sont très généralement dotés d’une stabilisation “trois axes”, et constitués d’une plate-forme et d’une charge utile nettement distinctes.

La plate-forme est caractérisée pour l’essentiel par la masse qu’elle peut emporter, par l’énergie qu’elle peut fournir à la charge utile, et par la précision de la stabilisation qu’elle assure. C’est la composition de la charge utile qui définit la mission du satellite.

On peut dire, en première approximation, qu’une capacité industrielle de construire des satellites d’observation se fonde sur deux expertises distinctes: construire des plates-formes, et construire les instruments d’observation qui constituent la charge utile.

Les progrès de l’observation de la Terre sont gouvernés par le progrès des techniques instrumentales. Quant à la plate-forme, elle n’a qu’un rôle ancillaire. On lui demande seulement d’avoir une fiabilité aussi élevée que possible et une capacité suffisante.

Il en résulte que la démarche logique de conception d’un programme part des instruments d’observation. C’est la démarche de développement des instruments d’observation qui doit constituer l’élément essentiel d’une stratégie technique, dès lors que les bases industrielles en matière de plate-forme sont assurées.

Lorsque la charge utile est définie, il convient de voir si elle peut s’accommoder d’une plate-forme existante, ou si elle exige soit une extrapolation soit un développement entièrement nouveau. Lorsque, comme c’est le cas en Europe et singulièrement en France, on a maîtrisé à l’occasion de programmes antérieurs la technique des plates-formes, il n’y a aucun intérêt à lancer de nouveaux développements dans ce domaine tant que les besoins instrumentaux ne l’exigent pas, et ces développements nouveaux doivent être taillés à la mesure des exigences instrumentales. Nous verrons que la simplicité biblique de cette logique a été quelque peu perturbée, dans la conception du programme européen, par une interférence fâcheuse avec le programme “homme dans l’espace”.

  1. Homme dans l’espace . Il n’existe aucune relation significative entre les programmes “Homme dans l’espace” et les besoins de l’observation de la Terre.

Cela tient à plusieurs facteurs.

En premier lieu, la continuité est une contrainte capitale qui s’impose aux programmes d’observation. Nous reviendrons plus loin sur l’analyse de cette notion. En l’état actuel de l’astronautique humaine et à horizon prévisible, la continuité ne saurait être conciliée avec la présence humaine, et ce d’autant plus que les orbites que privilégie l’observation de la Terre sont peu accessibles aux vols habités. Il s’agit de l’orbite géostationnaire, pour laquelle n’existe actuellement aucun projet d’intervention humaine, et des orbites polaires . Ces orbites passent dans des zones qui sont exposées aux radiations émises par les aurores polaires et par les éruptions solaires; ce sont donc des orbites dangereuses pour les astronautes et sur lesquelles on n’envisage pas de placer de façon permanente des véhicules habités. La seule forme d’intervention humaine envisageable est une intervention de courte durée destinée à remettre en état ou à modifier un véhicule automatique en orbite. C’ est le concept de plate-forme “desservie” qui a beaucoup occupé les agences spatiales (NASA et ESA) dans un passé récent. Il n’est pas viable, pour un certain nombre de raisons dont chacune est suffisante:

– en premier lieu ni les Etats-Unis ni l’Europe ne prévoient de disposer d’un système de lancement de véhicules habités en orbite polaire;

– envisagerait-on, ce qui est concevable, d’adapter la navette spatiale ou Hermès à ce type de mission, l’altitude, voisine de mille kilomètres, qu’utilisent les satellites d’observation de la Terre demeurerait inaccessible. Il faudrait donc doter ces satellites d’un système de propulsion supplémentaire leur pemettant de réduire puis d’accroître leur altitude d’environ 7OO km à chaque intervention;

– enfin la conception d’un véhicule desservi et l’intervention des astronautes sur ce véhicule sont des techniques extrêmement complexes et nullement maîtrisées. La complexité des opérations d’intégration d’un véhicule spatial automatique en milieu industriel donne une idée de leur difficulté.

Au total, le concept de plate-forme polaire desservie en orbite polaire utilisée à des fins opérationnelles est une dangereuse utopie.

Ajoutons que la faisabilité technique de l’intervention humaine s’avérerait-elle, dans un futur plus ou moins lointain, il resterait à examiner si elle est économiquement rentable.

On ne peut certes exclure que la mise au point des techniques du vol habité en orbite de faible inclinaison permette, à horizon de plusieurs décennies, une transposition aux orbites polaires ; mais il s’agit là d’une perspective lointaine, incertaine, et qui ne saurait avoir dans l’immédiat aucune incidence sur la conception des programmes.

 

  1. la symbiose recherche scientifique / application dans le champ de l’observation de la Terre.

Le développement des applications à finalité socio-économique de l’observation exige un effort systématique de recherche scientifique étendu à tout le domaine. Il existe à cet égard une profonde imbrication, une véritable symbiose, entre ces deux dimensions, de sorte qu’il est vain et artificiel de vouloir les séparer. C’est pourtant ce que tendent à produire, comme nous le verrons plus loin, certaines particularités des structures impliquées dans la conception et dans la mise en œuvre des programmes.

Le besoin d’un effort systématique de recherche procède de deux causes:

– la nécessité de faire progresser les techniques d’observation qui sont, en l’état de l’art, très insuffisantes pour donner accès à tous les paramètres physiques significatifs,

– la nécessité des faire progresser la connaissance scientifique de l’environnement terrestre.

Ce besoin concerne plus particulièrement la catégorie 2 (maîtrise du système climatique), mais il marque aussi très fortement la catégorie 1, et, naturellement, il constitue l’essentiel de la catégorie 4.

Contexte scientifique général

L’observation spatiale a permis, au cours des trois dernières décennies, un progrès rapide des connaissances sur les processus qui régissent l’équilibre global de la planète.

Dans le domaine atmosphérique, les satellites météorologiques, lancés à des fins opérationnelles, ont donné une vision claire et quantifiée de la dynamique de l’atmosphère de l’échelle synoptique à l’échelle globale. Plusieurs missions spécifiques ont permis une première approche de la composition chimique de l’atmosphère et de sa variabilité. Les programmes d’observation à haute résolution de la surface terrestre (SPOT, LANDSAT) ont montré la possibilité d’étudier, depuis l’espace, les variations spatiales et temporelles de la couverture végétale, à des échelles de temps et d’espace compatibles avec les cycles saisonniers.Enfin la géodésie spatiale, par l’interférométrie à très longue base et la visée laser sur satellite, a largement contribué aux progrès de la tectonique et de la sismologie, par la détermination de plus en plus précise des déformations de la croûte terrestre.

L’apport de l’observation spatiale à l’étude de la Terre est déjà considérable et pourtant des lacunes importantes subsistent dans notre connaissance du système Terre, qui vont nécessiter, au cours des prochaines années, un effort accru d’observation. La nécessité de surveiller et de prédire l’évolution de l’environnement terrestre conduit aujourd’hui à se demander quelles vont être les signatures de cette évolution à long terme et comment les distinguer du “bruit” lié à une variabilité naturelle qui couvre toutes les échelles de temps et d’espace, de la milliseconde au million d’années, du millimètre à l’échelle de la terre entière. L’objectif principal, au cours des prochaines années, des missions à finalité scientifique (ERS-1, Topex-Poséidon) sera de comprendre la circulation océanique à grande et moyenne échelle, et son couplage avec l’atmosphère. A partir de la connaissance simultanée des mouvements atmosphériques et océaniques ainsi obtenue, la voie sera alors ouverte pour aborder la quantification précise à l’échelle globale des bilans. Le bilan d’énergie , directement lié au cycle de l’eau, est la clé de la compréhension du fonctionnement du système climatique dans son aspect physique et radiatif. Le bilan de matière, et notamment les échanges de constituants minoritaires entre l’atmosphère et la surface des continents et des océans, conduit à la quantification de la part prise par les émissions anthropiques dans les changements de composition chimique de l’atmosphère et les effets qu’elles induisent à l’échelle globale : effet de serre additionnel, diminution de la couche d’ozone, augmentation des propriétés acides et oxydantes de la basse atmosphère.

les contraintes liées aux aspects recherche

Une démarche logique sur le plan scientifique, impose tout d’abord de déterminer les problèmes principaux qui limitent actuellement notre compréhension du système. C’est à partir de ces objectifs scientifiques que devront être définis les moyens nécessaires en matière d’observation et ceux qu’il faudrait mettre en place à court ou moyen terme en se fondant sur les technologies disponibles ou en passe de l’être. La compréhension d’un système aussi complexe que celui de l’environnement terrestre nécessite une approche multi-variables impliquant l’observation simultanée à des échelles spatiales et temporelles identiques de l’atmosphère, des océans et de la surface terrestre. Il y correspond une définition précise des missions spatiales traduites par des charges utiles cohérentes en termes de moyens d’observation.

C’est là qu’apparaît la principale difficulté.

Lorsque l’on considère les futurs programmes d’observation de la Terre.,tous se placent au delà de l’horizon 1997 et plus vraisemblablement à l’horizon 2000, compte tenu des coûts financiers et des difficultés technologiques. Les missions d’observation de la Terre, pour la plupart en orbite polaire ont été conçues au début des années 1980 en termes de plate-formes multi-missions. Elles associent des objectifs qui vont de la météorologie opérationnelle à la compréhension des cycles physico-chimiques de l’atmosphère ou à l’observation géodésique. Or – et plusieurs exemples l’ont démontré dans le passé – la cohabitation sur un même véhicule d’instruments en trop grand nombre, remplissant des missions à finalités différentes, certaines opérationnelles, d’autres de recherche, est génératrice de conflits. Elle entraîne par là-même des compromis en termes de charge utile et d’orbitographie, qui peuvent conduire à une dégradation de la finalité scientifique. Malheureusement, dans la plupart des cas, une logique instrumentale, voir une logique “politique” prévaut sur une logique purement scientifique.et peut conduire à repousser dans le temps certaines recherches ; l’exemple américain le montre où les instruments destinés à l’étude de la chimie de l’atmosphère ne seront pas mis en orbite avant une hypothétique seconde plate-forme EOS en 2003. Il importe donc de trouver un mécanisme qui permette que les nécessaires discussions avec les agences spatiales, soient conduites de façon globale, en termes de priorités scientifiques et non en termes de compromis politico-technologiques.

Le besoin de faire progresser les techniques d’observation et simultanément de mettre en œuvre les techniques maîtrisées, tend à structurer les programmes selon deux catégories de projets, ceux dont l’objectif principal est de faire progresser les techniques d’observation, et d’acquérir à cette occasion des connaissances nouvelles, et ceux dont l’objectif est d’assurer une surveillance permanente fondée sur l’usage de technologies maîtrisées. Il est d’usage, pour désigner ces deux types de satellites, d’utiliser les qualificatifs d'”expérimental” et d'”opérationnel”.

Les satellites opérationnels sont naturellement assignés à la fourniture d’un service, mais il est essentiel de bien mesurer l’importance de la symbiose qui existe entre les deux catégories. La conception des satellites opérationnels se nourrit du progrès des techniques d’observation que les satellites expérimentaux ont permis d’accomplir, mais, à l’inverse, le flux de données qu’il fournissent constitue une base de connaissances indispensable à la recherche scientifique. Il existe donc entre ces deux types de projet une véritable synergie qu’il convient de cultiver; c’est ce qu’ont fait dans le passé les Etats-Unis, en menant en parallèle la série opérationnelle des Tiros et la série expérimentale des Nimbus.

Par ailleurs, il convient de ne pas confondre, dans le cadre de la catégorie 2, le concept de satellite opérationnel avec celui de satellite météorologique. S’il est vrai que ce sont les besoins de la prévision du temps qui ont donné naissance aux premiers satellites opérationnels d’observation, il n’y a aucune raison de borner à la satisfaction des besoins de la météorologie l’usage des satellites opérationnels. Le concept de satellite opérationnel dérive de la notion de besoin permanent, et doit être ajusté au champ des besoins permanents qu’il est possible de satisfaire avec des techniques suffisamment maîtrisées pour qu’on puisse les mettre en usage continu.

La gestion du flux de données que fournissent les satellites d’observation est un autre aspect des programmes qui doit faire l’objet d’une conception globale. Ces flux sont énormes. L’acheminement des données, leur stockage, leur accessiblité aux différentes catégories d’utilisateurs sont autant de problèmes qui doivent recevoir des solutions adpatées à la diversité des objectifs: progrès des connaissances, fourniture de services, constitution d’un marché.

On commettrait une erreur de premier ordre en considérant que les véhicules spatiaux et leurs charges utiles épuisent les difficultés de conception d’un programme; la conception du système terrien chargé de gérer les données pose des problèmes non moins difficiles et dont dépend, en définitive, l’efficacité des programmes.

 

  1. Besoins spécifiques en moyen de lancement.

Les satellites géostationnaires d’observation de la Terre s’accommodent aisément des moyens de lancement utilisés pour les satellites de télécommunication. Ils font communément partie, dans le manifeste d’Ariane 4, d’un lancement double.

Les satellites polaires au contraire posent un problème spécifique dont la conception des programmes de transport spatial devra tenir compte.

D’une part l’orbite polaire ne se prête pas sauf exception à des lancements multiples , d’autre part la charge utile d’un lanceur adapté au marché des télécommunications est très élevée lorsqu’on l’utilise en orbite polaire, de … tonnes à …. tonnes pour Ariane 4, …. tonnes pour Ariane 5, ce qui excède largement les besoins de la plupart des satellites d’observation (Advanced Tiros N a une masse de…..kg, ERS 1 de…..kg, Spot IV de….kg). Il semble donc indispensable de prévoir un moyen de lancement spécifique pour l’orbite polaire La fréquence des lancements étant moins grande qu’en orbite géostationnaire et la fiabilité d’un système de transport ne pouvant être maintenue que s’il est fréquemment utilisé, il y aura également lieu d’examiner si ce système doit être propre à l’Europe ou assis sur une base plus large.

 

 

Satellites pour la prévision du temps et du climat .

 

(André Lebeau , Satellites pour la prévision du temps et du climat, Défense AAIHEDN, 57, 70-73, 1991)

 

Le rôle des satellites dans la prévision du temps et du climat est un sujet d’actualité, c’est aussi une question fort complexe. La nature des problèmes qui se posent aux chercheurs et aux organismes de service connaît une évolution très rapide, mais aussi, dans le même temps, les ressources dont dispose la technique spatiale s’accroissent très rapidement.

Ce dont il s’agit, c’est d’abord de prévoir le temps qu’il fera à échéance aussi éloignée que possible et avec une sécurité, une précision, une résolution spatiale aussi grandes que possible. Les enjeux de cette prévision sont assez connus pour qu’il ne soit pas nécessaire de les rappeler longuement ; c’est d’abord l’annonce des phénomènes dangereux : cyclones, fortes chutes de neige, vagues de froid, tempêtes, déplacement de masses d’air pollué ; c’est aussi, s’agissant des armées, le soutien à la mise en œuvre des moyens militaires: conditions favorables à la pénétration terrestre, aérienne ou maritime, à l’observation ou à la discrétion,vulnérabilité aux attaques chimiques etc.A ce problème, qui s’exprime dans les mêmes termes depuis les débuts de la science météorologique, s’en ajoute désormais un autre: prévoir les évolutions du climat. Le climat, temps moyen immuable, toile de fond sur laquelle s’inscrivent les fluctuations météorologiques, cède désormais la place à l’idée – et à la crainte – d’un changement climatique global, d’un réchauffement de la planète engendré par l’enrichissement de l’atmosphère en CO2 et autres gaz à effet de serre. L’impact socio-économique de ce phénomène : désertification ou submersion de zones habitées par exemple, est potentiellement immense.Pour que les sociétés humaines puissent se préparer à cette évolution du climat et peut-être en restreindre l’ampleur en limitant la pollution planétaire, il leur faut se donner les moyens de l’observer pour la comprendre et la prévoir.

Qu’il s’agisse de prévision déterministe du temps ou de prévision climatique, l’outil de base est toujours le même, la modélisation numérique restreinte à l’atmosphère dans le premier cas, étendue à l’ensemble du fluide climatique, c’est-à-dire à l’atmosphère et aux océans, dans le second. Trois facteurs limitent aujourd’hui les capacités prédictives des modèles numériques:

– d’abord la puissance des ordinateurs dont on dispose; la recherche météorologique et climatique est tributaire à cet égard des progrès de l’informatique. Utilisatrice des ordinateurs les plus puissants, elle pourrait tirer un parti quasi immédiat d’une croissance par un facteur mille de leurs performances.

– second facteur: la qualité des modèles, leur capacité à représenter de façon réaliste les processus physiques complexes qui régissent l’évolution du fluide climatique.

– enfin la disponibilité d’observations qui permettent de définir les conditions initiales et d’ajuster les paramètres des modèles de façon à ce qu’ils représentent fidèlement l’atmosphère réelle de la Terre.

 

L’ensemble du domaine chevauche, on le voit, la recherche et les activités de service; la recherche est indispensable pour comprendre, mieux qu’on ne le fait aujourd’hui, les mécanismes de la machine climatique, mais les objectifs ultimes de cette recherche ne sont pas d’ordre spéculatif. Ce dont il s’agit en définitive, ce n’est pas de faire progresser les connaissances fondamentales, c’est de fournir un service à la société. Ce service ne revêt pas, en général, le caractère d’un échange commercial; l’observation spatiale de la terre s’écarte nettement, à cet égard, du secteur des télécommunications spatiales; la croissance de ces dernières est portée par le développement d’un marché, le développement de la première continue à relever, au stade de l’exploitation, d’une intervention étatique; il s’agit, partout dans le monde, d’un service public.

 

Le système météorologique opérationnel.

Les quelques remarques qui précèdent permettent de mieux saisir la complexité du contexte dans lequel s’inscrit l’évolution des satellites météorologiques et climatiques.

Partons, pour décrire cette évolution, de ce qui existe, c’est-à-dire du système météorologique opérationnel (figure 1). Ce système comporte deux composantes :

– la composante géostationnaire fournit une image permanente de l’atmosphère, mais peu de mesures susceptibles d’être assimilées dans les modèles numériques. Elle se compose de cinq satellites régulièrement espacés sur l’orbite géostationnaire, et dont chacun couvre un domaine de longitudes; seules les calottes polaires échappent à cette surveillance ( fig 2).

– la composante polaire est la seule qui fournisse une couverture globale de la planète sous forme de mesures assimilables dans les modèles (fig 3). Ces mesures – profils verticaux de température par exemple – sont encore, en l’état actuel de la technique, très imparfaites, perturbées notamment par la présence des nuages. On mesure cette imperfection au fait que leur assimilation dans les modèles améliore la qualité des prévisions pour l’hémisphère sud, mais tend à la détériorer pour l’hémisphère nord. Cela tient à ce que le réseau de mesures au sol et de radiosondages, beaucoup plus dense dans l’hémisphère nord que dans l’hémisphère sud, permet d’initialiser les modèles avec plus de précision que les mesures spatiales. En outre, de nombreux paramètres demeurent aujourd’hui totalement ou partiellement inaccessibles aux systèmes d’observation terriens et spatiaux. Nous nous bornerons à quelques exemples caractéristiques: la pluviométrie sur les surfaces océaniques – c’est-à-dire sur 73% de la surface de la planète – n’est pas mesurable avec les techniques dont on dispose aujourd’hui; on ne sait pas faire fonctionner un pluviomètre en haute mer. Lorsqu’on s’attaque à la compréhension du changement climatique, l’absence d’une climatologie des précipitations sur la plus grande partie du globe est à l’évidence une sérieuse lacune. Pas davantage n’est-on capable de mesurer la direction et l’intensité du vent de façon régulière et dans toute l’épaisseur de l’atmosphère. Les radiosondages par ballon, qui demeurent en ce domaine l’outil le plus puissant, ne fournissent, au prix d’un effort considérable , qu’un nombre fort limité de mesures.

Il est donc indispensable que le système d’observation fasse de très grands progrès, et la seule technique qui puisse y pourvoir efficacement est la technique spatiale.

 

Les promesses de l’espace.

Le progrès de la technique spatiale est le résultat d’un jeu d’acteurs où interviennent trois grandes catégories de personnages: les agences spatiales d’abord, agences de développement, dont la vocation primaire est de faire progresser la technique: NASA aux Etats-Unis, NASDA au Japon, ESA en Europe, CNES en France; les entités utilisatrices ensuite, qui utilisent la technique spatiale pour leurs fins propres; dans le domaine qui nous occupe, ce sont les offices météorologiques nationaux comme la NOAA aux Etats-Unis, et les consortiums qu’ils ont constitués tel Eumetsat en Europe; l’industrie enfin, dépositaire du savoir-faire technique, qui est le fondement même de la capacité spatiale, mais qui a peu d’influence sur l’orientation des programmes. A ces trois partenaires répondent deux grands types de programmes, les programmes expérimentaux dont les agences spatiales se font normalement le promoteur et qui sont destinés à faire progresser la technique et la connaissance, les programmes opérationnels dont les entités utilisatrices portent normalement la responsabilité, dont elles assurent le financement et qui constituent en quelque sorte l’exploitation des avancées acquises par les programmes expérimentaux. Les programmes opérationnels sont par nature astreints à la même continuité que les services qu’ils fournissent; tel n’est pas évidemment le cas des programmes expérimentaux.

Entre ces deux catégories, l’équilibre optimum ne s’établit pas aisément. Lorsqu’un domaine attire sur lui les feux de l’actualité, comme c’est le cas aujourd’hui pour les problèmes climatiques, la tendance naturelle des agences spatiales est d’exploiter cette vogue pour faire approuver des projets expérimentaux, projets qui assurent leur plan de charge et leur avenir immédiat. Il est beaucoup moins spontané de leur part de se préoccuper de la transition vers l’opérationnel; elles inclinent d’ailleurs tout naturellement à favoriser la dimension et l’ambition technologiques sans beaucoup se soucier de compatibilité avec les contraintes opérationelles, contraintes de financement et contraintes d’exploitation. Cette démarche sert parfaitement les besoins de la recherche – le développement de nouvelles techniques de mesure est ainsi porté par la tendance des agences spatiales à engendrer des projets nouveaux et ambitieux – elle répond beaucoup moins au dessein d’exploiter les techniques acquises. A cet égard, le tableau offert par le programme américain est saisissant (fig. 4), présentant, du côté des satellites opérationnels une perspective de dégradation, et du côté des satellites expérimentaux une croissance extrêmement ambitieuse. L’observation opérationnelle en orbite polaire est assurée aujourd’hui par deux satellites Advanced Tiros N ( fig. 5) qui embarquent chacun une charge utile de 360 kg pour une masse totale du véhicule spatial de 1900 kg, un peu plus que ce que les satellites expérimentaux Nimbus emportaient dès la fin des années soixante. A horizon de cinq ans, le satellite expérimental Eos emportera une charge utile de 3,5 tonnes pour une masse totale de 12 tonnes, mais en revanche, en 1997, les Etats-Unis réduiront de deux à un le nombre de Tiros assurant la surveillance opérationnelle. On ne saurait d’ailleurs le leur reprocher puisqu’ils sont les seuls, dans le monde occidental, à assurer au bénéfice de tous ce service. A considérer ce tableau, on ne peut cependant que constater un déséquilibre sévère entre la capacité d’innover que déploient les agences spatiales, et la capacité d’absorber cette innovation qui est celle des agences utilisatrices, ou encore – autre éclairage – entre la façon dont les Etats répartissent entre ces deux catégories un effort de financement dont le contribuable est la source commune. A échéance plus ou moins éloignée, un tel déséquilibre aura immanquablement des effets pervers.

 

La place de l’Europe.

L’effort spatial européen reflète le déséquilibre que nous venons d’évoquer auquel s’ajoute une déficience générale dans tout le domaine de l’observation de la Terre .

S’agissant de la composante géostationnaire, l’Europe tient sa place avec les satellites MOP (Meteosat OPérationnel). Ces satellites sont issus d’un programme expérimental de l’Agence Spatiale Européenne, le programme Meteosat, programme expérimental ou plutôt programme “préopérationnel” en cela qu’il préfigurait très fidélement l’actuel programme opérationnel. Confrontés à la nécessité d’assumer la continuité, les météorologistes européens ont fait le nécessaire. Ils ont créé l’organisation intergouvernementale Eumetsat, dont le siège est à Darmstadt en Allemagne, et cette organisation a pris en charge l’exploitation de l’effort de développement conduit par l’ESA; elle a assuré la continuité opérationnelle. Dans la mesure précisément où Meteosat était un satellite “préopérationnel”, le problème était correctement posé; il était à la mesure des entités utilisatrices, et il a été résolu.

Qu’en sera-t-il pour ce qui concerne la composante polaire?

L’Europe est absente de ce secteur d’activité depuis l’origine du programme spatial européen, qu’il s’agisse d’ailleurs de projets expérimentaux ou de projets opérationnels. Il existe diverses raisons à cette absence; d’une part, le domaine a été exclu du champ du programme scientifique obligatoire de l’ESA, car on a considéré qu’il relevait plutôt des applications, et par ailleurs l’accès aux données fournies par les satellites TIROS, qui a toujours été généreusement garanti par les Etats-Unis, a eu pour effet secondaire de démotiver un effort des Européens. Le résultat est d’une part que l’Europe est absente de l’observation opérationnelle de l’atmosphère en orbite polaire, et d’autre part que nous en sommes encore à attendre le lancement du premier satellite expérimental de l’ESA, ERS 1, prévu pour le mois de mai 1991.Il s’agit là, dans la conception d’ensemble de l’effort spatial européen, d’une carence majeure. Sera-t-elle corrigée dans les années qui viennent? C’est possible pour ce qui est de la dimension expérimentale, c’est moins sûr pour ce qui est de la dimension opérationelle.

Sous des appellations successives et diverses, dont la dernière est POEM (Polar Orbiting Environmental Mission), un programme de plate-forme polaire européen s’est peu à peu concrétisé au cours des années récentes. Il s’agissait à l’origine d’une plate-forme desservie par des astronautes et qui, comme telle, faisait partie du programe de vols habités Columbus. On en est venu progressivement à une conception plus réaliste qui est celle d’un gros satellite classique avec une charge utile voisine de 2,6 tonnes, assez semblable en somme au concept EOS de la NASA. C’est là un outil de choix pour un programme de recherche, mais il n’est guère concevable qu’il puisse servir de support à un programme opérationnel. Les budgets ne font guère plus de sauts que la nature. Comment croire que l’Europe, qui n’a rien fait dans ce domaine depuis 25 ans, puisse brusquement se mettre à desservir l’orbite polaire avec une charge utile sept fois plus lourde que celle des Tiros N américains? L’option, longtemps envisagée, qui consisterait à embarquer conjointement sur cette plate-forme une charge utile expérimentale et un ensemble d’expériences conduirait à une relation entre l’expérimental et l’opérationnel encore plus déséquilibrée que ne l’est,outre-atlantique, le couple TIROS-EOS; en outre la définition d’une procédure de remplacement assurant la continuité opérationnelle se heurterait, pour un ensemble aussi disparate, à des difficultés insurmontables. Force est de constater que si le programme expérimental européen prend forme, on attend encore que se concrétise la conception d’un programme préopérationnel, c’est-à-dire d’un programme que les agences utilisatrices pourraient, comme elles l’ont fait dans le passé pour Météosat, entreprendre de pérenniser.

Un tel programme doit être de taille raisonnable; il doit se fonder sur des technologies éprouvées. L’utilisation à des fins opérationnelles de technologies nouvelles et insuffisamment maîtrisées a été, dans l’histoire de la technique spatiale, une source inépuisable de mécomptes dont la navette spatiale américaine est sans doute l’exemple le plus brillant. On doit d’ailleurs s’interroger sur le domaine que l’on entend couvrir de façon permanente. Les satellites comme Tiros N sont nés exclusivement des besoins de la prévision du temps, la conception de leur charge utile demeure étroitement focalisée sur cet objectif. Mais, devant l’enjeu que représente une éventuelle évolution climatique, on prend progressivement conscience, au niveau mondial, de la nécessité d’une surveillance globale et continue des paramètres clés de la machine climatique et non plus seulement des variables usuelles de la prévision métérologique. Aussi faut-t-il sans doute, pour concevoir la contribution européenne à l’observation permanente, embrasser aujourd’hui un domaine plus large, et assembler une charge utile qui couvre certains besoins de l’océanographie et de l’environnement. Une tentative faite dans ce sens par un groupe de travail qui rassemblait des représentants des principales agences utilisatrices françaises a conduit à une charge utile avoisinant 1400 kg. C’est déjà beaucoup, mais cela reste du domaine du raisonnable, et les plates-formes nécessaires pour emporter une telle charge existent. On a ainsi l’esquisse de ce que pourrait être un programme opérationnel à travers lequel l’Europe assumerait sa part de l’observation permanente et globale de l’environnement. Encore faudra-t-il passer de l’ébauche au projet, et obtenir que ne se joue pas, dans les instances européennes, entre les séductions des grands programmes expérimentaux et les servitudes plus obscures des programmes préopérationnels, une version moderne de cette fable qui met en scène la cigale et la fourmi.

 

 

Connaissance et gestion de la Planète: ” Pour un système permanent d’observation de la Terre” .

 

( André Lebeau, Connaissance et gestion de la planète: “Pour un système permanent d’observation de la Terre”, Le Grand colloque du Bicentenaire de l’Ecole Polytechnique, Londez Conseil, 1994.)

 

” At long last, we begin to feel the effects of the finite actual size of the earth in a critical way. [ … ] All this will merge each nation’s affairs with those of every other , more thoroughly than the threat of a nuclear or any other war may already have done”.

John von Neumann,

Can we survive technology.

 

L’émergence des effets globaux de l’activité humaine:

 

Le phénomène spécifique qui marque notre époque, c’est l’apparition d’une interaction générale entre l’humanité et la planète.

Nous avons atteint le stade où les effets globaux de l’activité humaine deviennent perceptibles, et où cette perception est éprouvée collectivement. Notre relation à la Terre s’en trouve transformée.

Elle était perçue jadis comme un espace ouvert et dangereux qu’il s’agissait d’explorer et d’investir; elle est devenue un patrimoine fini et fragile qu’il convient de préserver pour permettre à l’humanité de survivre.

Cette mutation dans la façon dont nous concevons notre relation à la Terre est récente, bien que les éléments sur lesquels elle se fonde soient depuis longtemps disponibles. Mais, parce qu’elle n’a pas la nature d’une simple extrapolation des tendances lourdes, parce qu’elle s’analyse comme l’émergence d’une interaction longtemps négligeable mais que les changements d’ordre de grandeur rendent progressivement dominante, il a fallu du temps pour qu’elle déclenche une prise de conscience.

Chacun voit que deux sources se conjuguent pour créer cette situation nouvelle: l’évolution technique qui tend – en tout cas qui a tendu jusqu’à ce jour – à accroître les prélèvements de l’individu moyen sur les “ressources” et à accroître l’importance des “rejets”, et la croissance démographique incontrôlée. Ces deux causes ne sont d’ailleurs nullement indépendantes, la technologie permettant de faire reculer les barrières naturelles qui limitaient jadis la densité démographique et fournissant a contrario les outils indispensables pour tenter de la contrôler.

Quant aux effets, ils concernent d’abord la disponibilité des ressources et conduisent, de Malthus au Club de Rome, à prophétiser leur épuisement; prophétie ancienne puisqu’elle remonte à la fin du XVIIIème siècle, et prophétie évidente lorsqu’elle se fonde sur l’inventaire des ressources fossiles et sur l’incapacité des ressources renouvelables à équilibrer indéfiniment, dans un monde fini, la croissance exponentielle des populations; prophétie cependant encore discréditée par le caractère excessif des prévisions auxquelles elle a donné lieu, et qui, de plus, heurte de plein fouet les pulsions darwiniennes qui gouvernent, pour l’essentiel, le comportement collectif de l’espèce humaine.

Ce n’est pas à ce problème de l’épuisement des “ressources” que nous nous intéresserons ici mais à un autre aspect de l’interaction homme-planète, celui des “rejets” et de l’apparition d’altérations globales du milieu naturel.

A supposer que l’on parvienne à rééquilibrer progressivement l’économie mondiale de telle sorte qu’elle s’alimente exclusivement à des ressources renouvelables ou à des stocks inépuisables, ce second volet de l’interaction subsisterait, avec la perspective d’une altération progressive et irréversible de la biosphère.

La prise de conscience dans ce domaine est beaucoup plus récente. On en trouve les premiers indices au début du siècle dans les écrits de Svante Arrhenius, prix Nobel de chimie en 1903 pour ses travaux sur les solutions ioniques. Svante Arrhenius s’intéressait, en ce début de siècle où triomphe la thermodynamique classique, au problème cosmogonique, et dans son ouvrage intitulé “L’évolution des mondes” paru en 1907, il analyse l’influence sur l’équilibre thermique de la Terre d’une consommation annuelle de houille qu’il estime à 1200 millions de tonnes. Sa conclusion est empreinte de tout l’optimisme de son époque à l’endroit de l’avenir que la science réserve aux hommes; elle est aussi influencée peut-être par le rude climat de la Suède: “Par suite de l’augmentation de l’acide carbonique de l’air, il nous est permis d’espérer des périodes qui offriront au genre humain des températures plus égales et des conditions climatiques plus douces. Cela se réalisera sans doute dans les régions les plus froides de notre terre. Ces périodes permettront au sol de produire des récoltes considérablement plus fortes qu’aujourd’hui pour le bien d’une population qui semble en voie d’accroissement plus rapidement que jamais.”

Cet optimisme n’est plus de mise et la tendance inverse prévaut aujourd’hui, qui consiste à souligner le caractère menaçant et dangereux de toute évolution, et particulièrement de toute évolution rapide, de l’environnement global.

La prise de conscience s’est cristallisée autour de deux phénomènes, la modification du climat – le réchauffement induit par l’enrichissement de l’atmosphère en gaz à effet de serre – et la dégradation de la couche d’ozone par les chlorofluorocarbones.

Les prédictions de réchauffement du climat lié à l’augmentation de la richesse de l’atmosphère en gaz à effet de serre reposent d’une part sur un principe physique de base: le transfert radiatif dans l’atmosphère, et d’autre part sur des modélisations complexes du système atmosphère-océans-végétation. L’enrichissement de l’atmosphère en CO2, mais aussi en méthane, oxydes de l’azote, ozone troposphèrique et chlorofluorocarbones est un fait d’observation incontestable et d’ailleurs incontesté. L’effet de serre n’est pas davantage contestable ni contesté dans son principe; il détermine la température de l’atmosphère chargée en vapeur d’eau, nuages et gaz trace, et il peut être facilement mis en évidence par une observation non professionnelle: par temps calme, il fait bien plus froid le matin après une nuit dégagée que lorsque le temps est couvert et que les nuages piègent le flux infrarouge montant.

Les difficultés surgissent lorsqu’il s’agit d’évaluer l’impact sur le climat de l’accroissement de l’effet de serre lié à l’enrichissement en gaz carbonique; elles ne tiennent nullement à une mise en cause ou à une imprécision des principes physiques de base, mais à leur traduction dans les modèles climatiques globaux. Les modèles utilisés permettent de reproduire les principales caractéristiques du climat actuel mais sont-ils suffisamment complets, détaillés et validés pour que l’on puisse être assuré qu’ils réagiront de la même façon que l’atmosphère réelle à une modification d’un paramètre d’entrée, en l’occurrence la richesse en gaz carbonique? La réponse, en l’état actuel de la technique, doit être circonspecte; tous les modèles existants convergent qualitativement sur une prévision de réchauffement global mais il existe, dans le rapport 1 à 3, d’importantes divergences quantitatives; en outre le retard induit, dans l’apparition du réchauffement, par l’inertie thermique des océans et les effets locaux sur la pluviométrie ne sont pas prévus de façon fiable. De très grands progrès sont donc indispensables.

On peut être tenté à cet égard d’établir un parallèle avec l’effet supposé des CFC sur la couche d’ozone. Au début des années 1970, la principe de base de l’action du chlore sur l’ozone dans un système stratosphérique non perturbé était connu, et admis par la communauté scientifique. Toutefois des incertitudes subsistaient concernant certains processus physico-chimiques et les prévisions de l’évolution de l’ozone stratosphérique, fondées sur des résultats de modèles beaucoup plus rudimentaires que ceux dont on dispose aujourd’hui, restaient largement incertaines. Compte tenu de ces incertitudes, aucune mesure sérieuse n’était prise dans les années 1970 pour limiter les rejets atmosphériques de CFC. Seul leur usage comme gaz propulseur dans les bombes aérosols était réglementé par un certain nombre de pays, sans que pour autant, du fait de l’ouverture de nouveaux marchés, les émissions totales diminuent. Parallèlement, un système de surveillance minimal, non optimisé pour la mise en évidence des tendances évolutives, était maintenu (réseau Dobson au sol) ou initié (satellites et instruments TOMS, SBUV, SAGE). La décision était également prise de lancer un satellite d’étude de la stratosphère (UARS), dont le lancement, malheureusement retardé par la catastrophe de la navette Challenger, n’aura lieu qu’en 1991. De 1974 à 1985, aucune tendance évolutive significative n’est mise en évidence, ce qui reste d’ailleurs compatible avec la limite inférieure des prévisions des modèles. Il s’avère alors de plus en plus difficile de maintenir un système de surveillance cohérent. Survient en 1985 la première manifestation tangible d’une destruction de l’ozone. Elle se produit au printemps, aux hautes latitudes de l’hémisphère sud dans la basse stratosphère vers 20 km d’altitude: c’est le désormais fameux “trou d’ozone”. Ce phénomène de grande ampleur montre qu’effectivement les modèles utilisés jusqu’alors sont imparfaits, puisqu’ils prévoient la destruction de l’ozone vers 40 km d’altitude, et que de nouveaux processus doivent être pris en compte qui modifient notre compréhension des équilibres chlorés et de leur action sur l’ozone. Cela n’implique pas pour autant que le principe de base de l’action du chlore sur l’ozone doive être remis en cause, mais démontre que la perturbation anthropique, liée à l’augmentation constante du taux de chlore dans la stratosphère, a atteint une valeur seuil au-delà de laquelle le système perturbé réagit de façon différente du système “naturel” envisagé à l’origine. L’action politique et industrielle est alors rapide, d’autant plus que des produits de substitution existent, puisque leur développement a été amorcé dès les premières alertes sur la couche d’ozone au début des années 1970. Un protocole d’arrêt progressif des émissions est ratifié à l’échelle mondiale, qui vise à une élimination totale des émissions de CFC en 1996. Il importe toutefois de constater que le retour à l’équilibre “pré-industriel” dans la stratosphère ne sera pas obtenu, compte tenu de la très grande durée de vie de ces constituants dans l’atmosphère, avant le milieu du siècle prochain, et que le trou d’ozone, associé à une augmentation locale du rayonnement ultra-violet au niveau du sol, est aujourd’hui un phénomène récurrent de la stratosphère polaire de l’hémisphère sud.

Ces deux exemples d’atteinte à l’environnement global rendent manifeste un aspect fondamental de la relation entre la connaissance et l’action: l’importance qui s’attache à la réduction de l’incertitude scientifique. C’est en fonction du degré d’incertitude d’une part, et d’autre part en fonction des enjeux et des difficultés qu’elle comporte que l’action politique se déclenche ou ne se déclenche pas. Le doute en effet alimente la controverse, controverse scientifique véritable ou controverse intéressée, greffée sur des intérêts particuliers. Faut-il rappeler qu’au début des années 70, Concorde a été accusé par les Américains, en retard dans le domaine des supersoniques commerciaux, de détruire l’ozone stratosphérique, alors que, compte tenu de son altitude de vol, il est aujourd’hui établi qu’il en produit. Et la controverse, quelle que soit sa nature, engendre l’hésitation chez les décideurs politiques qui n’ont d’autre recours, pour fonder leur démarche, que la convergence des opinions.

Dans le cas de l’ozone, l’observation du trou polaire et son interprétation ont apporté au pouvoir politique le degré de sécurité dans la connaissance dont ils avaient besoin pour agir. Non que la certitude soit totale et qu’elle ait éteint toute polémique, mais le basculement vers l’action s’est produit. Encore faut-il noter qu’il s’agit d’une action relativement facile parce qu’elle porte sur un secteur restreint de l’activité économique des pays développés et parce que des activités de substitution sont possibles.

Le cas de l’enrichissement de l’atmosphère en gaz à effet de serre est infiniment plus difficile. Les mesures à prendre pour tempérer les effets d’une évolution du climat ou même, simplement, pour y adapter les systèmes économiques touchent en effet aux activités les plus fondamentales des sociétés modernes: la production d’énergie, les transports et l’agroalimentaire. Aussi bien n’a-t-on pas dépassé, pour l’instant, le stade de la gesticulation, fût-elle planétaire. Quelle que soit l’ampleur des enjeux potentiels, le niveau d’incertitude demeure tel qu’il inhibe l’action. Comme l’écrivaient dès 1956 Roger Revelle et Hans Suess: ” Les êtres humains se livrent à une expérience géophysique à grande échelle d’une nature telle qu’elle n’aurait pu se produire dans le passé et qu’elle ne pourra pas non plus être reproduite dans le futur”. Et cette expérience porte sur un système complexe, au comportement incertain et dont dépend notre existence.Cependant nos sociétés sont ainsi faites que la présomption d’un danger vague, fût-il immense, ne suffit pas pour changer le cours des choses; il y faut une quasi certitude et l’identification d’un avenir inacceptable. Que faut-il faire pour sortir de cette dangereuse spirale où nous entraîne l’évolution de la société technique ? Il faut de toute évidence nous attaquer à ce qui est, en l’état actuel des choses, notre faiblesse essentielle, la compréhension insuffisante de l’impact de nos activités sur l’équilibre planétaire.Il se trouve que les moyens d’y accéder sont disponibles et que l’effort nécessaire pour les mettre en œuvre est largement à notre portée.

Connaître pour agir:

Au moment précis où l’évolution de l’humanité la confronte à la nécessité d’une gestion globale de la planète, cette même évolution rend disponibles les outils du savoir qu’exige cette gestion. Ainsi coïncident, à l’échelle temporelle de l’histoire d’une espèce inscrite sur plus de trois millions d’années, l’émergence des problèmes liés à la saturation de la biosphère par l’homme et l’apparition des techniques nécessaires pour en comprendre les effets.

La coïncidence bien sûr n’est pas fortuite, elle reflète simplement le fait que le stade de l’évolution technique qui a permis la construction d’une civilisation planétaire et l’exploitation globale des ressources permet aussi d’appréhender le système planétaire dans sa globalité.

Les outils de cette connaissance sont de deux sortes; ceux qui permettent une surveillance planétaire et l’acquisition de mesures continues sur les éléments les plus pertinents, et ceux qui fournissent à partir des mesures ainsi acquises le moyen de procéder à des modélisations numériques pour simuler et prédire – voire même pour comprendre – les évolutions en cours. Ils sont fondés sur l’apparition, extraordinairement récente à l’échelle de l’histoire des technologies, de deux techniques majeures, la technique spatiale et l’informatique.

La technique spatiale fournit les outils de base pour l’observation. Or c’est de l’observation que part toute la démarche de compréhension du système planétaire. Naturellement le satellite ne permet pas de tout atteindre, et les informations qu’il fournit doivent être complétées par des observations de surface et par des sondages dans les profondeurs océaniques, mais il est le seul outil qui permette d’accéder, avec une fréquence élevée et pour une très grande diversité de paramètres, à une couverture planètaire. Il est aussi le seul outil qui donne accès, depuis l’orbite géostationnaire, à une surveillance continue de larges secteurs de la surface terrestre. Il est enfin, par son rôle de relais de communication, l’engin qui permet de concentrer rapidement les informations acquises en un lieu quelconque de la Terre pour y être traitées et stockées.

L’informatique s’inscrit en aval de la technique spatiale dans le processus d’acquisition de la connaissance. C’est elle qui permet d’accomplir deux fonctions essentielles. D’abord la fonction de mise en mémoire, l’accumulation sous une forme accessible et exploitable de l’information acquise par l’observation. Compte tenu de l’importance des flux fournis par les systèmes spatiaux, il s’agit là d’une fonction lourde et essentielle. Mais l’informatique fournit aussi le moyen de construire des images numériques de la réalité planétaire et ainsi d’expérimenter sur un homologue numérique du système naturel. C’est l’ensemble de cette démarche: observation, intégration des observations dans un modèle numérique, confrontation du comportement du modèle numérique à celui du système naturel, qui permet, par un processus itératif, de progresser dans la compréhension de l’environnement planétaire et d’espérer discerner, dans les évolutions qu’il présente, la part de l’influence de l’homme. Tâche difficile; l’environnement planétaire est tout à la fois d’une infinie complexité et d’une très grande variabilité naturelle. Ses fluctuations relèvent de mécanismes difficiles à démonter. Si pour certaines d’entre elles, comme la variation saisonnière ou la variation diurne, le jeu des effets et des causes est évident, pour d’autres, comme celles qui affectent le climat à l’échelle du siècle, il n’est même pas certain qu’elles relèvent d’une causalité définie. Il pourrait tout aussi bien s’agir de fluctuations chaotiques affectant un système complexe et qui sont, par nature, imprédicibles. Aussi bien n’a-t-il pas été à ce jour possible de discerner de façon certaine un signal correspondant à l’effet de serre anthropique dans le bruit de fond de la fluctuation naturelle.

Il reste que, comme toujours pour les systèmes naturels sur lesquels l’expérimentation est impossible, l’observation est la source irremplaçable du progrès de la connaissance.

Un effort délibéré pour maîtriser la compréhension de l’environnement planétaire doit donc être d’abord un effort pour concevoir et faire fonctionner un système permanent d’observation de la Terre, et ce d’autant que, quelle que soit l’importance des moyens nécessaires au stockage et au traitement de l’information acquise, leur coût sera inférieur par un ordre de grandeur à celui du système d’observation lui-même. Compte tenu du rôle fondamental que joue, vis-à-vis de l’observation, la technique spatiale, un système d’observation sera d’abord un système spatial; sans doute sera-t-il nécessaire de le compléter par d’autres types d’observations mais a contrario, sans un recours systématique à la technique spatiale, un système global n’est pas concevable.

Jeux d’acteurs et enjeux de pouvoir.

Le système permanent d’observation de la Terre tel qu’on pourrait aisément le concevoir sur la base des technologies disponibles n’existe pas. Certes, il en existe, ici ou là, des éléments, mais ils ne relèvent pas d’une conception et encore moins d’une mise en œuvre globales.

Ce dont il s’agit en effet, pour répondre au besoin de connaissance sur l’évolution de la planète, c’est de disposer d’un système qui exploite au mieux toutes les ressources de la technique actuelle, et de le faire fonctionner sans interruption tout en le perfectionnant progressivement. Rien de tel n’existe.

L’inventaire de ce qui a été réalisé conduit à reconnaître d’abord un grand nombre de projets individualisés, orientés vers l’acquisition de connaissances spécifiques sur tel ou tel phénomène, marqués du label de telle ou telle agence et qui ont en commun le fait que la pérennité du service qu’ils fournissent n’est pas assurée. Ce sont, dans la quasi-totalité des cas, les agences spatiales (ESA, NASA, NASDA) qui sont à l’origine de ces projets dont la place, au sein du programme de ces agences, tend à croître à proportion de l’actualité politico-médiatique du sujet. On trouvera en encadré quelques éléments historiques sur les programmes de ce type. Il est tout à fait clair que ces satellites, que nous qualifierons d’expérimentaux pour souligner leur absence de permanence, sont l’outil qui a permis de faire progresser les techniques de base de l’observation de la Terre. Il est non moins clair que leur articulation avec la construction d’un système permanent est quasi inexistante.

Il existe deux embryons de systèmes permanents d’observation. Le système météorologique est conçu pour satisfaire aux besoins de la prévision du temps; constitué de satellites opérationnels en orbite géostationnaire et en orbite polaire héliosynchrone, il est le seul système qui assure une couverture permanente et globale de la planète. Mais il s’en faut de beaucoup que les paramètres observés satisfassent l’ensemble des besoins. Par ailleurs, les systèmes d’observation de la surface de la Terre à haute définition (satellites SPOT et Landsat) ont assuré un service permanent depuis leur origine mais leur nature, commerciale ou de service public, comme leur pérennité font périodiquement l’objet de débats confus.

Une première approche de cette question fondamentale consiste à examiner ce qui s’est passé dans d’autres domaines. Il est de nombreux domaines où l’existence d’un besoin a suscité, en réaction, la création se systèmes permanents à l’échelle planétaire. C’est ainsi qu’il existe un système de télécommunications mondial, un système de transport aérien mondial qui ont un caractère permanent et évolutif et qui s’appuient sur une concertation organisée à l’échelle mondiale. S’agissant des télécommunications mondiales qui disposent d’une flotte de satellites opérationnels, l’analogie avec ce que pourrait être le système permanent d’observation est saisissante, mais le contraste entre les contextes ne l’est pas moins. Le système de télécommunication s’est édifié sur la base d’un besoin perçu au niveau de l’usager final; ainsi l’action de la puissance publique, largement relayée par l’initiative privée, s’appuie-t-elle sur une demande directe, solvable, des individus et des institutions utilisatrices.

Dans le cas du système météorologique opérationnel, la demande est indirecte mais elle existe. Elle est exprimée par les services météorologiques nationaux qui ont eux-mêmes à répondre à la demande d’usagers finaux dont certains sont solvables, cependant que d’autres relèvent des services que les Etats doivent à leurs citoyens. Les besoins ainsi exprimés sont locaux ou catégoriels mais la nature du problème, le fait que l’atmosphère ne connaît pas de frontière, a imposé une organisation à l’échelle mondiale. On observera que le caractère indirect de la demande et le fait que l’entreprise n’est pas commercialement solvable rendent beaucoup plus malaisé que dans le cas des télécommunications le financement du système d’observation; l’initiative privée en est, et pour cause, absente. On observera aussi que rien de comparable au système d’observation météorologique n’existe dans le domaine océanique parce qu’aucun besoin analogue à celui de prévoir le temps n’en a suscité la création.

Qu’en est-il de la demande sur laquelle pourrait s’édifier un système permanent d’observation ? Il est clair que le besoin auquel répond un tel système n’est directement perçu ni au niveau des individus, ni au niveau des institutions, ni même à celui des collectivités nationales. Il ne s’impose clairement que lorsqu’on s’interroge sur l’avenir de l’humanité tout entière et cela tend, étant l’affaire de tous, à n’être l’affaire de personne. Mais par ailleurs la prise de conscience des milieux politiques, même si elle ne débouche pas directement sur l’action, a créé un vaste phénomène de mode avec son inévitable composante médiatique; et autour de ce phénomène de mode s’est organisé un jeu d’acteurs dont le prétexte est la satisfaction des besoins de l’humanité et dont le moteur est la quête du pouvoir. C’est largement de ce jeu d’acteurs et des ces enjeux de pouvoir que résultent les caractères les plus marquants des programmes passés et en cours.

Sans entrer dans une analyse approfondie de cette sociologie institutionnelle, on peut esquisser les grands traits du comportement des acteurs majeurs.

Les agences spatiales, et singulièrement la NASA et l’ESA, qui sont par nature des agences de développement, ont saisi l’occasion d’une relance susceptible tout à la fois de leur redonner un nouveau souffle et de les tirer de l’impasse où les avait engagées les programmes de vols habités. Rien là que de très naturel et de très satisfaisant. Malheureusement une tendance incontrôlée au gigantisme a saisi, comme une véritable maladie, les programmes de ces agences. Issue sans doute des programmes de vols habités et frappant d’abord la NASA où elle s’est cristallisée dans le programme EOS (15 Tonnes dans sa version initiale et 5 Tonnes dans sa version actuelle; rappelons que la dernière version des satellites météorologiques polaires l’advanced Tiros N ne dépasse pas …Tonnes), elle s’est promptement propagée à l’ESA où elle a engendré entre autres le projet Envisat ( 8 Tonnes). Il n’existe aucune explication rationnelle de cette tendance autre qu’une expression dévoyée de la volonté de puissance des agences. Il va de soi qu’elle ne résulte pas d’une analyse des besoins d’un système d’observation permanent de la Terre en encore moins des sources de financement d’un tel système.

Au delà de leur sensibilité excessive aux effets de mode, une seconde faiblesse moins éclatante mais plus profonde des agences spatiales réside dans leur difficulté à concevoir et à assurer la transition de leurs projets vers l’exploitation opérationnelle. Cela tient à ce qu’étant des agences de développement essentiellement dépourvues de responsabilités permanentes d’exploitation, elles ne peuvent assurer leur pérennité qu’en enchaînant une succession de programmes expérimentaux. Dans cette démarche, leur partenaire privilégié est la communauté scientifique qui, pour des raisons sociologiques évidentes, présente peu ou prou le même comportement. La course à la notoriété est en effet l’un des ressorts essentiels du dynamisme scientifique et il n’est ni possible, ni même probablement souhaitable, de changer cet état de chose. Mais il reste qu’il favorise la promotion de projets originaux, auxquels tel individu ou telle équipe peut associer son nom, aux dépens d’une action plus discrète inscrite dans la durée. Naturellement, un très grand nombre de scientifiques sont depuis longtemps individuellement convaincus qu’il existe un besoin critique d’observations continues. Mais cette perception individuelle ne parvient pas à s’exprimer dans le comportement collectif. Ainsi l’association des agences spatiales et de la communauté scientifique a des vertus; elle engendre un dynamisme évident ; elle est la source d’un progrès technologique rapide; mais elle a aussi ses limites; elle tend à engendrer une fuite en avant que traduit une succession de programmes de démonstration dont l’exploitation permanente est négligée. In fine, la communauté scientifique, qui ne vit pas que de coups d’éclat, est la première à souffrir de cet état de chose. Il n’est que de voir, pour s’en convaincre, la place très importante que tient l’usage des données fournies par le système météorologique dans les recherches sur l’évolution du climat.

S’agissant des Etats et du pouvoir politique, la volonté de leadership précède l’action. Les Etats-Unis ont vu s’effriter leur leadership spatial dans le domaine de l’Observation de la Terre avec le lancement des satellites européens et japonais. Ce pays tente donc de déplacer son leadership vers l’utilisation des données en instituant une banalisation de l’échange de toutes les données afin de les gérer à sa convenance et à son profit. Cette démarche conduit à la dilution de l’identité des contributeurs au profit d’une mondialisation orchestrée avec ostentation par les Etats-Unis. Elle occulte l’absence de toute décision en faveur d’un système d’observation permanent et s’habille naturellement des locutions familières de la langue de bois internationale au premier rang desquelles figure le “bénéfice de l’humanité tout entière”.

Enfin, en regard de ces acteurs majeurs, le rôle des entités dotées de responsabilités opérationnelles dans le domaine de l’observation de la Terre demeure modeste. La NOAA éprouve des difficultés à maintenir son programme de satellites polaires comme à faire développer par la NASA la nouvelle génération de satellites géostationnaires. En Europe, Eumetsat a imposé non sans difficulté ses spécifications pour les satellites géostationnaires de seconde génération mais son rôle dans la conception et dans l’exploitation des satellites polaires demeure incertain.

Au total il n’existe pas, on le voit, de schéma institutionnel cohérent dont on puisse attendre la création d’un système d’observation permanent.

Que faire ?

La construction d’un système permanent d’observation de la Terre pose, on le mesure à ce qui précède, un problème entièrement nouveau pour lequel il n’existe ni modèle ni précédent : comment engendrer un effort organisé à l’échelle du monde en l’absence du moteur qu’est la pression du besoin sur les individus ou les groupes. Car en définitive l’intérêt d’un tel système n’apparaît clairement que lorsqu’on envisage d’optimiser la gestion de la planète et il n’apparait que dans le long terme, à des échéances qui se situent eu delà de l’horizon temporel des forces du marché, des intérêts politiques, et des mêmes motivations institutionnelles.

La plupart des structures dont on dispose au niveau international ont été façonnées par une longue évolution ; c’est-à-dire qu’elles sont adaptées à ce qui était l’unique problème du passé et qui demeure aujourd’hui le problème le plus aigu : traiter des conflits entre les intérêts parcellaires de l’humanité. Ce sont des structures construites pour élaborer des compromis ou des arbitrages et non pour gérer les intérêts globaux. Elles nous laissent relativement désarmés pour entreprendre une action solidaire contre un défi commun. Il existe bien quelques embryons d’outils collectifs que la gestion d’une ressource rare et unique, le spectre électromagnétique par exemple, a suscités mais on est encore très loin d’une généralisation de ce type de comportement et nul ne sait ce que sera, dans la durée, l’avenir du débat engagé à Rio.

Sur quelle base peut-on alors fonder l’action sans faire l’hypothèse, hautement irréaliste, que la perception des intérêts lointains de l’humanité suffira à susciter une action collective de grande ampleur et à la maintenir dans le long terme.

Il faut semble-t-il partir de quelques observations qui relèvent du bon sens:

+ d’abord relever que les entités les plus permanentes sur lesquelles on puisse s’appuyer demeurent les états-nations ou les groupement d’états-nations comme l’Union européenne, relever que ces entités sont portées à affirmer leur leadership par des entreprises symboliques, pourvu que ces entreprises n’entraînent pas une ponction excessive sur leur ressources économiques et qu’une contribution significative à l’observation spatiale de la Terre pourrait rencontrer cette motivation.

+ ensuite observer que la composante spatiale du système permanent d’observation de la Terre le mieux adapté n’est nullement un ensemble monolithique. Les conceptions du type EOS, programme de plates-formes géantes assurant toutes les fonctions ont fait leur temps avant même que d’être nées. La composante spatiale optimale, qui formera en tout état de cause l’épine dorsale du système d’observation, se présente plutôt comme un assemblage évolutif d’un assez grand nombre d’éléments. En effet la technique n’est pas figée ; les projets expérimentaux la font progresser continuellement et ces progrès doivent se transcrire dans l’observation permanente ce qui exige un système souple. Par ailleurs aucune orbite ne satisfait tous les besoins d’observation ; l’orbite héliosynchrone assure une couverture planètaire avec des conditions stables d’éclairement mais la variation diurne des paramètres lui échappe. Il convient donc de concevoir la composante spatiale du système d’observation comme un assemblage complexe de fonctions assurés par un assez grand nombre de satellites petits ou moyens. L’important est que, à la différence de ce que l’on observe aujourd’hui, la pérennité de chaque fonction soit assurée par un engagement étatique.

Si l’on rapproche ces deux observations, on arrive à la conclusion que la mise en place d’un système permanent d’observation de la Terre peut-être engagé par une démarche pragmatique fondée sur la motivation d’états ou de groupes d’états à marquer de leur label telle ou telle composante du système permanent d’observation.

Si l’on transpose concrètement cette démarche au plan national ou au plan européen les implications en sont simples mais relèvent d’une pratique très éloignée de ce qui se fait aujourd’hui. Elle consisterait à donner une priorité élevée, dans tout le programme d’observation de la Terre, à la gestation de programmes opérationnels à partir de l’expérience acquise dans les projets expérimentaux.

Une telle démarche ne se heurte à aucun obstacle d’ordre technique. Elle ne comporte non plus aucune difficulté intrinsèque de financement. Si l’on compare d’une part les sommes qui seraient nécessaires pour assurer une contribution de la France à l’observation permanente, d’autre part le niveau de financement que la France consacre au développement de la technique spatiale, on arrive aisément à la conclusion qu’il n’est pas nécessaire de modifier le second terme pour alimenter le premier. Et la même réflexion se transpose aisément aux programmes européens.

La difficulté est donc d’ordre institutionnel; il faut changer la perception que les principaux acteurs, au premier rang desquels les Etats, ont des enjeux de pouvoir,changer aussi leur perception des échelles de temps en cause, et cela n’est nullement aisé ni acquis.

Conclusion: de la connaissance à l’action.

Les problèmes de motivation qui se rencontrent dans l’acquisition du savoir se retrouvent naturellement, avec une acuité accrue, lorsqu’il faut agir. La maîtrise de la connaissance ne heurte pas d’intérêts catégoriels majeurs; au pire rencontre-t-elle l’indifférence. Il en va tout autrement des actions correctives que cette connaissance permet de concevoir et qui très généralement opposent des intérêts locaux, sectoriels, nationaux à l’intérêt le plus général, des intérêts immédiats à l’intérêt à long terme. Il s’agit là aussi d’une situation nouvelle, et l’humanité n’est guère organisée, nous l’avons dit, pour gérer ses intérêts globaux en regard de contraintes extérieures.

En regard de cela, on doit réaffirmer que les actions correctives auront d’autant plus de chances de se concrétiser que le substrat de savoir sur lequel elles se fonderont sera plus ferme; l’incertitude est l’alibi le plus constant des intérêts particuliers lorsqu’ils s’opposent à l’intérêt général.

Mais aussi, la construction progressive et pragmatique d’un système permanent d’observation de la Terre est l’occasion de créer, certes à une échelle modeste, l’expérience d’une action collective, abstraite des intérêts individuels et des enjeux à court terme. Elle apparaît sous ces deux éclairages, celui de ses fins propres, et celui d’un thème d’action planétaire, comme une entreprise d’une importance capitale.

Pour le reste, sans doute convient-il de reprendre le propos de John von Neumann dans sa contribution à la série d’études prospectives que publia en 1955 la revue Fortune. Au problème que posait sont titre: “Pouvons-nous survivre à la technologie?”, il répondait dans sa conclusion: “Demander à l’avance une recette complète serait déraisonnable. Nous ne pouvons que spécifier les qualités humaines requises: la patience, la flexibilité, l’intelligence.”

 

 

The development of satellite communications and its socio-economic implications.

 

(André Lebeau , The development of satellite communications and its socio-economic implications, Earth-Oriented Appl. Space Tech. Vol 2 N°3 4, pp 221 to 224, 1982. )

And what messenger could reach here with speed like that?

Hephaestus, from Ida speeding forth his brilliant blaze

Beacon passed beacon on to us by courier flame.

Aeschylus

Agamemnon

 

 

Reflection on the socio-economic implications of the development of spatial telecommunications must be based on a clear understanding of the role of telecommunications in the social trends, and the role of space technology in the development of telecommunications.

The first aspect calls for the following observation: the trend of the technologically-oriented society, conventionnally known as progress, is marked by the continuous growth in the volume of information exchanged, and the milestones of progress are the introduction of new methods of transmission and analysis of information . As a measure of the level of development of a society, the volume of its data exchanges is more meaningful then its volume of energy transactions. Concretely, these data exchanges have two aspects:

  • the processing of information to make it available in a form in which it can be used by the human brain; this is the field of computer systems.
  • the transmission of information to its destination is the task of telecommunications.

The magnitude of the growth of both fields of activity is a well-known phenomenon. It is important to understand that this growth is not something isolated, but a fundamental and indissociable element of the overall trend of technologically based societies. It is no accident that historians associate the discovery of printing i. e. the mobile typescript, with the beginning of the Modern Era. At the start of this century, a decisive advance was achieved with the transmission of information using a radio-electric wave.

This paved the way for the progressively increased recourse to the electromagnetic signal for data processing and transmission.The twentieth century has been dominated by this revolution, in the same way as the nineteenth century was dominated by the industrial revolution brought about by the invention of the steam engine.

What is the role of space technology in this trend? It flows from the technical problem of sending a signal from one point of the Earth to another, whereas the carrier wave propagates in a straight line.

In the first half of our century, the existence of a reflecting layer in the upper atmosphere fostered the development of short, medium and long wave radiophony and radio-telegraphy. However, when frequency is increased, which is precisely what must be done to increase the flow of information, the ionosphere becomes transparent. When, at the beginning of the 1940s, the need appeared to transmit images in addition to sound, higher frequencies had to be used ; but they could only be broadcast to a point in the line of sight of the transmitter. The only way to send a signal over long distances before the appearence of space technology was to guide it from point to point overground via cables or radio-relay systems, the modern descendants of the beacons which according to Aeschylus were lit on mountaintops to inform Clytemnestra that Troy had fallen.

The launching of the first satellite in 1957 opened up a new method for setting up a relay visible simultaneously from two distant points. It only took five years before this possibility was exploited by the launching of the Telstar satellite in 1962, and seven years for the launching of the first geostationnary satellite, Syncom 2, in 1964.

The development of satellite communications.

A number of factors account for the development and diversification of satellite communications in the course of the last two decades.

First, the space technology is in competition with earth-based techniques, but there is a certain complementarity: all systems for guiding ground signals have arborescent properties. A network of cables or radio-relay systems establishes a connection between fixed points, and must be developed without interruption. Space systems are not subject to these limitations, and allow the stations in a network to be created in any order whatsoever and the use of mobile stations; More generally, complete coverage of any given area can be obtained.

However, present launching techniques set major limits to the design of satellites. The first is the inability to perform any maintenance or other work in orbit, so that orbital systems cannot be repaired or supplied with components requiring renewal such as stabilizing ergols. As a result, they have a relatively short timespan, of the order of 7 year for the present systems.The need to maximize the lifespan so as to maximize the yield of investments in space segments means that the utmost reliability is essential. This has two consequences:

on the one hand, a tendency voluntarily to limit the complexity of the systems,

and on the other, the assignement of a single task, or at most a set of functions relating to the needs of a particular customer, and therefore financed from a single source to each satellite.

The effect of the interaction of the various factors has been to place satellites into a series of market slots that are determined by the competitiveness of spatial techniques in each field of application and the degree of complexity of the necessary space vehicle.

Accordingly, the successive stages have been the evolution of satellites for intercontinental communications, “domestic” satellites, and maritime satellites. Now, direct television satellites are coming into use.

The developpment of intercontinental satellite connections by the Intelsat organization is exemplary in this regard. It was based on successive generations of satellites of increasing size, capacity and complexity. It engendered an increase in the volume of intercontinental data exchanges at a peace clearly showing that the satellites did away with a bottleneck that was slowing down the satisfaction of these needs.

What are the limits to this phenomenon, and how far will satellite communications develop over the next few decades? It is naturally impossible to answer this question with certainty, but several elements can be isolated as part of the basic prospects that are now opening up.

It is difficult to identify any limit to the growth of needs. While it is relatively easy to perceive the physical limits to the increase in energy transactions, the problems affecting the growth of data exchange lie further away in time and are more elusive. There is no danger of rapid saturation of the physical environment, and since a growing share of the traffic will be between automatic systems, it is again impossible to base an assesment on the limit set by human brain capacity.

In short, there is nothing to indicate that the growth of telecommunications which marks our age may stop in the foreseeable future by reason of the saturation of needs.

In addition ,it is difficult to forersee the balance which will be reached between space technology and ground-signal guidance techniques. These are not stagnant, far from it, as is shown for instance, by the trend in the capacity and cost of transatlantic cable systems over the past 20 yr.

The development of transmission by optical fibre is a major transformation which could affect urban, intercity and intercontinental communications. Compared with these trends, current space technology is subject to the dual limitations of saturation of the electromagnetic spectrum and the availability of geostationary orbits. It is expected that in the years ahead, increasingly higher frequencies will be explored and put to use to overcome these impediments. However, the true scope lies in the development of launching and satellite technology. For technical reasons, in particular to avoid interference, geostationary platforms such as Intelsat must be placed at an interval of at least two degrees on the geostationary orbit, which limits their number to approximately 180. Hence, to increase transmission capacity, the power and complexity of each platform must be increased. Beyond certain limits, this will be only possible in practice if launching techniques are developed to allow work to be effected in space such as the assembly of complex systems, as well as their modification, repair and supply.

The american Space Shuttle is a first step in this direction, but is limited at its present stage of advancement to low orbits and it is risky to assess its pace of development. It is also difficult to assess the importance of direct human intervention in space compared with technical alternatives such as the use of robots. It is nevertheless highly probable that a more or less remote future will witness the emergence of large systems assembled in orbit, that can be supplied and repaired, whose configuration can be changed, and which will be capable of communicating among themselves.

The information transfer capacity of these systems will be of an altogether different dimension compared to the present. In sum everything suggests that in the next few decades the volume of space communications will rise in every field of application in which they are relevant. This fundamental aspect of development is associated with the increase in the volume of data exchange, and the economic, social and albeit political implications must clearly perceived. I will now go on to examine what is at stake in some of these areas.

Satellite communications in developed countries.

The present uses of spatial telecommunications in developed countries are basically substitution applications. This is the case, for instance for intercontinental telephonic links such as Intelsat, which supplement underwater cables, and this likewise applies to domestic telephonic networks. The development of these techniques does not transform the services rendered to customers, but better them in quality and quantity. The only specific innovation is intercontinental transmission of televised images, to broadcast spectacular events such as Moon landings or World Cup football matches. But this function is an incidental by-product of capacity whose basic purpose is to transmit intercontinental phone traffic.

Using the existing or shortly forthcoming technical potential, two new applications will emerge, which have more of the characteristics of a true change. These are direct transmission of television by satellite and the use of satellites for transmission of computerized data.

Direct television transmission

Up to now, the development of direct television by satellite, i.e. direct of televised information to individual receivers, was hindered by two types of obstacles, some legal, others technical.

From a technical point of view, satellite is governed by the need to ensure compatibility with individual installations of acceptable cost. This has led to consideration of the use of small fixed ground antennae, and of frequencies for which the technology is available at low cost. Accordingly, the satellite must transmit at a higher power with directional antennae, which implies a relatively bulky and complex vehicle.

From a legal viewpoint, the main problems bear on the allocation of frequencies to users and the limitation of broadcast reception to the national territory. Overflow beyond national boundaries is much more difficult to restrict that when land-based transmission facilities are used.

The emergence of direct transmission satellites can initially be considered as the replacement of an existing technique by a new one.

However, the potential of the new techniques is so much greater that in the long run there will be a complete transformation in the uses to which it will be put.

Up to now, the bottleneck hampering the development of tele-transmission has been the cumbersomeness of the infrastucture necessary for full territorial coverage, exacerbated as the more scattered is the population or the more mountainous the land. By contrast, satellites provide total coverage of a region as soon as they enter into service.

Schematically, it can be said that the difference between land-based and satellite transmission resembles that between an economy of poverty and an economy of plenty. In its initial stages satellite transmission will probably provide much the same type of service as the present transmission system, if only because users will only purchase the necessary receivers or adapters progressively.

In contrast to the terrestrial segment of the so-called fixed service telecommunications which is financed by the relevant administrations, the ground systems, for satellite television will be developed by individual initiative as required. This means that in the introductory stage, geographical coverage will be nationwide, but the population using the service will be negligible in size: few users are likely to instal adapters until the satellite has been put in orbit. It will be the first time that the development of a space system will be directly financed out of what the economists call “household expenditure”.

After this stage of adaptation, the overabundance of transmission capacity (especially when the possibility of night transmission for storage on cassette recorders is taken into account) will inevitably induce diversification of the use made of the already available tool. But exploration of this field has just started and it would be rash to make more specific forecasts.

Although many experiments have been made in Canada with the direct television programme Hermes, in Japan with the B.S.E. programme (Broadcasting Satellite for Experimental Purpose), in the United States with ATS 6 and by the European with OTS, only France and Germany have so far pooled resources to strart the development of an operational direct television satellite. However, there is every reason to believe that several other countries, and in particular the United States, will follow suit.

There remain to appraise the position that cable and optical fiber systems will take in direct transmission to individual customers. There is probably no single answer to this question: the balance will depend on the complex interplay of diverse forces such as the market, governments’ cultural policies, and the regulations governing telecommunications.

These forces vary from one country to the next. Two remarks at most can be made. First, a direct television satellite can a fortiori feed a cable system. Secondly, from an economic standpoint, it is a safe forecast that individual reception of satellite broadcast will be advantageous in zones of scattered population.

Data transmission is a second field in which the emergence of telecommunications satellites will help shape the future. Without entering into technical details, it can be said that the satellite is a superb tool for channeling information at high speed. The development of satellite transmission capacity is linked to a series of potential applications which have major socio-economic implications.

Very briefly two main categories can be identified:

  • Applications in which transmission of a signal replaces the use of a material media, for instance, electronic mail based on high-speed transmission of facsimiles. This bears on access to data bases. Direct access is presently limited to a short and often cryptic summary of the contents of documents, access to document itself depending on delays in mail deliveries. It is conceivable that high speed data transmission systems will grant immediate access to facsimiles documents stored on microfiches. Again it will be possible to convene teleconferences and such use, if generalized, will enable corporate executives to save some of the time they would otherwise spend travelling ; this will also bear on the teleprinting of newspapers. In short, telecommunications will replace transport with all the attendant economic consequences.
  • Applications related to computer interconnection. Here also the socio-economic stakes are high. At issue is the concentration of the capacity of access to computers with all the consequent effects on social organization. Neither the pace of this trend nor the respective roles which satellites and transmission by optical fibres wil play can be forecast with any accuracy. Needs will only be revealed progressively as the means of satisfying them are developed. But the trend is clear and the first steps have already been taken in France with the Telecom 1 project and in the United States with SBS. It is important to understand that the effect will not only be felt in professional life. Personal lifestyles will also be affected by the increase of citizens’access to information using two apparatus whose presence in households is being increasingly taken as a matter of course: the television set and the telephone.

Developing countries’stake in satellite communications

One effect of the development of the Intelsat systems in many developing countries is that it is easier to communicate with another part of the world from the capital than it is to get in touch with another region of the country.

Their is a striking correlation between gross national income per capita and quantitative indexes of the development of telecommunications in a given country such as the number of television sets or the number of telephones per inhabitant. A correlation obviously is not a causal relationship and the causal relationships underlying these correlations are not very well known.

The evidence suggests, however that the causality is two-way: economic development necessitates the growth of telecommunications, and the development of telecommunications engenders economic growth.

In the light of these phenomena, the emergence of space technology in less developed countries has certain features in common with the emergence of aviation in relation to land transportation.

In both case, resorting to the more sophisticated technique does away with the need to create and maintain a ground system and allows connections to be organised according to their level of priority, without the constraints entailed by progressive development of a necessarily continuous system. Further the failure to maintain a space station affect only the zone which it services, whereas a localised absence of maintenance can disorganise a major proportion of a land system. This consideration is of importance in countries in which skilled manpower is not always available to perform maintenance.

All in all, in the initial stages, space technology will grant developing countries direct access to the same services as are presently supplied by ground system in developed countries.

However, one aspect deserves particular attention, namely the use of television for educational purposes. Many less-developed countries share the problem of the shortage of those able to give training compared to the number of those in need of it.

It is tempting to imagine the use of satellite television broadcasts as a means of widening the audience receiving training. Several experiments have been made in this field, in particular in India with the SITE programme (Satellite Instructional Television Experiment ) which used ATS6. There is no reason to doubt that a key role in the development of developing countries at least, will be played by securing access for the population to satellite educational television.

Conclusion

Each of the subject I have dealt with in this short dicussion in reality calls for lengthy examination. My intention was not to be exhaustive. My ambition was to give the general picture of the role of space technology in the socio-economic development process. I am convinced that this is so important that an economic and cultural entity such as Europe cannot afford not to take an interest in it without paying too high a price.

It is essential that Europe should develop the necessary facilities whereby it may meet its responsibilities in the field ; and indeed it is doing so.

 

La microgravité et l’avenir des programmes spatiaux français et européens

 

( André Lebeau, La microgravité et l’avenir des programmes spatiaux français et européens, dans Les applications industrielles de la microgravité , Journées d’études de l’OFTA, 1986)

L’objet de mon intervention est de tenter de clarifier la logique et d’identifier les éléments d’un problème stratégique: celui que pose aux programmes spatiaux français et européens l’usage de la microgravité.

Une stratégie spatiale est, en principe du moins, un ensemble cohérent dont il est difficile d’extraire un élément. Je ne puis, sans excéder largement mon propos, entreprendre de discuter cette stratégie dans sa globalité, mais je ne puis davantage me dispenser de rappeler ce qui est nécessaire à l’intelligence du problème de la microgravité.

Dans tous les pays occidentaux, y compris les plus libéraux, la technique spatiale s’est développée sur la base d’une relation entre l’État et l’industrie dans laquelle la volonté politique se substitue aux forces du marché. Nous sommes confrontés à une technique porteuse d’enjeux majeurs, mais trop de distance sépare les investissements et les retours pour qu’on puisse s’en remettre aux forces du marché ; il y faut une volonté politique.

Encore faut-il s’entendre sur l’objectif ultime de cette intervention étatique. Je pars de l’hypothèse que la constitution d’une industrie autonome est l’objectif ultime d’une politique spatiale et que, par rapport à cet objectif, l’intervention directe de l’État, fût-elle, comme ce sera probablement le cas, prolongée sur plusieurs décennies, a le caractère d’une nécessité transitoire.

Au stade de développement de la technique spatiale qui est atteint dans le monde, il existe au moins un secteur où les forces du marché sont devenues dominantes, c’est celui des satellites de télécommunication. Mais globalement l’espace demeure marqué par une disproportion entre le volume du marché et celui de l’effort de développement investi par les États dans l’évolution de la technique. On ne se trompe pas beaucoup en disant que ce rapport, pour l’ensemble du monde occidental, est de 1 à 10.

Le stade de l’évolution de cette technique que nous avons atteint est caractérisé par deux aspects:

  • la maîtrise – une certaine maturité – des applications informationnelles de l’espace fondé sur deux outils: le satellite automatique et le lanceur conventionnel (dit encore lanceur consommable). Par applications informationnelles j’entends toutes les utilisations des satellites et des sondes spatiales dans lesquelles la fonction du véhicule spatial est exclusivement de recevoir ou de collecter et de retransmettre de l’information. Á quelques exceptions près, toutes les utilisations actuelles de l’espace, que ce soit à des fins de recherche scientifique, de fourniture de services civils ou militaires, relèvent de cette catégorie.
  • l’apparition d’une nouvelle génération de systèmes de transport spatial et d’une infrastructure spatiale destinés à banaliser l’intervention d’opérateurs humains en orbite et le retour de charges lourdes de l’orbite vers la Terre. La Navette spatiale, la station spatiale, les projets Hermès, Columbus, et certains projets soviétique que l’on connais avec beaucoup moins de précision relèvent de cette catégorie.

Comment se place cette évolution des moyens d’accès à l’espace par rapport aux applications informationnelles?

Il est banal de dire, et en outre il est vrai, que tout ce qui a été accompli à ce jour grâce a la présence de l’homme dans l’espace aurait pu l’être aussi bien et à meilleur compte sans cette présence. Mais il y a plus. Sans entrer dans détail des choses, on peut dire ceci:

  • d’une part le développement futur des applications informationnelles n’exige aucunement, pour des raisons techniques, la disponibilité de d’opérateurs humains ni de systèmes de transport spatiaux nouveaux,
  • d’autre part le volume prévisible de ces applications n’est pas susceptible d’amortir les investissements nécessaires au développement de ces systèmes, ni même d’équilibrer leur coût d’exploitation.

Ce n’est pas que ces applications aient terminé leur croissance. S’agissant des télécommunications spatiales civiles par exemple, on estime couramment qu’elles pourront correspondre à un chiffre d’affaire de 10 à 20 B$ par an à la fin du siècle, ce qui correspond au moins à un triplement de leur niveau actuel. Les usages militaires informationnels sont également en croissance très rapide. Mais l’analyse des bénéfices qu’on peut anticiper d’une capacité d’intervention dans l’espace en regard des surcoûts d’investissement et d’exploitation montre que les ordres de grandeur n’y sont pas. Par rapport aux applications actuelles, le développement d’une nouvelle génération de transport spatiaux se trouve donc en porte-à-faux. C’est un pari sur l’avenir qui ne peut trouver sa justification que dans l’apparition de nouveaux secteurs d’application.

Observons d’abord que ce n’est pas là une situation nouvelle ; l’histoire du développement de la technique spatiale est celle d’une succession de paris de cette nature dans lesquels les solutions ont anticipé sur les besoins. Mais la volonté d’anticiper ne dispense pas de la nécessité de réfléchir à la façon dont le pari pourra être gagné.

On sait que la France et l’Europe avec les programmes Hermès et Columbus, se sont engagées dans le développement d’une capacité d’intervention dans l’espace et d’une infrastructure orbitale. Ce n’est pas mon propos d’examiner ici la rationalité de leur démarche, mais il faut cependant noter qu’elle comporte, outre une dimension stratégique commune à tous les pays engagés dans l’aventure spatiale, une dimension tactique qui est propre à l’Europe. Ce qui est en cause à ce niveau, c’est la stabilité de la position qu’elle s’est acquise dans le domaine des applications informationnelles et sur le marché des lancements commerciaux. La disponibilité d’un système de transport spatial nouveau est en effet susceptible d’induire une évolution des systèmes orbitaux qui placerait les applications informationnelles hors de portée des lanceurs conventionnels. Les satellites de télécommunication du type LEASAT qui utilisent en totalité le diamètre de la soute de la navette et qui ne peuvent être lancés par Ariane 4 offrent un premier exemple de cette évolution. Il s’agit en somme d’un effet secondaire de l’existence d’une capacité d’intervention orbitale davantage que d’une justification de l’existence même de cette capacité. Mais cet effet secondaire est susceptible de détruire la position que l’Europe s’est acquise dans les applications informationnelles. Il constitue donc une motivation tactique importante.

Quoi qu’il en soit, de l’instant où le jeu des volontés nationales a conduit l’Europe à décider de se doter d’une capacité d’intervention dans l’espace, la question des usages assignés à cette capacité se trouve pleinement posée, et c’est bien dans cette situation que nous nous trouvons aujourd’hui.

Que peut-on faire d’une capacité d’intervention orbitale? On peut en concevoir de nombreux usages accessoires dont aucun n’est susceptible d’équilibrer les dépenses nécessaires pour la maintenir. Ni la recherche fondamentale, ni la desserte des satellites automatiques chargés des applications informationnelles ne sont de nature à procurer cet équilibre entre le moyen et les fins.

Il faut donc regarder au-delà et supputer les chances que s’ouvrent des domaines nouveaux. Le choix est limité, il se ramène à trois possibilités:

  • le développement et le déploiement d’armes spatiales,
  • l’exploitation de la microgravité,
  • l’exploration des potentialités nettement plus lointaines qui supposent l’occupation permanente de la Lune.

La cohérence d’une stratégie spatiale qui comporte le développement d’une capacité d’intervention dans l’espace exige à l’évidence que ces trois possibilités soient soigneusement examinées.

Á l’évidence aussi, c’est la seconde, la seule dont je parlerai ici, qui est le plus à la portée des capacités techniques, financières et politiques de l’Europe. C’est aussi la seule qui soit susceptible de déboucher à échéance relativement brève, c’est-à-dire à échéance d’une ou deux décennies, sur un marché.

Je conclurai donc cette partie de mon propos en disant ceci: de l’instant où la politique spatiale de l’Europe se fonde sur la décision stratégique de développer une capacité d’intervention dans l’espace, la cohérence interne de cette politique exige absolument que soit définie une démarche concernant les applications de la microgravité.

Reste à définir cette démarche. Quels en sont a priori les enjeux? On peut en distinguer trois classes:

  • l’acquisition de connaissances fondamentales nouvelles,
  • l’acquisition de savoir faire susceptibles d’améliorer les activités de production au sol,
  • le déploiement d’activité de production dans l’espace.

S’agissant de la première catégorie, un certain consensus semble régner dans la communauté scientifique concernée pour considérer que ce qu’on peut attendre n’est pas à la mesure des moyens nécessaires. Même si ce pessimisme n’était pas justifié, le volume des activités envisageables ne serait pas de nature à équilibrer le déploiement logistique, et il en va de même de la seconde catégorie. Il semble tout à fait disproportionné d’attendre de ces activités expérimentales qu’elles fournissent davantage qu’une justification accessoire de l’investissement consenti dans une capacité d’intervention, une justification dont il est difficile au demeurant d’estimer l’importance.

Seule la perspective d’une activité de production est susceptible de rétablir un équilibre entre les moyens et les fins.

Il convient donc d’en tenter une évaluation prospective. Pour qu’un matériau soit un candidat valable à une fabrication dans l’espace, il faut qu’il combine trois qualités:

  • un coût massique élevé, supérieur d’un ou plusieurs ordres de grandeur au surcoût qu’impose l’aller et retour orbital,
  • une plus-value apportée par la fabrication en microgravité suffisante pour assurer la rentabilité,
  • un marché de dimension suffisante pour amortir les investissements spécifiques indispensables.

Pour qu’il fournisse une justification partielle à l’existence d’une capacité d’intervention spatiale, il faut en outre qu’il possède une quatrième qualité:

  • que la dimension du marché auquel il peut prétendre soit telle qu’elle puisse équilibrer une fraction significative du coût d’exploitation de la capacité d’intervention dans l’espace.

Il existe déjà des matériaux et des processus de fabrication qui répondent aux trois premières conditions, c’est par exemple le cas des billes d’élastomères qui ont été produites dans l’espace et commercialisées. Mais le marché correspondant est infime, de l’ordre d’une centaine de milliers de dollars par an.

C’est la conjonction indispensable des quatre conditions qui recèle l’incertitude.

La technologie n’est pas avare de matériaux de coût massique très élevé. Dans le seul domaine des molécules organiques lourdes, on recensait en 1983 vingt-deux produits pharmaceutiques commercialisés à plus de 1B$ par kilogramme. C’est plus qu’il n’en faut pour satisfaire à la condition 1. Certains des produits envisageables: monocristaux, verres ultra purs, substances pharmacologiques, peuvent potentiellement prétendre à des marchés très importants. Mais la condition 2 apporte un lot majeur d’incertitudes, de sorte qu’il n’existe aucun consensus sur la compétitivité commerciale des procédés de fabrication dans l’espace, ni par voie de conséquence sur l’ampleur des marchés auxquels ils peuvent prétendre.

Cela se traduit par l’ouverture extrêmement grande de la fourchette des estimations produites par les différents experts qui se sont penchés sur le problème, fourchette qui, on le sait, va de quelques millions de dollars par an ce qui n’est rien, à une centaine de milliards de dollars par an, ce qui justifierait largement l’existence d’un système de production.

La nature et le nombre des sources d’incertitude sont telles qu’il n’y a aucun espoir de réduire significativement cette incertitude, et qu’il faut se résigner à la constatation suivante: la décision stratégique qu’il convient de prendre concernant la microgravité a le caractère d’un pari en avenir incertain. Ce type d’incertitude n’est pas inhabituel mais il crée une situation à laquelle certains se résignent mal. La communauté scientifique notamment a le goût de la prophétie, et généralement de la prophétie négative. En dehors du champ de l’activité professionnelle, qu’elle exerce avec la rigueur que l’on sait, elle aime à émettre des vues sur l’avenir des techniques que le cours des choses dément avec régularité, sans que cela la décourage de cette pratique. on pourrait bâtir une histoire de l’espace qui serait celle des incrédulités successives de la communauté scientifique. Pour ne blesser personne, et parce que je n’en ai pas le temps, je ne le ferai pas, et je me bornerai à un exemple pour lequel il y a depuis longtemps prescription, c’est cette prophétie datée de 1781 et signée des grands noms de Condorcet, Monge et Berthollet:” Voler dans les airs fait partie des choses qui seront toujours refusées à l’homme et il n’y a que les ignorants pour s’occuper de cette question”. Deux ans plus tard, en 1783, Pilâtre de Rozier et le marquis d’Arlandes survolaient Paris. La communauté scientifique semble aujourd’hui encline à qualifier d’utopique la production industrielle de matériaux dans l’espace, et il se peut bien que le jeu de facteurs imprévisibles lui donne pour une fois raison.

Mon propos est de dire que le problème n’est pas là. Dans la mesure où l’issue est par essence imprévisible, que convient-il de faire?

Je voudrais rappeler à ce stade que je ne pose pas la question de la stratégie optimale pour l’Europe. Je pars de la décision prise par l’Europe, au Conseil des Ministres de l’ESA en février 1985, de se doter d’une capacité d’intervention dans l’espace. Cette décision stratégique a le caractère d’un pari et elle oriente une fraction considérable de l’effort spatial européen. Si on la considère comme une condition aux limites de notre réflexion, comme une contrainte, alors il me semble évident qu’elle entraîne la nécessité d’un second pari sur la production de matériaux en microgravité.

En effet, le volume de l’effort nécessaire pour amener l’industrie en position d’être prête, s’il y a lieu, à exploiter la capacité que l’on crée est, on l’a vu, d’un ordre de grandeur inférieur à celui qui est nécessaire pour créer cette capacité.

Le risque que le nouveau système de transport spatial ( à l’exclusion d’Ariane 5 qui est en soi un lanceur conventionnel ) ne trouve pas de fin à la mesure des moyens créés existe en effet. Il ne peut être éludé. C’est un risque que prennent toutes les nations spatiales. Mais ce risque peut être minimisé à bon compte, par un effort complémentaire dont le niveau ne dépasse pas l’incertitude sur le volume de l’effort principal. Il serait absurde que cet effort ne soit pas fait et on mesure cette absurdité en imaginant une situation où, les prévisions pessimistes étant une fois de plus déjouées, l’Europe disposerait de la capacité spatiale nécessaire mais serait incapable de l’utiliser faute de s’y être préparée.

Reste enfin la question des modalités des délais et des coûts. Mon intention n’est pas ici d’esquisser un programme mais seulement de mettre l’accent sur quelques aspects qui concernent le rôle de l’industrie et la relation de la France avec l’Europe.

S’agissant d’abord de la conception générale du programme, il faut partir de l’objet du pari et de la nature de l’enjeu: c’est le marché correspondant à la production des matériaux , et c’est donc un enjeu de nature industrielle et commerciale. Par rapport à cet enjeu, les activités de recherche ont clairement un rôle ancillaire. Il convient donc de ne pas se tromper de partenaire ; le partenaire est l’industrie de production et non la communauté scientifique ; s’il est tout à fait certain qu’une phase prolongée de recherche et de développement sera nécessaire, il est non moins nécessaire que cette phase soit dynamisée et orientée, dès l’origine, par des préoccupations et des perspectives concernant la production. En outre l’industrie concernée au premier chef n’est pas ce qu’on a l’habitude d’appeler l’industrie spatiale, et sa relation aux activités spatiales est d’une nature nouvelle. L’industrie a fourni jusque là à ses partenaires, agences spatiales et entités utilisatrices, les produits nécessaires à une activité qu’elle n’exerçait pas elle-même. Elle doit cette fois envisager de devenir une source primaire de l’activité spatiale, de transporter dans l’espace certains éléments de sa capacité de production, de prévoir les investissements correspondants. Cela signifie que doit s’établir entre l’industrie et l’agence spatiale un nouveau mode de relation, une nouvelle alliance pourrait-on dire, pour utiliser un vocabulaire à la mode.

Est-il urgent de la faire? Je crois que oui car, même si les échéances sont lointaines, construire ce type de symbiose est une tâche qui demande beaucoup de temps. Un partenariat analogue à celui qui s’est établi entre la communauté scientifique et le CNES ne s’établit pas en quelques mois ; il y faut des années. C’est à cette tâche que la NASA s’est d’ores et déjà attelée en se dotant des structures internes et des procédures nécessaires. La catastrophe de Challenger aura sans doute comme effet un retard dans l’évolution de la technique spatiale, mais ce retard, fût-il de plusieurs années, ne change pas la situation stratégique. Il donne seulement un répit pour l’affronter.

La première chose est évidemment de créer un programme de microgravité qui ait les objectifs que nous avons décrits. Tous les programmes, et notamment ceux du CNES et de l’ESA, sont divisés en grands secteurs qui possèdent leur individualité propre: lanceurs, programme scientifique, programmes d’application… Aucun de ces programmes ne répond aux besoin de la microgravité ; il faut donc individualiser un programme nouveau et le doter de moyens budgétaires qui lui soient propres.

Un caractère essentiel que ce programme devrait établir et préserver est de laisser aux industriels une très large initiative et plus généralement de leur laisser la fonction de proposition. L’exercice de cette fonction, assorti du financement partiel des activités sur fonds propres des entreprises, fournit en définitive la meilleur garantie que l’industrie a un intérêt authentique pour ce qu’elle fait, qu’elle ne le fait pas pour satisfaire un agent de l’État dans le seul but d’obtenir un financement de l’État.

La question qui se pose alors est: faut-il créer ce programme au niveau national ou au niveau européen?

Une réponse à cette question appelle quelques considérations préliminaires. L’Europe spatiale est assez bien organisée pour définir et conduire des programmes de développement. Pour des raisons sur lesquelles il serait trop long de s’étendre, elle l’est beaucoup moins bien dès que l’on aborde les questions de déploiement opérationnels et de commercialisation. Sur ces sujets, la convention de L’Agence Spatiale Européenne est à peu près muette. Il y a donc lieu de distinguer.

La conception et le développement d’une capacité d’intervention spatiale trouvent dans les institutions européenne un outil qui est bien adapté et rodé, qui permet de concerter efficacement les volontés nationales. C’est donc au niveau européen qu’il faut placer le développement de ces moyens, et d’ailleurs c’est ce qui se fait.

En revanche il sera difficile d’utiliser ce cadre pour mobiliser des partenaires industriels pour une entreprise d’un type nouveau. Certes on peut s’en servir pour engager des recherches expérimentales de caractère fondamental, mais non pas pour engager avec l’industrie une activité d’un modèle radicalement nouveau. Il faut pour cela, au moins pour une phase initiale de durée indéterminée, recourir aux structures nationales, et plus précisément au Centre National d’Études Spatiales, quitte à voir ultérieurement comment peut s’introduire la dimension européenne. L’objectif étant la création d’une capacité industrielle, c’est d’ailleurs les relations entre industriels et non les relations entre agences étatiques que cette dimension européenne doit affecter.

 

  1. Applications militaires.

 

Cette section comprend trois titres:

– Réflexions sur l’espace militaire est le texte d’une intervention à l’assemblée annuelle de l’European Federation of Defence Technology Associations ( Berlin, Mai 1996). Ce texte est une réflexion sur le rôle de la technique spatiale dans l’art militaire et sur les relations entre l’espace civil et l’espace militaire.

– Espace civil et espace militaire à été publié en 1995 dans la revue Aéronautique et Astronautique.Il aborde le même domaine.

– Le dernier texte est un extrait d’un rapport établi à l’intention du Ministre chargé de l’espace en 1985 ; à cette époque le programme militaire français n’avait pas encore démarré et la disparition de l’affrontement Est -Ouest ne pouvait être prévue. Les réflexions sur l’avantage compétitif que donne le programme spatial militaire à l’industrie américaine demeurent d’actualité.

 

Réflexions sur l’Espace militaire.

 

( André Lebeau, Réflexions sur l’espace militaire, European Federation of Defence Technology Associations- E.D.A.- Huitième rencontre européenne des Ingénieurs de l’Armement, Berlin,14-16 Mai 1996.)

 

Je me propose de vous soumettre quelques réflexions sur l’Espace militaire en Europe. Mon propos est tout à la fois modeste et ambitieux, modeste parce que je n’ai pas la prétention de donner du sujet un traitement exhaustif, ni d’ailleurs de formuler des prévisions, ambitieux parce que je voudrais vous proposer un cadre général dans lequel puissent venir s’insérer des réflexions plus approfondies sur tel ou tel aspect.

Les thèmes que je vais aborder sont la relation de l’Espace avec la notion de souveraineté, les enjeux de défense qui s’attachent à la maîtrise de la technique spatiale et l’avenir de l’espace militaire européen dans sa relation avec les programmes et les structures de l’Espace civil.

Tout cela se fonde sur une conception de l’Espace militaire et de sa place dans l’outil de défense qu’il me faut d’abord exposer.

Nature de l’Espace militaire.

Pour comprendre globalement la pénétration de la technique spatiale dans l’art militaire, il faut distinguer dans l’action militaire deux aspects fondamentaux. Le premier, le plus apparent, est la capacité de porter des coups, ou d’en faire peser la menace. C’est le rôle des armes et c’est en quelque sorte la dimension matérielle de l’art militaire. Cette dimension matérielle se double d’une dimension informationnelle, moins immédiatement perceptible parce qu’elle est immatérielle, qui en forme le contrepoint et qui tient au caractère collectif de l’action militaire. Or tout phénomène collectif repose sur des interactions, c’est-à-dire sur des échanges d’information entre les éléments concernés ; l’action militaire, comme d’ailleurs le fonctionnement des grands systèmes civils, relève de cette conception qui les articule au progrès des techniques informationnelles et, par là même, à la technique spatiale.

L’action militaire se fonde ainsi sur la maîtrise de deux catégories de flux d’information: des flux venant de l’extérieur qui la renseignent sur le contexte dans lequel elle doit opérer, c’est le rôle du renseignement et, s’agissant de l’espace, des satellites d’observation, des flux internes allant du centre vers la périphérie et de la périphérie vers le centre qui organisent et qui contrôlent l’action, c’est le rôle des télécommunications. Nous retrouvons ainsi les deux grandes catégories, télécommunications et observation qui sont aussi présentes, pour des raisons analogues, dans les applications civiles. Et tout comme les applications civiles de l’espace, les applications militaires se sont développées exclusivement dans la direction immatérielle, dans le domaine informationnel.

L’état actuel de la technique spatiale et son évolution prévisible régissent à l’évidence sa place actuelle et future dans les systèmes militaires. Or cette évolution s’organise autour de deux éléments distincts qui progressent de façon très différente: le lanceur qui n’est qu’un moyen, mais un point de passage obligé, et le satellite par lequel s’expriment les objectifs des systèmes spatiaux.

Le transport spatial connaît une stagnation liée au fait que la technique de propulsion sur laquelle il repose, la fusée anaérobie, est proche de ses performances ultimes et qu’aucune autre technique de propulsion ne semble susceptible, à échéance suffisamment proche pour être prévisible, de s’y substituer. Le transport spatial inscrit donc les applications de l’espace, civiles et militaires, et cela pour plusieurs décennies, dans le cadre contraint défini par le couple lanceur consommable-satellite automatique. La seule tentative pour en sortir qui soit un succès technique, la navette spatiale, est un échec majeur en termes de coût-efficacité.

Le satellite automatique connaît une évolution très rapide dont l’origine est aisément identifiable. A la différence du lanceur qui repose sur une technologie spécifique, la spécificité du véhicule orbital émerge au niveau du sous-système et s’épanouit dans le système satellital, mais, lorsqu’on descend vers les racines de l’arborescence technologique, on rencontre peu d’éléments spécifiques. Par ailleurs, dans l’immense majorité de ses usages, le véhicule spatial est un relais qui reçoit, traite et retransmet de l’information. Il se trouve ainsi enraciné dans un champ technologique, celui des technologies informationnelles, de l’électronique, de l’informatique, dont l’évolution est extraordinairement rapide. Il résulte de tout cela que, pour l’essentiel, l’évolution de la technique spatiale repose sur l’assimilation, dans les sous-systèmes du satellite, du progrès des technologies informationnelles. Mais cette évolution, pour rapide qu’elle soit, demeure inscrite dans une contrainte globale imposée par le lanceur: le véhicule spatial, après son lancement, est hors de portée de toute intervention matérielle visant à le réparer ou à l’alimenter en consommables, en tout cas de toute intervention qui soit économiquement viable. C’est dans ce cadre que se sont développées et que vont se développer, à horizon prévisible, les applications civiles et les applications militaires de l’Espace.

Avant d’aller plus loin, il nous faut disposer de deux aspects accessoires mais qui sont souvent évoqués.

Le premier concerne la filiation des lanceurs spatiaux nés, chacun le sait, du développement des engins balistiques. C’est un épisode intéressant de l’interaction des techniques civiles et militaires, mais ce n’est qu’un épisode qui a marqué l’accession à la capacité orbitale ; aujourd’hui les techniques des lanceurs et des engins balistiques ont divergé et ne se rejoignent plus qu’au niveau des bases industrielles, cependant que satellites civils et militaires s’accommodent du même système de transport spatial.

Un second aspect souvent évoqué concerne la mise en orbite d’armes, idée naturelle fondée sur une généralisation hasardeuse de la notion de point haut: les “hauteurs dominantes” de Clausevitz. En fait le satellite est un très mauvais porteur d’armes pour au moins deux raisons ; parce que son mouvement, régi par la mécanique céleste, exclut toute surprise ; mais surtout parce que pour atteindre un objectif terrestre avec un projectile tiré d’un satellite, il faut lui communiquer une vitesse voisine de la vitesse orbitale. La situation changerait radicalement si on pouvait l’équiper d’armes insensibles au champ gravitationnel, faisceau laser ou faisceau de particules, qui n’existent pas, sinon dans les projections douteuses de la Strategic Defense Initiative. Aussi bien, aucune utilisation agressive du satellite n’est apparue ou n’est en voie de le faire.

La pénétration des applications de l’espace dans le système militaire est fortement modulée par la nature des tâches qui incombent à ce système. Plus précisément, c’est l’éloignement de la zone d’intervention, la distance entre les centres de pouvoir et les lieux d’où peut venir la menace, où les forces peuvent être amenées à opérer, qui détermine la pertinence du recours aux moyens spatiaux d’observation et de communication. Cela tient à ce que la supériorité des moyens spatiaux par rapport aux moyens terriens s’affirme lorsqu’on passe du local au régional et du régional au global, qu’il s’agisse d’observation ou de communication. Cette logique du besoin a gouverné le passé et gouvernera l’avenir du spatial militaire ; elle explique que le programme militaire américain se soit développé dès qu’il a pu disposer de lanceurs alors qu’en Europe on observe un retard considérable des applications militaires sur les programmes civils. A quoi tient cette différence? Au fait qu’aux États-Unis les moyens spatiaux ont trouvé dès l’origine un objectif avec les besoins engendrés par la stratégie nucléaire de destruction mutuelle assurée et qu’un tel objectif leur a fait défaut en Europe.

Espace et souveraineté.

Une réflexion sur la nature des relations de l’espace avec l’art militaire conduit naturellement à une réflexion plus générale sur ses liens avec les concepts de défense et de souveraineté. L’espace est-il un enjeu, ou un thème, de souveraineté? Observons d’abord que la notion de souveraineté est fortement liée à la notion de territoire sur lequel s’exerce cette souveraineté, et que la notion de territoire n’est pas transposable à l’espace. Elle est liée à l’existence d’une surface solide, d’une terre émergée, sur laquelle on puisse tracer des frontières. A la surface de la Terre, elle n’a pas été étendue aux océans sauf dans les eaux dites territoriales qui précisément sont délimitées par rapport au tracé des côtes. Elle n’est évidemment pas applicable à l’espace ; certes, elle pourrait être transposée à la surface des corps planétaires potentiellement accessibles, mais ce n’est pas un problème dont l’urgence s’impose ; on peut donc laisser les juristes y travailler à loisir. Dans la direction verticale, la souveraineté nationale s’étend à l’espace aérien sans que l’on ait su fixer juridiquement la limite au-delà de laquelle cet espace aérien devient l’espace tout court. En fait, ce qui fixe le droit pertinent, et par là même la limite de la notion de territoire, c’est le caractère même du mouvement orbital qui n’est que peu ou pas modifiable alors que la trajectoire de l’avion demeure en permanence soumise à l’équipage. L’orbite géostationnaire fait bien l’objet d’une volonté d’appropriation territoriale par les États équatoriaux, mais cette particularité vient à l’appui de notre propos. Cette orbite est en effet le seul lieu où l’on puisse assurer la fixité du satellite par rapport à un repère terrien et ainsi fonder une transposition naïve et fallacieuse à l’espace de la notion de territoire. Ainsi, le caractère du mouvement orbital a plié le droit international à accepter une nouvelle limitation du domaine sur lequel s’exerce la notion de territoire, à accepter que le survol du territoire national par un engin spatial ne constitue pas une intrusion. Cette acceptation a naturellement été facilitée par le fait que le satellite n’est pas porteur d’armes et d’ailleurs par les avantages qu’en ont tiré les grandes puissances.

Cependant, l’exercice de la souveraineté ne se limite pas au contrôle, à l’acceptation ou au rejet des intrusions matérielles. Il s’exerce également dans la dimension immatérielle, par le contrôle de l’information qui entre dans un territoire soumis à souveraineté et de celle qui en sort, par le contrôle des flux d’information transfrontières. La technique spatiale transforme profondément l’exercice de ce droit parce qu’elle dissocie fortement l’intrusion informationnelle de l’intrusion matérielle. A vrai dire, cette dissociation s’est amorcée dès l’apparition des techniques radioélectriques mais les techniques spatiales l’ont accusée en permettant, à un degré inconnu jusqu’alors, d’observer l’activité à l’intérieur d’un territoire souverain ou d’y faire pénétrer des messages sans pour autant y pénétrer matériellement.

L’exercice de ce droit nouveau est certes ouvert à tous, mais il est évidemment très inégalement accessible, de sorte qu’il génère de fortes inégalités. Cependant, les seuls États qui auraient, le cas échéant, les moyens de s’y opposer – par exemple en développant des armes antisatellites – sont ceux qui ont les moyens de l’exercer et qui y trouvent leur avantage ; aussi ne rencontre-t-il pas d’obstacles sérieux. Il constitue à l’évidence un enjeu de défense et l’on observe qu’il suscite les mêmes préoccupations et les mêmes démarches de non-prolifération que l’on observe dans le domaine des armes.

Enjeux de défense.On voit que la formulation d’une politique spatiale est indissociable des enjeux de défense qu’elle sous-tend, enjeux liés au plein exercice de la souveraineté et qui s’inscrivent exclusivement dans la dimension immatérielle.

Ils concernent d’abord le champ civil où l’usage des moyens spatiaux tend à créer et à généraliser une situation de dépendance de la société civile vis-à-vis de la disponibilité de ces moyens. Le signe en est l’apparition de systèmes spatiaux opérationnels, c’est-à-dire de systèmes dont la pérennité est assurée de telle sorte que leur utilisation peut s’organiser sur une base permanente et garantie. Alors, le système socio-économique s’adapte à cette utilisation et, s’y adaptant, il en devient dépendant. Il existe maintenant de nombreux systèmes opérationnels dans le domaine des télécommunications, de l’observation de la Terre, de la collecte de données, de la météorologie et de la navigation ; ils sont commerciaux ou de service public et tous, à des degrés variés, ils engendrent ce phénomène de dépendance. A cet égard le système de localisation GPS est exemplaire par la diversification de ses usages à un grand nombre de domaines et aussi parce que, par son origine militaire, il illustre la proximité du spatial civil et militaire. Il est en train de créer progressivement une situation où, dans un avenir proche, tous les mobiles et toutes les activités de transport dépendront, pour leur mise en œuvre, de la disponibilité des signaux GPS et où, a contrario, la suppression de ces signaux – ou en d’autres termes la suppression d’un flux d’information venant de l’extérieur-, en inhibant le fonctionnement de systèmes majeurs, bloquerait l’économie.

Si je mets l’accent sur ce phénomène de dépendance de la société civile, ce n’est évidemment pas en préambule à un plaidoyer pour l’autarcie spatiale dans une société internationale qui, par ailleurs, est inéluctablement interdépendante; c’est pour souligner que la maîtrise de l’outil spatial civil, pour un État ou pour un groupe d’État, est liée au degré de dépendance qu’ils acceptent ; le choix de cette maîtrise est donc un acte éminemment politique.

Les mêmes conclusions s’appliquent, a fortiori, aux systèmes spatiaux militaires ; en outre trois éléments incitent à ne pas dissocier, dans la conception d’une politique spatiale, la dimension civile et la dimension militaire.

Le premier est la disponibilité d’un accès autonome à l’espace. Ce problème commun au civil et au militaire, pose au premier chef le problème de la préférence européenne. En effet, la disponibilité d’un lanceur et d’un champ de tir est une entreprise coûteuse. Mais, parce qu’elle est la base indispensable de l’autonomie stratégique, de nombreux pays veulent en disposer: États-Unis, Russie, Japon, Chine, Inde, etc. et du fait qu’elle est coûteuse, ils cherchent à alléger la charge de l’État en commercialisant l’usage du ou des lanceurs. Il en résulte un “marché” où l’offre n’est plus régulée par la demande et où il y a, sauf situation accidentelle comme celle qui a suivi l’accident de Challenger, surabondance de l’offre. Or un lanceur, pour être fiable, doit être régulièrement utilisé. Il est donc essentiel que les lancements gouvernementaux civils et militaires ne soient pas confiés au moins disant mais soient réservés au lanceur qui matérialise l’autonomie du, ou des, gouvernement(s). C’est ce que font les États-Unis et c’est ce dont l’Europe débat sous le vocable de préférence européenne qui recouvre un élément capital de la politique spatiale.

Par ailleurs, second élément, le civil et le militaire ont la même base industrielle. Il n’y a pas d’industrie des satellites militaires, il y a une industrie des satellites qui est le dépositaire du savoir-faire spatial. Les spécificités militaires et civiles sont trop modestes pour qu’on puisse isoler dans ce domaine une industrie de l’armement. Le passage direct au stade opérationnel dans le système d’observation militaire Hélios témoigne très concrètement de la proximité qui existe entre les bases technologiques et industrielles des satellites civils et militaires. Or l’avenir de l’industrie commune, son existence même, dépendent de trois sources: les programmes commerciaux (c’est-à-dire les satellites de télécommunication civils), les programmes étatiques civils et les programmes militaires. Il est donc essentiel que l’action de l’État – ou plutôt des États – dans ces trois domaines soit cohérente en termes de politique industrielle et de choix programmatiques et qu’elle soit guidée par le souci de consolider la capacité industrielle globale.

Enfin, troisième élément, il existe un large domaine de recouvrement entre l’Espace civil et l’Espace militaire dont GPS nous a déjà offert un exemple. Cela tient plus généralement à ce que l’action militaire, s’exerçant dans le milieu naturel, exige une connaissance approfondie de ce milieu. Il peut s’agir de ses caractéristiques pérennes, comme le champ gravitationnel terrestre dont la connaissance gouverne la précision des missiles intercontinentaux ou comme le modelé du terrain qui permet la navigation des missiles de croisière. Il peut s’agir de caractéristiques changeantes et sujettes à prévision, comme l’état de l’atmosphère ou celui des couches superficielles de l’océan. La forte convergence entre besoins civils et militaires peut alors conduire à les satisfaire avec le même système opérationnel. C’est précisément ce qu’on observe avec la “convergence” décidée par le président des États-Unis entre les systèmes météorologiques civil et militaire. Ces systèmes, aujourd’hui encore, sont distincts. Aucune spécificité forte du besoin militaire ne justifie cette redondance qui est coûteuse est dont l’origine est à rechercher dans les clivages de la société.

 

Avenir de l’espace militaire européen.

Compte tenu de tout cela, nous pouvons maintenant nous interroger sur les perspectives qui s’offrent au développement des activités spatiales en Europe. Je me garderai bien, je l’ai dit, de formuler des prévisions et je vais seulement tenter d’identifier les principaux éléments du problème.

Le premier de tous est naturellement la nature et l’importance du besoin. A cet égard, une analyse sommaire du développement de l’espace militaire aux États-Unis peut éclairer une réflexion sur son avenir en Europe. En schématisant à l’extrême, on distingue dans le programme militaire américain trois phases dont la première, engagée dès l’apparition des premiers lanceurs, en 1959, avec le programme Discoverer (38 lancements dont 12 échecs, 12 capsules récupérées) visait à accroître l’efficacité de la force nucléaire balistique américaine en déterminant la position des cibles, c’est-à-dire des villes soviétiques. A cette époque, la position même des villes soviétiques, élément essentiel d’une stratégie de destruction massive des objectifs civils, n’était pas connue avec précision. Sur la base technique acquise avec les satellites Discoverer, qui étaient pour l’époque des engins fort complexes équipés d’une capsule récupérable analogue à ce que fut plus tard la capsule Mercury, le programme d’observation militaire américain n’a cessé de se développer avec des objectifs successifs:

– connaître l’arsenal soviétique et son évolution de façon à y adapter l’effort d’armement,

– puis, dans une seconde phase, fournir des moyens de vérification aux accords de limitation des armements stratégiques, les accords SALT.

Les satellites de reconnaissance en orbite basse sont donc dès l’origine un élément du développement de la stratégie d’équilibre de la terreur et du contrôle de la stabilité de cet équilibre.

A l’endroit de cet enjeu stratégique essentiel – la stabilité – les satellites d’alerte avancée jouent un rôle différent et plus ambigu. Ce sont des satellites géostationnaires qui observent les sites de lancement de missiles. Ils sont apparus sous une forme expérimentale dans les années 70 et sous forme d’un système opérationnel vers le début des années 80. Ils n’interviennent pas dans la connaissance des arsenaux nucléaires mais dans leur mise en œuvre. Plus précisément leur objectif est d’inhiber la tentation de frappe préventive ou de frappe antiforce, destinée à détruire le potentiel nucléaire de l’adversaire et à le priver ainsi d’une capacité de réponse, à le laisser désarmé. Il s’agit alors de répondre à une attaque dans le court espace de temps, d’environ 25 minutes, qui s’écoule entre la détection des missiles adverses et les premiers impacts. Cette stratégie de lancement sous attaque réduit évidemment le risque de frappe préventive mais la médaille a son revers, qui est l’augmentation du risque de déclenchement intempestif.

Au total ces programmes, et d’autres de moindre importance, comme la détection des essais nucléaires atmosphériques par les satellites VELA, ont produit une croissance régulière des dépenses spatiales militaires des États-Unis, croissance parallèle à celle des dépenses civiles, si l’on fait abstraction de la bosse créée par le programme lunaire Apollo. Elles sont demeurées inférieures aux dépenses civiles jusqu’en 1982, date à laquelle elles les ont dépassées. La croissance qui s’amorce à partir du milieu des années 70 pour atteindre le niveau actuel de 15 B$ par an représente la pénétration de la technique spatiale dans toute la dimension informationnelle des activités militaires. Elle devait donc arriver à saturation après un certain délai, et c’est effectivement ce que l’on observe à partir de 1989 après une croissance par un facteur 4 entre 1980 et 1989.

Le scénario européen est profondément différent du scénario américain. Il s’organise à l’origine autour de deux pays, le Royaume-Uni et la France.

Le Royaume-Uni s’est engagé, dès les années 60, dans le programme de télécommunication militaire Skynet qui a connu quatre générations successives et qui est encore opérationnel ; sans doute faut-il voir dans cette démarche qui contraste avec le peu d’engagement du Royaume-Uni dans les programmes spatiaux civils l’effet d’une tradition de présence à l’échelle mondiale des forces armées britanniques.

A contrario la France, dont le leadership européen dans le programme civil est incontesté, a beaucoup tardé à s’engager dans un programme militaire. Ce n’est qu’en 1984, c’est-à-dire plus de vingt ans après le début du programme civil et après beaucoup d’atermoiements, que se sont engagés le programme de télécommunication militaire Syracuse et, en 1987, le programme d’observation militaire Hélios. Du fait de ce décalage et de l’importance du programme spatial civil, le programme militaire a pu s’appuyer sur une industrie spatiale développée et sur des programmes civils voisins.

C’est ainsi que Syracuse 1 et 2 sont en fait de simples sous-systèmes des satellites civils de télécommunication de France-Télécom, les Télécom 1 et 2, et que le développement d’Hélios a été conduit en parallèle avec celui du satellite de télédétection Spot 4, dont il utilise la plate-forme.

L’analyse de l’évolution future du besoin sort largement de mon domaine d’expertise parce que ce n’est pas une question de politique spatiale mais une question de politique de défense, la première devant à l’évidence procéder de la seconde.

Je me bornerai à quelques observations qui me serviront de conclusion:

D’une part, il est clair que l’importance du besoin spatial, dans toutes ses catégories, est très directement liée à la capacité de projection des forces et à la volonté de disposer d’une capacité d’intervention sur le théâtre mondial ou régional. Un pays enfermé derrière ses frontières et protégé par le parapluie nucléaire des États-Unis comme le fut l’Allemagne a peu besoin de moyens spatiaux et l’intérêt récent de l’Allemagne, jusque-là absente de ce domaine, peut être mis en rapport avec l’évolution de sa situation politique.

D’autre part la disparition, peut-être définitive, de l’affrontement Est-Ouest a profondément transformé la nature du besoin. C’est ainsi que si l’Europe devait se doter un jour de satellites d’alerte avancée, ce ne serait certainement pas pour répondre à une menace de frappe préventive mais peut-être, par exemple, pour identifier le lieu d’origine d’un tir.

Enfin, en contrepoint de la logique qui fait procéder la politique spatiale du besoin défini par la politique de défense, on peut remarquer ceci qui va en sens inverse: dans un programme coopératif de développement d’armes, hélicoptères ou avions de combat par exemple, on voit le plus souvent une phase de fourniture et de déploiement conduite au niveau national succéder à une phase de développement coopératif. En d’autres termes, dès que le développement est achevé, chacun tend à reprendre son autonomie et le programme coopératif éclate en composantes nationales. Les programmes spatiaux, et singulièrement les satellites d’observation, engagent au contraire spontanément au maintien d’une coopération au cours de la phase d’exploitation. Cela tient à ce qu’il s’agit, dans ce cas, d’exploiter au mieux une ressource unique et coûteuse. On observe qu’ils ont favorisé en France la promotion de structures interarmes et ils sont sans doute susceptibles de favoriser de la même façon l’éclosion de structures européennes de défense. Dans une certaine mesure, le centre UEO de Torrejon témoigne de cet effet.

Cela nous amène à la question des structures européennes de mise en œuvre. On peut faire à leur endroit deux commentaires.

D’abord aucune des structures européennes existantes ne convient en l’état pour gérer un programme spatial militaire européen. L’ESA possède l’expertise nécessaire encore que ses méthodes de travail devraient s’adapter aux impératifs de discrétion des programmes de défense. Mais surtout, la convention de l’ESA devrait être profondément révisée pour donner à l’Agence une compétence dans ce nouveau domaine. L’UEO pourrait offrir un cadre juridique approprié mais elle n’a aucune expertise technique. L’établissement d’un centre d’interprétation des données satellitaires à Torrejon en Espagne est cependant l’amorce d’une activité de l’UEO dans ce domaine.

Seconde remarque, la constitution d’un programme européen part souvent d’une initiative nationale et passe par une phase bi- et/ou multilatérale avant de s’installer dans un cadre européen. C’est ainsi que se sont construites les capacités européennes dans le domaine des télécommunications civiles, partant du programme bilatéral franco-allemand Symphonie pour aboutir à Eutelsat et, dans le domaine de la météorologie, partant du programme français Météosat pour aboutir à Eumetsat. L’accord franco-allemand sur les programmes d’observation Hélios 2 et Horus marque peut-être le début d’une évolution analogue.

Ma dernière réflexion concernera la place future de l’espace dans la défense européenne, à supposer qu’elle se développe et qu’elle s’organise, et plus généralement sa place dans les activités de défense. Si l’on se fonde sur le précédent américain on peut imaginer que l’Europe se dotera progressivement de tous les outils spatiaux qui répondent aux besoins informationnels. Au-delà des satellites d’observation pour lesquels la démarche est amorcée et des satellites de télécommunication, il pourra s’agir de satellites d’alerte avancée et de satellites d’écoute. Le satellite de navigation du type GPS pose un problème particulier, celui d’un choix dans ce domaine entre l’autonomie européenne et la coopération mondiale.

Il serait naturellement tout à fait hasardeux de chercher à prédire le rythme et le calendrier de cette évolution, mais si elle se fait elle aboutira, en l’état actuel de la technique, après une phase de croissance, à un phénomène de saturation analogue à ce que l’on observe dans le programme américain et dont nous sommes encore très loin.

L’évolution de la technique spatiale est-elle susceptible de changer substantiellement ce tableau ? Probablement pas, encore qu’il soit toujours hasardeux de faire des prévisions sur l’évolution technique à longue échéance. L’espace en effet, je l’ai déjà dit, tout à la fois progresse et stagne. Il progresse parce que les technologies informationnelles sur lesquelles repose la conception des satellites automatiques progressent très rapidement. Il stagne parce que les techniques de propulsion sur lesquelles se fonde l’accès à l’espace stagnent, et qu’elles ont atteint un niveau de performance proche des limites théoriques. Une mutation dans ce domaine est hautement improbable avant plusieurs décennies, ce qui exclut, par exemple, un scénario où des installations spatiales complexes, assemblées et desservies par des astronautes, joueraient un rôle significatif. A mon avis ce sont là des fantasmes. L’avenir dans ce domaine et pour les décennies qui viennent se fonde sur l’usage de satellites automatiques mis en orbite par des lanceurs consommables et c’est dans cette voie que l’espace militaire européen doit chercher son avenir.

 

 

Espace civil et espace militaire.

 

( André Lebeau, Espace civil et espace militaire, Aéronautique et Astronautique, 9-12, 1, 1996.)

 

… le progrès, tandis qu’il commande d’introduire la célérité dans l’emploi des engins de guerre, offre le moyen de les relier comme il faut.

Charles de Gaulle, Vers l’armée de métier.

L’action militaire est, par essence, collective ; non pas qu’elle exclut l’initiative ou l’exploit individuels, mais ils n’ont de sens que s’ils s’inscrivent dans un dessein. Or tout phénomène collectif fonde son existence sur les interactions des éléments qu’il affecte. La physique nous l’enseigne, comme la sociologie. De même que les interactions fondamentales organisent l’Univers à partir d’une population de particules, les échanges d’information transforment en corps social une population d’individus. Plus que tout autre l’état militaire relève de cette conception, parce que les échanges d’information et les effets qu’ils produisent y sont, plus qu’ailleurs, formalisés. L’acte de commandement qui est au coeur de l’action militaire est en soi un transfert d’information, préparé par la prévision qui elle-même repose sur l’analyse d’informations acquises et poursuivi par le contrôle. Quant à la discipline, dont une sagesse séculaire dit qu’elle fait la force principale des armées, qu’est-elle d’autre sinon la garantie qu’une information transmise produira, chez celui qui la reçoit, et que sa formation y a préparé, une réaction prévisible ?

De là vient que les progrès de l’art militaire s’articulent avec ceux de la technique à deux niveaux. L’aspect le plus visible s’exprime par la capacité de porter des coups, ou d’en faire peser la menace, avec de plus en plus de force, à distance de plus en plus grande et avec une rapidité et une précision croissantes. Mais cette dimension matérielle qui traverse les siècles, de l’archer à l’engin balistique thermonucléaire, se double d’une dimension immatérielle, plus discrète, qui en forme le contrepoint indispensable et qui appuie l’art militaire sur le progrès des techniques informationnelles. Ce sont en somme les deux faces d’une puissance qui se nourrit du progrès technique, la force et l’intelligence, l’énergie et l’information, le feu et le verbe.

L’apparition d’une technique nouvelle ne procède pas, le plus souvent, d’un dessein rationnel ou d’une intention formelle, mais en revanche elle suscite immanquablement, avec un retard plus ou moins accusé, la réaction des secteurs socio-économiques susceptibles d’en être affectés, engageant ainsi le processus qui la portera vers sa maturité. L’espace n’échappe pas à ce schéma. Il se trouve qu’il est issu d’une rencontre fortuite avec la dimension matérielle de l’art militaire. La fusée spatiale telle que nous la connaissons aujourd’hui est née du développement des engins balistiques intercontinentaux, mais, passé cet épisode qui a permis de franchir le point de passage obligé de la mise en orbite, c’est dans la dimension immatérielle que s’est développée la relation entre l’espace et la guerre.

Ce n’est pas que la perspective d’accéder à l’espace n’ait suscité maintes spéculations dont les origines sont aisées à discerner. L’espace est un “nouveau territoire” comme le fut, dans un passé récent, l’espace aérien et de plus la tentation est grande d’y étendre la notion de “point haut” qui occupe une place importante dans l’art de la guerre. Mais l’une et l’autre extrapolation sont mal fondées, d’abord parce que la mécanique céleste fait que l’espace est difficilement appropriable. Il n’est pas aisé d’y étendre les notions juridiques de souveraineté nationale qui régissent l’espace aérien. Cela tient naturellement à ce que la trajectoire d’un satellite est déterminée par les lois de la mécanique céleste, non par la volonté d’un équipage. Le mouvement du satellite est tout à la fois prévisible et largement hors du contrôle de celui qui l’a lancé. C’est ainsi que les tentatives pour interdire le ciel aux satellites d’observation comme les prétentions des pays équatoriaux à la propriété de l’orbite géostationnaire sont restées sans effet. Par ailleurs l’envie d’y installer des armes s’est bien exprimée, mais la mécanique céleste la confronte à de très sévères limitations.Pour atteindre une cible au sol avec un objet éjecté d’un satellite, il faut attendre que son trajet orbital le place en position favorable et, il faut en outre, communiquer à cet objet une vitesse importante ; on ne saurait étendre au satellite la réflexion de Clausewitz sur les “hauteurs dominantes”: “Tout effort physique exercé de bas en haut est plus difficile qu’en sens inverse ; par conséquent il doit en être de même dans l’engagement” ; la pesanteur, alliée naturelle de l’occupant du point haut, fait ici défection. Ainsi le véhicule orbital est un engin médiocre pour toute menace fondée sur l’usage d’un projectile matériel. Il faudrait, pour qu’il retrouve un intérêt, l’équiper d’armes, faisceaux laser ou faisceaux de particules, qui soient insensibles au champ gravitationnel ; encore faudrait-il que de telles armes existent. Au total, aucune utilisation agressive du satellite ne s’est concrétisée ou n’est en voie de l’être et c’est exclusivement dans le domaine informationnel que se sont développées les applications militaires de l’espace. Une conséquence importante en est, comme nous allons le voir, la parenté et la proximité de l’espace civil et de l’espace militaire.

 

Applications civiles et usages militaires.

Le développement des applications de l’espace, qu’elles soient civiles ou militaires, s’inscrit dans une tendance lourde de l’évolution technique, la croissance des flux d’information fondée sur l’usage du signal électromagnétique. Cette tendance, qui domine l’évolution contemporaine, affecte tous les compartiments de l’activité socio-économique. Elle a trouvé dans le satellite un outil de choix et les satellites d’application sont des relais qui reçoivent et transmettent de l’information portée par des ondes électromagnétiques et qui en outre font subir un traitement à cette information. Les satellites de télécommunication ne sont plus les relais passifs qu’ils étaient lorsqu’ils apparurent au début des années soixante. Les fonctions qu’ils accomplissent: commutation, désétalement et démodulation, tendent à en faire des élément actifs des réseaux. Quant aux satellites d’observation, le stockage de l’information à bord et sa retransmission en temps différé en font des systèmes de plus en plus complexes cependant que leur connexion à des satellites relais fera, dans l’avenir, émerger la notion de réseaux de satellites.

L’avantage du satellite tient d’abord à ce qu’il fournit un relais éloigné de la Terre, en vue directe et simultanée de régions éloignées les unes des autres. Selon l’orbite choisie, ce relais peut sembler immobile pour l’observateur terrestre, il peut au contraire balayer l’ensemble de la surface terrestre ; c’est naturellement l’application retenue qui dicte le choix de l’orbite, mais ce choix est contraint par la mécanique newtonienne. C’est ainsi que si l’on retient la solution géostationnaire, il faut accepter un éloignement de 5,6 rayons terrestres et les difficultés inhérentes en termes de bilans de liaisons et de définition des images.

L’unité sous-jacente à la diversité des applications des satellites fournit, selon la nature, l’origine et la destination du signal transféré, une base de classification qui vaut aussi bien pour le civil que pour le militaire.

Si le signal que capte le satellite est d’origine naturelle, ou qu’il n’a pas en tout cas été envoyé volontairement vers le satellite, on est dans le domaine de l’observation ; si au contraire le signal relayé est transmis intentionnellement vers le satellite, il s’agit, au sens le plus large du terme, d’une activité de télécommunication.

Cette classification, qu’il est aisé de ramifier, en recoupe une autre fondée sur la nature des besoins. En schématisant à l’extrême, on pourrait dire que ces besoins relèvent de deux grandes catégories ; il faut rassembler les informations sur lesquelles va se fonder l’action, et c’est le rôle de l’observation, il faut conduire l’action, et c’est le rôle des flux d’informations émis du centre vers la périphérie et de la périphérie vers le centre.

 

L’observation.

Il existe une différence marquée entre les besoins militaires et les besoins de la société civile qui tient essentiellement à ce que l’action militaire se fonde pour une part importante sur la connaissance en temps réel ou quasi-réel d’activités humaines à petite échelle, localisées, d’où le nom de satellite-espion que l’on donne souvent au satellite d’observation militaire.

Mais il existe aussi un large domaine de recouvrement. Cela tient d’abord à ce que l’action militaire, s’exerçant dans le milieu naturel, exige une connaissance approfondie de ce milieu. Il peut s’agir de caractéristiques pérennes, comme le champ gravitationnel terrestre dont la connaissance gouverne la précision des missiles balistiques intercontinentaux, ou comme le modelé du terrain qui permet la navigation des missiles de croisière. Il peut s’agir de caractéristiques changeantes comme l’état de l’atmosphère ou celui des couches superficielles de l’océan. Dans un cas comme dans l’autre il s’établit une très forte convergence entre les besoins militaires et les moyens suscités par les besoins civils ou par les objectifs de la recherche fondamentale. En témoigne par exemple la “convergence” décidée par le Président des Etats-Unis entre les systèmes météorologiques militaires et civils, aujourd’hui encore distincts. Aucune spécificité forte du besoin militaire ne justifiait cette coûteuse redondance.

C’est dans l’obtention d’images à haute définition de la surface de la Terre qu’une divergence se manifeste. Non que les images fournies par les satellites civils soient dénuées d’intérêt militaire – c’est ce que démontrent les achats de clichés SPOT auxquels se livre le DOD et l’acquisition d’une station SPOT par l’US Air Force – , mais elles ne satisfont pas à la totalité du besoin. L’essentiel du besoin civil s’exprime par une couverture globale de la Terre et une résolution qui n’excède pas quelques mètres. La première contrainte disparaît dans le besoin militaire ; elle est remplacée par la nécessité d’accéder aussi rapidement que possible à une image à haute définition d’un site déterminé. C’est cette divergence qu’expriment les projets SPOT et HELIOS, en même temps d’ailleurs que la forte communauté qui subsiste dans la plupart des sous-systèmes. Il est possible que cette divergence aille s’accentuant avec le développement des techniques microonde à synthèse d’ouverture qui effacent les couvertures nuageuses mais ne donnent pas accès aux signatures spectrales caractéristiques de la composition chimique dont les utilisations civiles font un si grand usage.

On observe qu’aux Etats-Unis la filière d’observation militaire s’est développée la première, sous la pression du besoin généré par la stratégie de destruction mutuelle assurée, cependant qu’en France elle s’est greffée tardivement sur une filière civile parvenue à maturité.

L’écoute électromagnétique est un autre domaine de l’observation qui n’a pas, lui, d’équivalent dans le domaine civil, à ceci près que l’étude des bruits naturels générés dans l’environnement terrestre, secteur important de la recherche fondamentale, lui fournit des éléments de contexte.

C’est essentiellement dans l’usage des orbites circulaires basses adaptées à une couverture globale que se manifeste cette convergence entre l’observation civile et militaire. La transposition à des besoins militaires des techniques développées pour l’observation civile géostationnaire est beaucoup moins directe. Lorsqu’il faudra satisfaire, en Europe, à des besoins d’observation continue depuis l’orbite géostationnaire, la part de développements nouveaux sera considérable.

 

Télécommunications.

Les télécommunications organisent l’action. Là aussi on observe qu’en France la satisfaction des besoins militaires s’est greffée sur des programmes civils parvenus à maturité. Il est dans la nature des choses que les systèmes militaires évoluent vers l’utilisation de satellites dédiés, alors qu’à l’origine Syracuse était un simple sous-système embarqué sur le satellite civil Telecom. Outre le fait que les bandes de fréquence utilisées sont disjointes et que les caractéristiques de protection sont différentes: anti-brouillage, durcissement, les utilisateurs n’ont pas le même comportement. Les utilisateurs civils sont présents dans des zones prédéterminées, les utilisateurs militaires peuvent se regrouper dans des zones aléatoires avec un préavis restreint. Malgré cela les fondements technologiques et industriels demeurent communs.

Un cas particulier des télécommunications concerne les signaux porteurs d’une information de localisation comme ceux qui sont fournis par les systèmes GPS et Glonass. Conçu pour satisfaire à des besoins militaires et géré par l’U.S. Air Force, le système GPS a vu ses usages civils croître avec une rapidité extraordinaire, illustrant d’abord la proximité des applications civiles et militaires, mais illustrant plus largement la dépendance de la société civile à l’endroit de la disponibilité des services spatiaux. L’évolution technique rapide qui tend à subordonner le fonctionnement de grands systèmes civils – contrôle du trafic aérien, circulation du T.G.V., gestion des flottes de camions ou des véhicules urbains – à la disponibilité des signaux fournis par les satellites de localisation crée une situation de vulnérabilité qui excède les aspects proprement militaires et s’analyse dans le cadre élargi de la défense.

Tout cela témoigne d’une vérité plus large. Toute grande technique, au fur et à mesure qu’elle se développe et qu’elle occupe son domaine de pertinence, s’inscrit à la fois dans la dimension civile et dans la dimension militaire. Il en est peu qui échappent à cette dualité ; dans l’ordre militaire, alors que les techniques qui traduisent une maîtrise de l’énergie et de la matière contribuent, étape après étape, à bâtir la force, les techniques informationnelles en organisent la mise en œuvre.

 

Programmes militaires et programmes civils.

Pour examiner comment les programmes civils et les programmes militaires doivent s’articuler, il faut garder présent à l’esprit le fait que la capacité spatiale s’exprime par l’existence d’une industrie spatiale, et que cette industrie, industrie des satellites et industrie des lanceurs, est la même, qu’il s’agisse de programmes militaires ou de programmes civils. S’agissant des lanceurs, ces considérations s’appliquent sans restriction ; satellites militaires et satellites civils exploitent la même capacité de lancement et lui imposent la même contrainte générale d’adaptation aux besoins des missions orbitales. Ce ne sont pas des éléments circonstanciels extérieurs ni un contexte d’urgence qui dictent la décision de lancer ou de ne pas lancer un satellite militaire, mais l’aboutissement d’un calendrier arrêté de longue date qui débouche sur la mise en orbite d’un véhicule spatial dont la vie utile sera longue. Il a pu en être autrement de certains satellites soviétiques d’observation lancés puis récupérés au bout de quelques jours, mais l’évolution technique tend à faire disparaître cette catégorie. C’est seulement dans l’hypothèse où apparaîtrait un besoin de mise en orbite avec un préavis très réduit qu’un système spécifiquement militaire pourrait se justifier.

Quant aux spécificités des satellites militaires, elles sont trop modestes par rapport au fond de communauté pour fonder la divergence que l’on observe dans d’autres domaines entre une industrie civile et une industrie de l’armement. La logique industrielle impose le regroupement et on l’observe aux Etats-Unis où pourtant les donneurs d’ordre étatiques sont tout à fait distincts. C’est là un élément objectif dont l’Etat doit tenir compte pour exercer son action.

L’espace appelle l’intervention de l’Etat à deux niveaux ; d’abord pour se substituer aux forces du marché dans un domaine où les délais de retour sur investissement sont beaucoup trop longs pour les mobiliser, ensuite comme utilisateur de certains des moyens ainsi développés. Les deux domaines ne se recouvrent pas exactement, et dans certains secteurs l’Etat s’efface progressivement pour faire place aux forces du marché – c’est par exemple le cas des télécommunications spatiales civiles – cependant que dans d’autres sa fonction d’utilisateur vient relayer sa responsabilité de développeur.

Le rôle d’utilisateur de l’Etat découle de l’exercice de ses responsabilités fondamentales, au premier rang desquelles la responsabilité de défense. C’est dire qu’à côté des secteurs civils : fourniture de services publics, élargissement des connaissances fondamentales, il concerne la totalité du secteur militaire. Dans ce secteur, la politique spatiale de l’Etat procède de sa politique militaire qui spécifie et dimensionne le besoin. Dans les diverses fonctions que nous avons énumérées, connaissance du milieu naturel dans ses caractéristiques permanentes et instantanées, observation, télécommunications du centre vers la périphérie et de la périphérie vers le centre, localisation, l’importance de l’outil satellitaire croit de façon spectaculaire lorsqu’on passe du territoire national à un théâtre d’opération éloigné. C’est la capacité de projection des forces qui détermine pour une large part l’ampleur et l’acuité du besoin ; ainsi s’explique la place de l’espace dans les systèmes d’armes des Etats-Unis comme le fait qu’en Europe seuls la France et le Royaume-Uni disposent de satellites militaires.

Pour exercer son rôle de développeur l’Etat, en France comme dans d’autres pays, s’est doté d’une agence spécialisée, le Centre National d’Etudes Spatiales. L’évolution de la technique spatiale vers la maturité et le développement des utilisations étatiques de l’espace posent à cette agence un certain nombre de problèmes dont la maîtrise est essentielle.

Il lui faut d’abord adapter sa relation à une industrie spatiale qui, dans certains secteurs, exerce son autonomie dans un contexte concurrentiel. Il lui faut ensuite, dans tous les secteurs où l’Etat devient utilisateur, définir sa relation avec les structures étatiques qui ont la responsabilité d’exprimer le besoin, et c’est vrai, au premier chef, des utilisateurs militaires. Il serait aberrant d’imaginer que dans ce domaine le CNES puisse exprimer le besoin, même si la liberté de proposer doit lui être reconnue. Les systèmes spatiaux militaires sont en effet des éléments intégrés dans des systèmes plus larges dont la conception échappe à l’expertise et à la responsabilité de l’agence spatiale. A contrario il serait non moins dommageable de ne pas exploiter pleinement la capacité du CNES d’être un intermédiaire efficace entre l’Etat et l’industrie alors que c’est sur cette capacité que s’est bâti le leadership européen de la France. Cela conduirait à faire de l’industrie le seul niveau de synthèse des volontés étatiques, ce qui n’est pas sa fonction.

Il est donc d’une importance capitale que les structures militaires et le CNES s’articulent étroitement et efficacement. C’est une tâche relativement nouvelle pour l’un comme pour l’autre des deux partenaires, pour le partenaire militaire parce qu’il traite plus habituellement avec une industrie de l’armement et non avec une industrie où le militaire et le civil sont indissolublement liés, pour le CNES parce que sa culture et sa tradition sont essentiellement civiles.

Il existe en effet une différence majeure entre la France, seul pays européen à s’être engagé dans un programme spatial militaire cohérent et organisé, et les Etats-Unis qui servent de référence naturelle en la matière. Aux Etats-Unis, le programme civil et le programme militaire ont pris naissance simultanément et se sont développés parallèlement. C’est dire que le programme militaire a pris une part importante au développement des technologies de base et qu’en outre sa croissance a été contrôlée par la puissance des lanceurs disponibles. La situation est complètement différente en France. L’importance de l’effort civil dans le domaine des satellites, qui a précédé de près de vingt ans la mise en route du programme militaire, fait que ce programme militaire exploite une maîtrise technologique qui lui permet d’aller directement au stade opérationnel. Naturellement cette démarche rencontrera ses limites dans certains domaines, et notamment dans la conception des charges utiles où certains problèmes n’ont pas d’équivalent civil. Mais il reste qu’un large corpus de savoir-faire est disponible sur lequel un programme militaire peut s’édifier rapidement. Le succès du programme d’observation Helios venant après celui de Syracuse en est le meilleur témoignage.

 

L’effort que la France a investi dans la construction d’une capacité spatiale ne lui a pas seulement donné le premier rang en Europe, elle en a fait le moteur d’un effort européen organisé qui s’étend à toutes les branches de l’espace civil. Les mêmes raisons qui ont poussé notre ambition nationale à s’exprimer au niveau européen vaudront sans doute pour le spatial militaire comme pour le spatial civil, et l’expérience acquise s’emploiera utilement dans ce nouveau domaine. Cette expérience est diverse ; elle n’est pas uniformément positive, mais la leçon la plus forte que l’on peut en retenir c’est que la solidité de notre démarche et de nos structures nationales est le meilleur appui du développement européen.

 

 

Programme militaire.

( André Lebeau, Eléments d’une stratégie française dans le domaine spatial, extrait de la section 5 Stratégie,CPE Etude, n°60, Mai1985.)

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Quant au puissant programme militaire américain, il établit une disparité permanente entre la situation des industries françaises et européennes, et celle de l’industrie américaine.

Les activités militaires n’entrent pas directement dans le cadre de cet ouvrage. Il est difficile cependant d’ignorer complètement le paradoxe que constitue l’absence de tout programme spatial militaire significatif en France et en Europe ; il serait en outre tout à fait arbitraire de vouloir méconnaître les effets de la disparité avec les Etats-Unis qui est induite par cette absence.

Mis à part le répondeur Syracuse embarqué sur Telecom 1 et les successeurs éventuels de ce modeste programme, le programme militaire français est inexistant. Situation surprenante dans la mesure où la France dispose, du fait de ses programmes civils, de la technologie nécessaire pour s’équiper sans développement majeur et où, par ailleurs, elle a développé et déployé la quasi-totalité des techniques militaires nouvelles :armes nucléaires, engins balistiques, sous-marins nucléaires, lance-engins, etc… S’agissant de défense, l’effacement général de l’Europe est moins inattendu ; si l’on met à part les satellites de télécommunication militaires de la Grande-Bretagne, il est total.

 

Cette lacune revêt, d’un point de vue global, deux significations, l’une et l’autre préoccupantes, qui en tout cas méritent qu’on leur accorde une réflexion.

 

En premier lieu, elle constitue un décrochage de la technique militaire française par rapport à l’évolution technique contemporaine, laquelle est dominée, on le sait, par les technologies de l’information. Alors que les conséquences de la maîtrise de l’énergie nucléaire et des formes avancées de la propulsion chimique ( engins balistiques, réacteurs aérobies ) ont été parfaitement absorbées, un décalage se manifeste dans la maîtrise des flux d’information. Est-il délibéré ? La question mérite d’être posée. Si l’on cherche un précédent à ce décalage entre les conséquences techniques d’une révolution industrielle et l’équipement militaire, on ne peut manquer de songer aux années 30 et au retard dans la prise en compte des conséquences du “moteur combattant”.

 

En second lieu, l’espace constitue un nouveau territoire dans lequel la société civile déploie des activités importantes vis-à-vis desquelles elle développe une dépendance vitale. Autant que de ses approvisionnements énergétiques et de ses accès aux matières premières, une société moderne dépend de la maîtrise de ses flux d’information. Il semble donc paradoxal que le territoire dans lequel ils se déploient ne soit pas englobé dans le concept de défense.

 

Nous ne pousserons pas plus loin ces réflexions sur l’opportunité d’un programme spatial militaire mais nous ne pouvons nous dispenser d’examiner ce que serait, au premier ordre, l’effet d’un tel programme sur la stratégie des programmes civils ni de prendre en considération, dans la même optique, l’existence du programme militaire américain.

 

Plaçons nous dans l’hypothèse raisonnable, mais cependant très ambitieuse, où un programme militaire se développerait à un rythme tel que, partant de zéro, il atteindrait, entre 2 000 et 2 010, un volume égal à celui du programme civil ce qui signifie que le rythme de croissance des dépenses spatiales en serait plus que doublé. Malgré cela, seules les utilisations militaires de caractère informationnel : observation, télécommunication, navigation, alerte avancée …, seraient accessibles au cours de cette période ; le développement de technologies du type S. D. I. et plus encore le déploiement de systèmes d’armes spatiaux seraient complètement exclus. Au prix d’une certaine complication des problèmes institutionnels, le programme militaire aurait l’effet d’un adjuvant du programme civil, mais, faisant usage des mêmes technologies que les applications civiles classiques, il ne transformerait pas la nature des problèmes de cohérence qui se posent à la stratégie civile. Les besoins en matière d’infrastructure spatiale et d’intervention de l’homme en orbite notamment n’en seraient pas qualitativement affectés.

Quant au budget spatial militaire des Etats-Unis il excède depuis 1981 le budget des agences civiles (NASA, NOAA). Il y a lieu de distinguer deux composantes:

– les activités de caractère opérationnel : télécommunications, observation, alerte avancée, détection des explosions nucléaires, prévision du temps, etc., qui se fondent sur une technologie conventionnelle : satellites automatiques, lanceurs consommables ou utilisation de la Navette comme un simple substitut des lanceurs conventionnels. Ces opérations représentent aujourd’hui l’essentiel des activités militaires. Elles tendent à croître régulièrement au fur et à mesure que le recours aux techniques spatiales pour le renseignement et les télécommunications gagne en importance relative.

– les activités qui se situent dans la ligne de la “Space Defense Initiative” du Président Reagan. Elles disposent pour une période de cinq ans d’un budget de 25 milliards de dollars. Pour l’instant elles comportent essentiellement des travaux de R et D au sol qui sont couverts par le secret militaire, mais on peut attendre que leur succède une phase d’essais orbitaux fondés sur l’utilisation d’une infrastructure spatiale.

L’existence de ce programme militaire a deux effets principaux : l’un actuel, l’autre potentiel. Par sa partie la plus conventionnelle il alimente l’effort de développement et fournit un plan de charge aux industries qui détiennent le savoir-faire en matière de conception et de maîtrise d’œuvre des satellites conventionnels ; il tend donc à accroître la compétitivité industrielle. Par sa partie la plus exotique, celle qui relève de la S. D. I. , il est susceptible, quels que soient les doutes qui s’attachent à la faisabilité d’un bouclier spatial, de susciter avant la fin de la décennie un puissant besoin d’infrastructure spatiale. Indépendamment de ses objectifs propres, il tend donc à accroître le déséquilibre entre la capacité européenne et la capacité américaine dans le domaine civil en fournissant à cette dernière l’équivalent d’un marché protégé et d’une subvention au développement.

  1. Lanceurs

 

Cette section ne comprend que deux textes.

Le premier, est une contribution à un colloque organisé en 1995 par l’Institut d’histoire de l’industrie. Il retrace l’histoire des origines du programme Ariane.

Le second est nettement plus ancien. Il a été publié en 1985 dans un numéro de la revue Autrement consacré à l’espace. Il retrace succintement les étapes de la construction d’une capacité de lancement en Europe et fait le point des perspectives qui s’offraient dans ce domaine il y a un peu plus de dix ans, perspectives que l’échec d’Hermès et la disparition de l’Union soviétique ont profondément transformées.

La naissance d’Ariane.

( André Lebeau, La naissance d’Ariane, dans “Politique industrielle de la France, L’ambition technologique: Naissance d’Ariane” , Editions Rive Droite, 1995).

 

Plus qu’une histoire soigneusement chronologique, ce texte est une tentative pour analyser le jeu des forces et des circonstances qui ont conduit à la décision d’entreprendre le programme Ariane. Une telle démarche comporte nécessairement une part de subjectivité, singulièrement lorsque c’est un des acteurs qui s’y livre. Son expérience personnelle et ses souvenirs le conduisent inévitablement à privilégier, sinon certaines interprétations, du moins certains éclairages. Aussi bien cette contribution n’a d’autre prétention que d’apporter quelques éléments à une histoire qui reste à écrire. Elle concerne la période qui précède la Conférence spatiale européenne de Juillet 73 où la décision fut prise. Il y eut encore, après cela, bien des péripéties et quelques hésitations, mais l’essentiel était acquis et le choix stratégique était fait qui allait conduire l’Europe au succès.

Le contexte

Dans le début des années 70, la politique spatiale de la France est clairement fixée et, à tous les niveaux de son encadrement, le Centre National d’Études Spatiales, qui en est l’instrument, est profondément imprégné de cette politique. On peut, en paraphrasant un document de cette époque en décrire ainsi les objectifs:

– l’acquisition d’une maîtrise autonome des applications de l’espace,

– la nécessité d’asseoir cette maîtrise sur une capacité de lancement autonome, et en particulier pour l’orbite géostationnaire,

– la reconnaissance du fait que les caractères de l’entreprise – besoin de partenaires pour la plupart des applications envisagées, nécessité d’un marché de dimension suffisante pour le programme de production des lanceurs, ampleur de l’effort budgétaire qu’exigerait un programme complet mené au plan national – appellent un recours à l’Europe.

Dans cette perspective, le programme national est conçu comme l’outil nécessaire pour surmonter les hésitations et les défaillances de nos partenaires et pour faire de la France le moteur de l’effort européen.

Le contexte européen dans lequel s’inscrit cette politique est alors marqué par la dualité ESRO/ELDO, l’ESRO créée à l’origine par des chercheurs pour mettre la technique spatiale au service des ambitions scientifiques de l’Europe, l’ELDO dont la création résulte de la volonté des Britanniques de trouver une issue à l’impasse de leur programme de missile balistique Blue Streak. Créées l’une et l’autre en 1962, ces deux organisations sont parfaitement distinctes ; l’ESRO, exclusivement occupée à la conduite d’un programme scientifique, ne marque aucun intérêt pour l’utilisation des lanceurs que pourrait produire l’ELDO et n’a, à cet égard, aucune espèce d’obligation ; l’ELDO a conçu un lanceur sans se préoccuper de l’adapter à d’éventuels utilisateurs, qu’ils soient scientifiques ou autres. C’est sur ce terrain disparate que va s’édifier, par un long cheminement, la politique spatiale de l’Europe dont on peut dire, sans manquer d’objectivité, qu’elle est largement d’inspiration française.

Cette politique s’est cristallisée très progressivement, et on peut en discerner l’origine dans la crise de l’ELDO marquée par le Conseil ministériel tenu à Paris en 1966 sous la présidence d’Alain Peyrefitte. A cette époque, le rôle privilégié de l’orbite géostationnaire était déjà clairement perçu. Or le lanceur Europa I était optimisé pour placer des charges utiles lourdes en orbite basse, ce qui ne correspondait à aucun besoin prioritaire. On décida donc de corriger cette faiblesse par l’adjonction d’un quatrième étage, qui n’était autre que le troisième étage à poudre du lanceur français Diamant B, et d’un moteur d’apogée. Moyennant ce bricolage baptisé PAS (Périgée Apogée Système) l’Europa rebaptisé Europa PAS ou Europa II acquérait la capacité géostationnaire ; il devenait en particulier capable de placer en orbite les satellites de télécommunication Symphonie développés dans le cadre d’une coopération bilatérale franco-allemande. Encore fallait-il qu’il puisse être lancé d’un site proche de l’équateur et non du site australien de Woomera, exclusivement adapté aux lancements en orbite polaire. Aussi le Conseil ministériel de Paris décida-t-il la création d’une installation de lancement Europa II en Guyane, la même qui devait plus tard être adaptée aux premiers lancements d’Ariane.

En cette fin des années soixante, l’appareil européen sur lequel peuvent s’appuyer les ambitions spatiales françaises demeure cependant affecté de deux graves faiblesses:

La première concerne l’ESRO ; créée par la communauté scientifique et pour son usage exclusif, l’ESRO demeure prisonnière de ses origines. Les tentatives pour élargir aux applications de l’espace son domaine d’activité ou pour l’intéresser à l’usage des futurs lanceurs européens se heurtent à une opposition organisée et obstinée. Aussi bien l’Allemagne et la France ont-elles dû se résigner à inscrire dans une coopération bilatérale à laquelle est venue se joindre la Belgique leur programme de satellites de télécommunication Symphonie. L’élargissement de la vocation de l’ESRO ne sera obtenu qu’au prix d’une crise extrêmement sévère marquée par la dénonciation de la convention en 1970 par la France et le Danemark. Elle se concrétise par l’approbation de trois programmes d’application: Météosat, Aérosat et OTS, formant ce qu’on a appelé le package deal de 1971 ou premier package deal. Auparavant, lors de la Conférence spatiale européenne de Bad Godesberg en 1968, le Directeur général de l’ESRO Herman Bondi avait proposé et fait adopter une règle pour l’utilisation des lanceurs de l’ELDO par les programmes de l’ESRO. La règle de Bad Godesberg – pas plus de 25% de surcoût par rapport à l’utilisation d’un lanceur américain – marque le premier progrès vers l’unité du programme spatial européen.

La seconde faiblesse du dispositif européen résidait dans l’ELDO, et elle était beaucoup plus grave ; en fait elle allait s’avérer irrémédiable. Cette faiblesse revêtait deux aspects étroitement imbriqués, un aspect institutionnel et un aspect technique, et elle touchait au coeur même de l’organisation. Faiblesse technique d’abord : conçue pour fournir une issue honorable à l’échec du Blue Streak, l’ELDO utilisait naturellement ce missile comme premier étage du lanceur Europa. Or cet étage était trop petit pour permettre une évolution ultérieure des performances du lanceur. Il était de plus, analogue en cela à l’Atlas américain dont il dérivait, coûteux et fragile parce que doté d’un indice constructif élevé caractéristique des missiles monoétages. Sa technologie interdisait le recours à des boosters d’appoint impossibles à accrocher sur une structure trop fragile. Son usage enfermait donc les développements ultérieurs dans de sévères limitations. En outre le choix de l’étagement avait optimisé le lanceur pour les orbites basses, et lorsqu’on reconnut l’importance de l’orbite géostationnaire il était trop tard pour revenir en arrière. L’adjonction du PAS conduisait certes à un lanceur géostationnaire, mais qui serait au mieux coûteux et médiocre. On ne devait même pas atteindre ce stade en raison des faiblesses structurelles de l’ELDO.

l’ESRO, organisation intrinsèquement saine, exerçait elle-même le contrôle de ses projets, ce qui est une condition indispensable du succès. Tel ne fut pas le sort de l’ELDO, qui vit dès l’origine son management technique émietté par les Etats-membres. Le Royaume-Uni se chargea tout naturellement du premier étage, la France du second, Coralie, l’Allemagne du troisième, Astris et divers éléments: coiffe, capsules technologiques, etc., furent distribués aux autres participants ; le tout était placé sous la molle coordination du Secrétariat. Avec de telles méthodes, l’Europe allait l’apprendre à ses dépens, on construit un empilement d’étages mais on ne construit pas un lanceur. Aussi l’ELDO connut-elle, dans toute son ampleur, le syndrome des projets mal gérés: glissement des délais, accroissement des coûts, échecs techniques engendrant une succession de crises.

Ces crises confrontaient des partenaires dont les motivations étaient fort diverses. Le Royaume-Uni ne s’intéressait à l’ELDO que dans la mesure où cela lui permettait de se défausser de l’encombrant Blue Streak; aussi bien fut-il le premier à manifester, lors de la Conférence spatiale européenne de Bad Godesberg en 1968, sa détermination d’abandonner le navire dans lequel il avait embarqué ses partenaires. Nous avons vu quelles étaient les motivations de la France largement partagées par la Belgique. L’attitude allemande était plus complexe. L’Allemagne trouvait dans l’ELDO la possibilité de contourner les dispositions du traité de Paris qui lui interdisaient la construction de fusées, mais elle était tirée dans une direction opposée par son atlantisme et elle était plus sensible que la France aux pressions et aux séductions américaines. Au total cet assemblage disparate, qui eût été porté par le succès, résista mal à la succession des difficultés et des échecs. La fin de l’année 1972 et le début de l’année 1973 seront marqués par la décision de l’Allemagne de se retirer du programme Europa II, décision qui laisse la France et la Belgique en tête-à-tête, et qui marque la fin du programme.

L’échec de l’ELDO confronte alors le CNES à la nécessité d’élaborer une stratégie alternative qui soit acceptable à la fois pour le gouvernement français et pour ses partenaires européens. Cette stratégie devra nécessairement s’inscrire dans le contexte créé par l’échec de l’ELDO dont on peut formuler le bilan ainsi:

– le programme Europa II est à passer par pertes et profits. Rien n’est réutilisable du “hardware” Europa II. En revanche, le développement de l’étage Coralie, conjugué au développement des versions successives du lanceur national Diamant, a créé dans l’industrie française un niveau de compétence élevé en matière de propulsion à liquide.

– les faiblesses intrinsèques du lanceur Europa II ont suscité une réflexion approfondie fondée sur les caractéristiques d’un lanceur susceptible de répondre aux ambitions européennes en matière d’applications spatiales. Cette réflexion est engagée depuis longtemps. Elle remonte aux travaux du Comité consultatif créé par la Conférence spatiale européenne de Rome, en Juillet 1967, et présidé par Jean-Pierre Causse. Elle a abouti en 1972, après bien des errements, au concept Europa III. Europa III est un lanceur biétage dont le premier étage est semblable à celui d’Ariane; le second étage emporte 20 tonnes d’ergols cryogéniques, et l’engin peut placer 1,5 T en orbite de transfert.

– les faiblesses structurelles de l’ELDO ont dissuadé pour longtemps les Européens de sacrifier l’unité de la gestion d’un projet technique aux prérogatives et aux susceptibilités nationales; la leçon a été dure mais elle a été comprise.

– enfin les inconvénients de la dualité ESRO/ELDO ont fait naître l’idée d’une agence unique, idée qui est activement explorée depuis plusieurs années.

Ce bilan n’est donc pas totalement négatif. Il offre une base sur laquelle on peut reconstruire. Cependant, un autre élément est venu s’inscrire dans ce tableau complexe, c’est l’offre faite par les États-Unis à l’Europe de participer au programme de navette spatiale, offre intervenue en Octobre 1969 lors de la visite du Dr Thomas Paine, administrateur de la NASA, en Europe. L’histoire du dialogue entre l’Europe et les États-Unis à ce sujet est celle d’une valse hésitation de l’un et l’autre partenaires autour de deux thèmes: la nature et l’importance de la participation européenne au programme de navette et la dépendance éventuelle de ce programme à l’endroit de la participation européenne, l’assurance d’une disponibilité américaine pour les lancements européens. On sait que l’histoire se termine par la décision de l’Europe d’assurer son autonomie, et par la fourniture du Spacelab, fourniture qui, quelle que soit son importance, n’a créé aucune dépendance significative du programme américain à l’endroit de l’Europe. Mais il reste que ce débat s’est inscrit en contrepoint du débat Ariane pendant toute la période qui a précédé la décision.

 

L’élaboration d’une stratégie alternative

L’idée du projet Ariane est née au sein de la division Lanceurs du CNES, qui était à cette époque dirigée par A. Vienne et son adjoint R. Deschamps. Cette équipe était imprégnée de l’idée que l’autonomie des lancements était la base même de la politique spatiale française, et le désir de préserver cette autonomie, au-delà de l’échec, chaque jour plus probable, de l’ELDO, a dominé sa réflexion. Les choix essentiels qui ont présidé à la conception initiale étaient simples. Ils furent faits en liaison étroite avec les principaux industriels, Aérospatiale, SEP, Air Liquide, et avec leur tutelle, la Délégation ministérielle pour l’armement. Ils se sont transcrits en définitive dans le lanceur Ariane I:

– donner la priorité à l’accès à l’orbite de transfert géostationnaire où réside l’essentiel du marché prévisible, au besoin au détriment des autres orbites; certes le lanceur serait utilisable pour les orbites circulaires basses mais l’optimisation, à la différence d’Europa, est orientée vers l’orbite géostationnaire. C’est si vrai que ce sont la résistance de la structure et la capacité de la coiffe et non pas la puissance propulsive qui limitent la capacité d’Ariane en orbite basse.

– limiter au maximum le risque technologique et le coût de développement en utilisant des technologies maîtrisées et des éléments disponibles ou en cours de développement.

– contenir le coût de production par la limitation du degré de “sophistication” des solutions retenues et la réutilisation d’éléments identiques dans le premier et le second étages.

– conserver un potentiel de croissance dont l’exploitation, selon des lignes analogues à celles de la célèbre filière Thor Delta (accroissement de la poussée des moteurs, adjonction de boosters latéraux, augmentation des dimensions de la coiffe), permettrait d’adapter le lanceur à une évolution de la demande.

L’application de ces principes conduisait à un lanceur profondément différent d’Europa III, même s’il réutilisait certains éléments dont le développement était engagé, tel le moteur Viking. En effet le second étage cryogénique de l’Europa III, muni d’un moteur de 30 tonnes de poussée, exigeait des développements risqués, tant en ce qui concerne la propulsion proprement dite que la construction de bidons cryogéniques de grand diamètre. Cette source potentielle d’aléas et de surcoût fut contournée par le recours à une architecture triétage, serrant au plus près les technologies disponibles ; c’est ainsi que le second étage, à ergols conventionnels, utilisait un moteur Viking identique, à des détails près, aux quatre Viking du premier étage. Quant au troisième étage cryogénique, son diamètre de 2,6 mètres avait été choisi pour bénéficier des outillages et des technologies disponibles à l’Air liquide. Cela obligeait, pour disposer d’un espace suffisant pour la charge utile, à adopter une coiffe en bulbe qui donne à Ariane sa silhouette caractéristique. La poussée du moteur du troisième étage était limitée à 4 tonnes, ce qui semblait compatible avec l’état de l’art atteint à la SEP en France et chez MBB en Allemagne, et aucune capacité de réallumage en vol n’était prévue. L’ensemble de ces choix était sans équivalent dans le monde occidental, et il le demeure. Les lanceurs conventionnels américains de taille comparable à Ariane utilisent tous, comme premier étage, un missile balistique plus ou moins transformé dont le coût grève celui du lanceur ou dont les dimensions sont insuffisantes pour permettre l’emport des charges les plus lourdes. En fait, de tels choix permettaient de faire porter l’essentiel de l’effort de développement sur le système plutôt que sur les technologies de base.

Le nom donné au projet : L3S (lanceur à trois étages de substitution) en résumait bien les caractères essentiels: un lanceur triétage, d’ambition technologique réduite mais d’ambition programmatique intacte, destiné à se substituer au biétage EUROPA III. L’idée, on le sait aujourd’hui, était bonne. Il reste à voir par quels cheminements elle a abouti.

 

Le processus de décision

Transformer L3S, qui était un concept élaboré par une équipe technique, en un projet dans lequel l’Europe allait investir ses ambitions spatiales, tel était le défi auquel le CNES était confronté. Il importe de bien comprendre qu’initialement L3S se présentait comme une alternative technique mais qu’aucune alternative institutionnelle à la pérennisation de l’ELDO n’était officiellement envisagée.

En fait, en 1971, tous les efforts français tendaient encore à remettre en ordre la structure ELDO, à assurer le succès d’Europa II et à entreprendre le programme Europa III. C’est l’échec de cette ultime tentative pour tirer ELDO du bourbier dans lequel elle s’était enlisée qui allait confronter l’ensemble des protagonistes à un choix sans appel: L3S avec une nouvelle structure de gestion ou rien.

L’agonie de l’ELDO, qui forme contrepoint au processus de décision Ariane, fut relativement brève. Après la défection britannique exprimée dès 1968 mais dont les effets budgétaires n’intervenaient qu’en 1971 et la défection italienne qu’elle avait entraînée, l’avenir de l’organisation reposait en fait sur l’entente franco-allemande avec l’indéfectible appui de la Belgique. Le coup fatal fut porté par l’échec du lancement F11 depuis Kourou le 5 Novembre 1971. Au cours de ce vol, et pour la première fois, l’échec fut imputable à l’étage anglais Blue Streak qui explosa après 150 secondes de vol. La commission d’enquête établie sous la présidence du général Aubinière – passé de la direction générale du CNES à celle de l’ELDO – déposa son rapport en Juin 1972 ; il montrait que la cause de l’échec de F11 était l’une des très nombreuses causes possibles liées à la mauvaise cohérence des contributions techniques nationales, et, en définitive, à la faiblesse du management central.

L’Allemagne, à cette époque, hésitait sur la politique à adopter en matière de lanceurs et sur l’orientation des activités de l’ELDO. Les suites à l’offre américaine de participer au programme post Apollo – c’est-à-dire à la Navette spatiale et à ses accessoires – étaient l’une des préoccupations majeures de la politique spatiale allemande, et la construction par l’ELDO d’un remorqueur spatial (spacetug) l’une des options envisagées. Cette perspective devait se fermer au cours de la rencontre qui eut lieu le 14 Juin 1972 entre une délégation européenne conduite par le ministre belge Théo Lefèvre et Monsieur Herman Pollack. La déclaration américaine était sans appel: “Since the definition of the tug is still uncertain and the decision by the United States to proceed with its development has not yet been made, and there are no hard predictions as to when it will be made, the United States has concluded that it is not prudent to continue discussions of the possibility of cooperation on this task”. Cette voie étant fermée, l’attention de l’Allemagne allait se reporter, comme l’on sait, sur un autre accessoire de la navette, le Spacelab.

Cependant, dès le mois de Juillet 1972, le ministre allemand K. von Dohnanyi exprimait sa détermination de mettre fin à l’ELDO, et cette détermination se concrétisa par la décision allemande prise en Décembre 1972 de se retirer du programme Europa II et de suspendre “provisoirement” sa participation à Europa III.

Cette décision, qui laissait la France et la Belgique en tête-à-tête, signifiait pratiquement la fin de l’ELDO. La France lutta encore quelques mois avant d’accepter le caractère irréversible de ce retrait et la décision finale fut prise à Paris le 27 Avril 1973, alors que le véhicule F 12 voguait déjà vers la Guyane.

L’arrêt du programme Europa II posait à la France et à l’Allemagne un grave problème: comment lancer le satellite Symphonie pour lequel les lanceurs F 15 et F 16 avaient été prévus ?

Il n’y avait en fait pas d’alternative à l’utilisation de lanceurs américains Thor-Delta.Le recours à un lanceur soviétique fut un instant envisagé mais aussitôt écarté pour des raisons tant techniques que politiques. Il fallut donc négocier l’obtention de lancements auprès de la NASA. Curieusement, cette négociation menée par le Directeur général du CNES, Michel Bignier et son homologue allemand dans le projet Symphonie, Hermann Strub, eut une incidence positive majeure sur le sort du projet Ariane. La NASA mit en effet des conditions extrêmement dures à la fourniture des lanceurs, allant nettement au-delà de ce que pouvaient justifier les dispositions de la convention Intelsat, et interdisant tout usage commercial des satellites. Cette expérience permit à certains milieux français, et surtout aux Allemands, de mesurer plus concrètement ce que seraient les effets d’un monopole américain sur les futurs programmes d’application de l’ESRO. Il ne semble pas exagéré de dire que si les États-Unis avaient vendu sans conditions particulières les deux lancements Symphonie, la décision d’engager le programme Ariane n’aurait jamais pu être obtenue. Une intransigeance maladroite, fondée sans doute sur l’idée que l’Europe serait de toutes façons incapable de ressusciter son programme de lanceurs, vint à point pour fournir un appui décisif aux promoteurs de L3S. Dans la marge du document portant les conditions américaines, le négociateur allemand avait écrit de sa main: “Es ist schwer!”

Cependant la fin de l’ELDO s’accompagnait de l’amorce d’un renouveau ; la Conférence spatiale européenne réunie le 20 Décembre 1972 ébauchait un accord de principe qui jetait les bases des décisions de 1973. Deux éléments essentiels de cet accord étaient la fusion d’ESRO et d’ELDO dans une nouvelle organisation, l’Agence Spatiale Européenne, et l’annonce d’un compromis franco-allemand. Aux termes de ce compromis, la France devait participer au “Sortie Lab” de Post Apollo – le futur Spacelab – et l’Allemagne devait contribuer au programme de lanceur proposé par la France.

A l’aube de l’année 1973, le CNES se trouvait confronté à un ensemble de problèmes qu’il allait dès lors s’acharner à résoudre. Il lui fallait d’abord convaincre les autorités gouvernementales du bien fondé du programme L3S ; il lui fallait mettre en place des dispositions provisoires pour assurer la continuité de l’activité industrielle ; il lui fallait convaincre ses partenaires européens, et pas seulement l’Allemagne, de contribuer au futur programme, il lui fallait enfin faire accepter par ces mêmes partenaires une structure de gestion efficace.

Nous ne chercherons pas ici à décrire dans le détail les activités foisonnantes qui ont abouti à la décision de Juillet 73, mais seulement à esquisser les principales composantes du débat.

Au centre du dispositif se trouvent d’une part le CNES et d’autre part le SEPOR (Service d’Etude des Programmes des Organismes de Recherche), sorte d’annexe du cabinet du Ministre du développement industriel et scientifique créée par François Ortoli et conservée par Jean Charbonnel. Il était dirigé par le professeur Maurice Lévy ; Jacques Sussel, Jean-Marie Luton, Roger Lesgards et quelques autres y officiaient . Durant toute cette première moitié de l’année 1973, le SEPOR et l’équipe de direction du CNES ont agi en étroite concertation et avec une grande efficacité ; en témoignent les nombreux documents datant de cette époque et où se mêlent les contributions des uns et des autres.

La conviction des autorités gouvernementales françaises ne fut pas trop difficile à obtenir. Le projet avait de puissants alliés dans l’industrie et dans les armées. Il n’avait cependant pas que des amis; il serait cruel de nommer aujourd’hui ceux qui s’y opposèrent, aussi nous en tiendrons-nous aux aspects institutionnels. Les milieux de la recherche scientifique n’étaient guère favorables à L3S: ils craignaient qu’il ne vienne écraser, dans le cadre de l’enveloppe recherche, des activités plus scientifiques. C’était là une réaction normale, suscitée par un système de financement qui provoque des arbitrages artificiels entre des activités de nature très différente. Cependant, comme il est naturel, l’opposition la plus marquée vint du Ministère des finances et de la Direction du budget, mais, curieusement, elle s’exprima sous une forme qui permit finalement de la contourner. Le CNES avait estimé qu’un peu plus de 30% de l’enveloppe du programme seraient couverts par les contributions des partenaires européens. Le Ministère de l’économie des finances fit ses propres estimations, et indiqua que si la contribution européenne atteignait ou dépassait 35% il lèverait son opposition. Son calcul reposait, heureusement pour l’avenir d’Ariane, sur une hypothèse qui se révéla fausse. La Suisse et la Suède, comme nous l’avons dit, avaient dans le passé refusé de participer à l’ELDO pour cause de neutralisme. Ce comportement fut extrapolé sans précaution à leur participation à L3S; mais entre temps les lanceurs civils avaient perdu la marque de leur origine sulfureuse, et les bénéfices industriels à attendre d’une participation prévalurent aisément. Avec la Suisse et la Suède, il devenait concevable d’atteindre la barre des 35%, et c’est à quoi le CNES et le SEPOR s’employèrent avec succès.

Cependant, on ne saurait se dissimuler que l’engagement français s’est fondé pour une part sur une ambiguïté. Le CNES et le SEPOR étaient profondément convaincus que le programme était viable, c’est-à-dire qu’il trouverait des clients en nombre suffisant pour assurer un rythme de production et d’utilisation qui permette une gestion saine. Leur position se fondait sur l’analyse suivante:

– la navette spatiale, que la NASA présentait alors comme le lanceur universel, était inadaptée à l’orbite géostationnaire et ne serait jamais un lanceur commercial compétitif. Cette conclusion semble aujourd’hui évidente; elle s’inscrit dans une analyse objective des caractéristiques techniques de la navette ; mais en 1973, venant de gens qui s’activaient à achever la troisième version d’un lanceur léger, qui avaient été mêlés aux échecs de l’ELDO, et concernant les projets d’une administration encore auréolée de son débarquement sur la Lune, elle rencontrait chez nos interlocuteurs une incrédulité bien compréhensible.

– une analyse aussi objective que possible, voire pessimiste, du marché de L3S conduisait à l’idée qu’Ariane pourrait assurer 3 à 4 lancements par an. Cette prévision a été, on le sait, largement dépassée, mais nos hypothèses de base n’avaient évidemment pas pris en compte les multiples aléas rencontrés par la navette, encore moins le désastre de Challenger et le revirement de la politique américaine.

Il reste que nous n’avons pas emporté la conviction ; mais certains de nos interlocuteurs, traumatisés sans doute par l’affaire des lanceurs Symphonie, ont inventé pour se convaincre eux-mêmes une nouvelle notion, empruntée hâtivement au vocabulaire de la stratégie nucléaire, celle de “lanceur de dissuasion”. Un lanceur de dissuasion est un lanceur qu’on ne lance pas mais qu’on garde en réserve pour dissuader le partenaire – l’Amérique en l’occurrence – d’abuser de son monopole. La mise en œuvre d’une telle conception se heurte à des difficultés si évidentes et si insurmontables qu’il n’est pas nécessaire de s’y attarder. Pour qu’un lanceur existe et soit fiable, il faut absolument le produire et le lancer à un rythme raisonnable. La vérité oblige à dire cependant que si le CNES n’a jamais cautionné cette conception il ne l’a pas non plus, tant que la décision finale n’a pas été prise, dénoncée avec toute l’énergie qu’appelait l’objectivité. Ainsi la décision de s’engager dans le programme L3S a été prise sur des bases ambiguës, et puis le cours des choses allait faire tomber dans l’oubli le concept douteux de dissuasion spatiale.

Dès le 27 Mars 1973, le CNES recevait de son ministère l’autorisation officielle de financer les travaux de l’Aérospatiale (à l’époque la SNIAS), de la SEP et de l’Air Liquide pour assurer la continuité de l’effort industriel.

Parallèlement, le SEPOR et le CNES engageaient une tournée des capitales pour collecter les contributions indispensables. La division Lanceurs du CNES s’était limitée à une identification précise des éléments qui pourraient être confiés à telle ou telle industrie dans les pays membres. De la sorte le retour industriel sur le projet fut en quelque sorte proposé a priori et les contributions ajustées a posteriori à ce retour. C’est ainsi que l’Espagne, qui n’avait envisagé qu’une contribution symbolique, fut amenée à réviser fortement à la hausse sa prévision lorsque la délégation française lui rendit visite et proposa que l’industrie espagnole fournisse des éléments de la structure interétage et de la jupe. Le coeur de cette négociation concernait naturellement le partage des tâches entre la France et l’Allemagne, qui fut l’objet de conversations délicates. Ainsi, peu à peu, se construisaient les bases de l’accord qui allait intervenir en Juillet 1973.

 

La conférence spatiale européenne de Juillet 1973

La conférence spatiale européenne décisive de Juillet 1973 s’est jouée à Bruxelles en deux actes. Le premier débuta le 12 Juillet au matin et fut clos trois heures plus tard. Les éléments d’un “package deal” étaient identifiés, mais la France, l’Allemagne et accessoirement le Royaume-Uni n’avaient pas encore finalisé leur accord sur le support à fournir aux trois principaux projets en cause, L3S, Spacelab et pour le Royaume-Uni le projet de satellite de télécommunication maritime GTS. Le ministre belge Charles Hanin qui présidait la conférence décida de l’ajourner au 31 Juillet, de façon à laisser le temps d’un ultime effort aux négociateurs.

Le deuxième acte, le 31 Juillet, s’engagea difficilement, et après les déclarations liminaires des uns et des autres l’échec semblait probable. On doit à l’habileté exceptionnelle dont sut faire preuve Monsieur Charles Hanin l’issue heureuse de cette rencontre: ajournant la séance plénière presque immédiatement, il entreprit de conduire lui-même en tête à tête avec chacune des délégations une succession de conversations. Cette méthode du “confessionnal” lui permit d’identifier le point d’équilibre sur lequel un compromis pourrait s’établir et d’éviter que les délégations ne se raidissent sur les différences que leurs déclarations liminaires n’avaient que trop marquées. C’est ainsi que le Royaume Uni, qui avait affiché au départ son refus de participer à L3S, accepta un compromis aux termes duquel il y participerait dans le cadre d’un arrangement bilatéral avec la France. Il fallut en séance indiquer au ministre Michael Heseltine ce que pourrait être le retour industriel britannique; heureusement le CNES avait prévu cette éventualité et c’est ainsi que la centrale inertielle d’Ariane alla à Ferranti. A l’issue de cette démarche, la position de la délégation du Royaume-Uni avait la clarté et la simplicité d’un système d’unités britannique ; d’une part elle se faisait le supporter inconditionnel d’une Agence Spatiale Européenne unique, mais d’autre part, pour l’un des principaux programmes, elle contournait cette Agence par un arrangement bilatéral. Cependant l’essentiel était sauf, et de ce jour date le renouveau de l’Europe spatiale.

Il restait à l’issue de la conférence de Bruxelles bien des détails à parfaire pour inscrire les termes de l’accord dans un cadre juridique approprié. Il fallait d’abord finaliser d’une part la convention de l’Agence Spatiale Européenne et d’autre part l’accord entre le CNES et l’ESA qui confiait au CNES la maîtrise d’œuvre du projet L3S. En effet la France, qui assurait 62,5% du financement du programme, et qui se portait garante des aléas dans la limite de 35%, avait obtenu en contrepartie que la responsabilité technique lui en soit confiée sous le contrôle de l’ESA. Presque deux ans furent nécessaires pour cette mise en ordre avant qu’une ultime réunion de la Conférence spatiale européenne, tenue le 15 Avril 1975, n’approuve le projet final de la convention ESA, mais à aucun moment les fondements de l’accord obtenu à Bruxelles en Juillet 73 ne furent sérieusement remis en cause.

 

En manière d’épilogue: le nom d’Ariane.

Un projet n’existe que lorsque’il a reçu un nom, c’est une vérité qui nous vient de l’Écriture. Chacun sentait bien que le projet de lanceur qui allait porter les ambitions européennes ne pouvait s’appeler L3S et pérenniser, pour les décennies à venir, la notion de substitution. Il fallait un nouveau nom.

Je faisais partie de la délégation qui accompagnait le ministre Jean Charbonnel à la Conférence de Bruxelles. Au cours de la longue interruption de séance qu’exigeaient les consultations de Monsieur Hanin, l’idée me vint d’écrire en haut d’une feuille blanche: “Un nom pour L3S ?” et de faire circuler cette feuille autour de l’immense table de la salle orange du palais d’Egmont. Elle revint couverte de propositions diverses, et récemment l’ESA en a publié une reproduction dans un fascicule historique. J’avais écrit ma propre proposition: Phénix, par allusion perfide au sort réservé par l’Allemagne à Europa III. Phénix plut fort d’abord à la délégation allemande, puis ses yeux se dessillèrent. Parmi les autres propositions, le choix, dont il fut débattu dans les enceintes européennes, se porta d’abord sur Véga, étoile de première grandeur dans la constellation de la Lyre. La cause semblait entendue. Mais Monsieur Jean Charbonnel découvrit un peu plus tard que Véga, aussi familière aux brasseurs qu’aux astronomes, était le nom d’une marque de bière. Cela lui parut à juste titre incongru, et il décida, ce que l’Europe accepta avec quelques grognements, que le lanceur s’appellerait Ariane. Il n’était que juste qu’il soit nommé par celui qui avait porté le poids de la décision gouvernementale, mais pourquoi Ariane, c’est un point d’histoire qui n’est pas encore officiellement élucidé.

 

Ariane et les autres.

 

(André Lebeau, Ariane et les autres, Autrement, 105-110, 77, 1986.)

L’espace confronte les États à un problème qui s’agissant du développement d’une technique civile est inhabituel. Il offre l’exemple le plus parfait, sinon le premier exemple , d’un secteur technologique dont les enjeux sont à la fois trop lointains pour que les forces du marché suffisent à soutenir l’entreprise est trop important pour que les grandes nations puissent s’en désintéresser. C’est pourquoi, partout dans le monde où s’édifie un programme spatial, et pas seulement dans les pays communistes, l’État est en première ligne. On a bien détaché çà et là des fragments pour les confier au dynamisme commercial et industriel – ainsi des télécommunications spatiales aux États-Unis et, dans une certaine mesure, de la commercialisation des lanceurs en Europe et de la télédétection en France – mais que ce soit au Japon, en Europe ou aux USA, que le système politique incline au libéralisme ou au dirigisme, la stratégie d’ensemble relève du contrôle direct de l’État. Pour retrouver une relation de même type, communément observée dans le secteur de l’armement , il faut, s’agissant du secteur civil, remonter au XV ème siècle et évoquer l’engagement des souverains portugais et espagnols dans les grandes navigations, point de départ de l’emprise de la civilisation occidentale sur la planète.

Dans la stratégie des États qui s’affrontent ou qui coopèrent pour la maîtrise de l’espace, le lanceur joue donc ce rôle décisif que lui confère sa fonction de point de passage obligé: sans maîtrise des lanceurs pas de véritable capacité spatiale. En outre, la technique des lanceurs est d’un abord considérablement plus difficile que celle des satellites ; plus précisément la construction du lanceur le plus modeste requiert des efforts et des investissements très supérieurs à ce qu’exige la mise au point d’un petit satellite. Rien d’étonnant dès lors à ce que la stratégie des États s’organise largement autour de la capacité de lancement, et que le titre de puissance spatiale soit réservé aux nations qui maîtrisent ce qui n’est pourtant qu’une technologie ancillaire.

Les deux premières décennies de l’ère spatiale sont marquées par le monopole absolu des États-Unis dans le monde occidental ; la réutilisation, comme premier étage des lanceurs , d’une gamma d’engins balistiques militaires: l’IRBM Thor, les ICBM Atlas et Titan, et l’amélioration progressive de leurs performances sont caractéristiques de cette époque. Seuls le lanceur lunaire géant Saturn V et un lanceur léger de la NASA , le Scout, échappent à cette filiation militaire. Tous ces lanceurs sont consommables : leur tâche se borne à mettre une charge utile en orbite et il sont détruits dans l’opération.

L’ère de l’usage exclusif des lanceurs consommables va s’achever avec le premier vol de la navette spatiale en avril 81 ( 2 jours en orbite) et celui du monopole américain avec le premier vol d’Ariane en décembre 80.

 

Le théâtre européen.

La création d’une capacité spatiale européenne est une pièce en plusieurs actes sur laquelle le rideau n’est pas encore tombé.

Premier acte, le développement de lanceurs légers, c’est-à-dire capables de placer une centaine de kilogrammes de charge utile en orbite basse. C’est la maîtrise des technologie de base du vol spatial en même temps qu’une entreprise symbolique: l’acquisition d’une capacité spatiale de plein exercice, insuffisante cependant pour aborder les grands secteurs d’application et qui convient tout au plus à des projets scientifiques modestes.

La France devient ainsi avec Diamant A lancé d’Hammaguir en décembre 1965, la troisième puissance spatiale dans le monde. La Grande Bretagne la suit avec le lancement en Novembre 1971 de Black Arrow. de ces programmes aucune capacité opérationnelle ne subsiste ; la France met fin au programme Diamant en 1975 après avoir construit trois versions successives et réalisé douze tirs dont dix avec succès ; la Grande Bretagne s’en tient à un tir unique et symbolique après lequel le programme Black Arrow est annulé. Mais le savoir-faire acquis par les équipes industrielles seront disponibles pour les étapes suivantes.

Le second acte, au mépris des règles de la dramaturgie, se déroule en même temps que le premier. Il a pour scène l’Europe et pour objet la construction d’un lanceur assez puissant pour ouvrir le champ des applications de l’espace, le lanceur Europa, dont le développement est confié à l’organisation européenne CECLES/ELDO (Centre européen pour la construction de lanceurs d’engins spatiaux/ European Launcher Development Organization), créée pour la circonstance. L’origine du projet est circonstancielle ; il s’agit de trouver un emploi à l’engin balistique Blue Streak qui devait former la base de la force de frappe britannique et qui s’est trouvé caduc avant même d’être achevé et encore moins déployé. L’annulation de ce programme met le gouvernement britannique en mauvaise posture ; les américains ont construit d’excellents lanceurs avec leurs engins balistiques périmés. Pourquoi pas l’Europe? L’entreprise n’est pas absurde dans son principe, elle va pourtant déboucher sur l’échec pour des raisons accessoires.

Les européens ne savent pas travailler ensemble, du moins au niveau des États ; ils vont apprendre à leurs dépens quelles règles on ne saurait violer sans le payer très cher. Chacun des États membres de l’ELDO entend faire sienne en toute autonomie la construction d’un des éléments du lanceur; à la Grande Bretagne le premier étage Blue Streak, le second Coralie à la France, le troisième à l’Allemagne. Cependant que les autres participants se partagent les accessoires: coiffe, capsules technologiques, etc. Affaiblir la capacité de contrôle de l’organisation européenne est un autre point sur lequel les services nationaux s’entendent aisément. Mais un lanceur n’est pas un empilement d’étages, c’est un système intégré ; on l’a oublié et la technique se venge cruellement. Chaque que l’on tente de faire fonctionner le système, le désastre est au rendez-vous. Après une longue agonie, après l’ultime échec du onzième tir en 1971, l’ELDO va disparaître ou plutôt se fondre dans l’Agence Spatiale Européenne naissante.

Que serait-il advenu si l’opération mieux gérée avait réussi? Sans doute rien de très convaincant. Lorsque le lanceur Europa fut défini, au tout début des années 60, l’importance primordiale de l’orbite géostationnaire n’était pas encore perçue ; le dimensionnement des trois étages fut choisi pour optimiser le lancement de charges lourdes en orbite basse. En 1966, on tenta bien de rectifier ce choix, mais il était trop tard pour refondre la conception de l’engin ; on se borna à lui ajouter un quatrième étage à poudre pour lui donner la capacité géostationnaire. Ces errements en faisaient, eut-il fonctionné correctement, un système moins performant et plus coûteux que les lanceurs américains comparables.

 

Le triomphe d’Ariane.

Avec la fin de l’ELDO le rideau allait se lever sur le troisième acte, le triomphe d’Ariane. L’héritage d’ELDO, vu rétrospectivement est complexe et comme il fournit la base sur laquelle s’est construite Ariane, il mérite qu’on s’y arrête un instant. D’abord un héritage technique, les savoir-faire obscurs mais essentiels, stockés dans les bureaux d’études et dans les équipes industrielles et, de façon plus visible, un moteur, le Viking, et un premier étage au stade de la conception: destinés au successeur d’Europa II, Europa III, ce seront le moteur et le premier étage d’Ariane. Ensuite un héritage politique: les européens ont reçu une leçon d’organisation coûteuse et humiliante et curieusement, à tous les niveaux, la leçon a été comprise ; les erreurs d’ELDO ne seront pas renouvelées dans la mise en place du programme Ariane.

On s’assigne donc pour objectif de construire un engin susceptible de battre en termes de coût-efficacité, les lanceurs conventionnels américains pour le transport vers l’orbite géostationnaire. Quant à la navette spatiale, on a reconnu qu’elle serait pour ce marché particulier, un concurrent médiocre, au moins tant que les constructeurs de satellites n’auront pas investi dans la construction de satellites qui exploitent ses caractéristiques particulières, le très grand diamètre de la soute par exemple. Il existe donc un point faible dans la compétitivité américaine, à la jonction entre la navette et les lanceurs conventionnels et Ariane vise à y créer une brèche. Le résultat dépasse les anticipations les plus optimistes: en 1984, Ariane lance plus de satellites vers l’orbite géostationnaire que la navette ; son rythme d’utilisation sature les capacités de lancement du champ de tir de Guyane. Destinée initialement à assurer l’autonomie de l’Europe dans la maîtrise des applications spatiales, Ariane est devenue une entreprise commerciale dotée d’un dynamisme indépendant.

Comment en est-on arrivé là? Pourquoi les États-Unis n’ont-ils pas utilisé leur puissance technologique pour fermer la brèche ouverte dans leur compétitivité? On ne peut que le supputer mais il semble bien que deux facteurs aient pu jouer. D’abord la question du plan de charge de la navette spatiale. Cet engin possède une énorme capacité de transport en orbite basse que n’équilibre à ce stade du développement des activités spatiales, aucun besoin de même ampleur. Il en ira autrement lorsque la station spatiale sera mise en orbite. Pour faire face à ce déficit d’utilisation, la tentation était grande d’éliminer les lanceur conventionnels et de reporter leur clientèle sur la navette. La NASA n’est pas tout à fait allée jusque là, mais elle a incontestablement figé l’évolution des lanceurs consommables et contribué ainsi à élargir la fenêtre de compétitivité d’Ariane. Mais pourquoi avoir choisi une stratégie qui apparaît rétrospectivement en termes de prééminence américaine comme aussi dangereuse? Il faudrait pouvoir sonder les esprits pour savoir ce qu’a pesé, dans ce choix, l’image de l’Europe transmise, ultime héritage de l’ELDO, par l’échec d’Europa. Jusqu’à quel point a-t-elle accrédité, chez nos partenaires et concurrents américains, le sentiment que les entreprises européennes promises à l’échec, ne constituaient pas une menace?

Nous en sommes maintenant au point où le rideau se lève sur le quatrième acte alors même que, selon les règles de cette dramaturgie particulière, le second n’est pas encore terminé. Il ne suffisait pas en effet qu’Ariane s’ouvre une brèche et s’établisse dans la place ; il fallait qu’il s’y maintienne, il fallait donc améliorer la compétitivité du lanceur et la qualité du service qu’il fournit. C’est ce qu’ont permis les versions successives qui culminent, à la dernière scène du troisième acte, avec Ariane 4.

Au delà d’Ariane 4 le décor change. Le problème n’est plus, ou n’est plus seulement, de fournir un accès sûr pour un coût minimal à l’orbite géostationnaire ; il est de prépare les outils d’une nouvelle génération d’applications de l’espace qui exigent la présence de l’homme et des aller et retours routiniers entre l’orbite basse et la planète, c’est-à-dire des capacités qui sont précisément celles pour lesquelles la navette spatiale américaine a été développée. Aucune adaptation de la filière Ariane ne saurait y pourvoir ; il faut repartir à zéro sinon bien sûr en termes de savoir-faire, du moins en termes de système. C’est l’objectif du couple que forment le lanceur Ariane 5 et le planeur hypersonique Hermès.

Ariane 5 qui n’a guère de commun avec Ariane 4 que le nom, est un lanceur consommable de conception entièrement nouvelle. Un étage central cryogénique, technologie jusque là réservée aux étages supérieurs des lanceurs est flanqué de deux gros propulseurs à poudre. Utilisé seul, ce lanceur donne accès aussi bien à l’orbite géostationnaire qu’aux orbites basses avec des charges utiles de diamètre égal à ce que permet la navette spatiale. Coiffé du planeur Hermès, il permet le transport d’astronautes. Les choix qui président à la conception du système américain et du système européen sont très différents. L’orbiteur de la navette américaine porte le moteur cryogénique principal, le SSME (Space Shuttle Main Engine) qui est récupéré à l’issue du vol ; au contraire dans le couple Ariane 5-Hermès, ce moteur est attaché à la partie consommable. Il en résulte pour la navette, au moins en principe une meilleure économie mais pour le couple Ariane 5-Hermès, une beaucoup plus grande flexibilité d’emploi et la possibilité de choisir entre deux configurations non habitées et une configuration habitée. L’avenir dira ce que valent ces choix stratégiques en regard des étapes futures du développement spatial.

Le poids que nous avons donné aux aspects eurocentristes du développement spatial ne doit pas fausser l’équilibre d’une vision d’ensemble. Quelle que soit l’importance des relations de l’Europe avec la puissance qui domine le monde occidental, le jeu se joue à plusieurs.

 

Les uns et les autres

Le Japon a choisi, cela ne surprendra personne, une démarche originale pour accéder à la capacité spatiale. D’une part, sous la responsabilité de l’université de Tokyo, il a construit des lanceurs à poudre de performances modestes qui sont utilisés à des fins scientifiques; D’autre part, dans le cadre de son agence spatiale, la NASDA, il a entrepris la construction sous licence américaine d’un lanceur très semblable au Thor Delta, le lanceur N. Sur la base technologique ainsi constituée, il s’achemine vers l’autonomie complète avec le développement d’un lanceur moderne, le H2, dont la conception rappelle, à quelques nuances près, celle d’Ariane 5.

La Chine a suivi une voie indépendante avec la série des lanceurs “Longue marche”. L’Inde enfin se dote à un rythme nettement plus lent d’une capacité propre.

Jusqu’à présent, l’Union soviétique n’a fait aucune tentative sérieuse pour commercialiser sa capacité de lancement sur le marché occidental, de sorte qu’il n’existe pratiquement aucune interpénétration économique, s’agissant de l’espace, entre le monde occidental et le monde communiste. Mais rien ne permet de penser que la Chine, lorsqu’elle aura atteint le stade de la compétitivité commerciale, observera la même attitude. Ce jour-là, l’univers de la technique spatiale, dominé aujourd’hui par une relation ambiguë de coopération et de compétition entre les États-Unis et l’Europe et par l’émergence de la capacité japonaise, gagnera singulièrement en complexité.

 

  1. Perspectives.

 

 

Cette section regroupe quatre textes qui sont des réflexions sur l’avenir de la technique spatiale.

Le premier a été publié en 1994 dans un fascicule du Monde diplomatique consacré à l’espace.

Le deuxième est un chapitre de conclusion du volume de l’Encyclopédie Diderot intitulé “L’homme dans l’espace” paru en 1993.

Le troisième texte est nettement plus ancien. Il constitue une version abrégée, parue dans le Monde diplomatique, d’un article publié par la revue Futuribles en Septembre 1986, sous le titre “L’astronaute et le robot”.

Enfin le quatrième texte a été publié en Juillet 1973 par la revue La Recherche, c’est-à-dire qu’il date d’une époque ou le Programme Apollo venait de s’achever , ou l’Europe n’avait pas encore pris la décision de créer l’Agence Spatiale Européenne et de s’engager dans le programme Ariane et où le débat sur l’avenir des applications de l’espace et sur la place que pourrait y tenir l’Europe battait son plein.

 

 

L’espace est-il l’avenir de l’homme?

 

( André Lebeau, Jusqu’où ira l’expansion du système technique, Le Monde diplomatique )

Se prononcer sur la place d’une technique dans l’avenir de l’humanité, c’est pour chacun s’exposer à n’être préservé du ridicule futur que par l’obscurité où tomberont ses écrits. La prudence commande donc de s’en tenir aux analyses et de prophétiser avec parcimonie. A la difficulté de prédire s’ajoute, dans le cas de l’espace, celle de savoir de quoi on parle. Il s’agira ici de la technique qui consiste à placer des artefacts complexes, habités ou non, sur des trajectoires extra-terrestres, non de la présence de l’homme dans l’espace considérée comme une fin en soi. Notre propos relève de la prospective, non de la philosophie.

La crise actuelle.

L’espace est en crise aujourd’hui, partout dans le monde, du moins ses acteurs les plus visibles, les agences spatiales, dans leur relation avec les gouvernements.

Cette crise a des origines multiples. La disparition de l’affrontement Est-Ouest est la plus apparente. Sur cet affrontement se sont construits les grands programmes de prestige, sorte de gesticulation planétaire chargée d’affirmer la supériorité d’un système politique. Privés de cette motivation mais aussi d’un objectif à long terme et d’un cheminement, les prolongements actuels de ces programmes, aux Etats-Unis, en Europe, en Russie, hésitent et vacillent. Et comme leurs vols habités exprimaient le rêve d’une nouvelle frontière, toute l’entreprise spatiale en est rapetissée.

Les agences spatiales dont l’image s’identifiait fortement à ce rêve sont fortement déstabilisées, d’où leur recherche d’une nouvelle légitimité qui n’est autre d’ailleurs que leur légitimité première, celle qui prévalait avant l’irruption du vol humain, l’espace utile et l’espace au service de la connaissance.

Cependant, dans cette quête d’un nouveau souffle, elles rencontrent un autre aspect plus subtil de leur crise, la transformation de leur relation à l’acteur industriel. Les agences spatiales, qui expriment le pouvoir prescripteur des états, datent d’une époque où le savoir-faire de l’industrie était faible, quasi-inexistant en Europe. Mais l’industrie, et singulièrement dans le monde occidental, est le réservoir où le savoir-faire s’accumule. Aussi, après plus de trente années, l’équilibre des forces a changé. L’industrie autonomise progressivement un rapport direct avec les utilisateurs, restreignant le domaine du prescripteur étatique; ainsi à la déstabilisation des programmes se superpose une désadaptation de la structure étatique au partenaire industriel.

Tout cela traduit, en définitive, une transformation du rôle de l’Etat qui, même si elle est vécue difficilement ici ou là, n’est rien d’autre que le signe d’une maturité croissante de la technique spatiale. Car, alors même que la crise des grands programmes et des institutions étatiques occupe la scène, l’espace s’enracine fortement dans les profondeurs du tissu économique et social.

 

Les éléments du long terme.

Pour discerner la place de l’espace dans le système technique des générations futures, il faut d’abord s’efforcer de distinguer dans la crise actuelle la part du circonstanciel et de l’éphémère, et dégager, du bruit de l’actualité, des éléments plus permanents. A horizon temporel lointain, l’action directe du pouvoir politique perd toute importance. L’évolution d’une technique dans sa relation avec la société obéit à une logique interne et l’action du pouvoir politique n’y produit que des inflexions circonstancielles, importantes pour ceux qui en sont les acteurs ou les objets, négligeables au regard de l’évolution globale qui les efface. En définitive, le sort d’une technique n’est gouvernée dans la durée que par deux éléments, les particularités intrinsèques qui autorisent ou qui brident son évolution, et la façon dont cette technique s’articule avec les demandes de la société.

La technique spatiale possède deux caractères intrinsèques susceptibles d’influer sur son évolution à long terme.

En premier lieu, s’agissant des satellites, elle n’a pas d’unité. Elle combine des savoir-faire empruntés aux secteurs les plus divers du champ technologique. Ce n’est qu’au niveau du système qu’elle acquiert sa spécificité et cela signifie qu’elle est totalement dépendante de l’évolution technique prise dans son ensemble. Le véhicule spatial ne peut être en avance sur son temps. Sa conception, sa réalisation sont globalement tributaires du système technique de son époque auquel l’attachent mille liens. On ne saurait donc, quelle que soit la volonté politique que l’on y mette, hâter artificiellement l’évolution des techniques satellitales. On ne peut que serrer au plus près l’évolution des secteurs pertinents du système technique; il est en revanche possible de prendre du retard, et certains projets en témoignent.

S’agissant maintenant des lanceurs qui constituent le point de passage obligé de tout développement spatial, ils utilisent une technique de propulsion, la fusée anaérobie, qui n’a pas connu d’innovation majeure depuis près de cinquante ans.

On a fait sans doute des progrès significatifs dans l’efficacité et dans la fiabilité des lanceurs, mais entre les moteurs d’Ariane 4 ou d’Ariane 5, ceux de Saturne 5 avec lesquels l’homme est allé dans la Lune et même celui du V2, aucun changement de nature n’est intervenu. La navette spatiale a maîtrisé le problème du retour sur terre, mais elle n’apporte aucune innovation significative à la propulsion. Toute l’astronautique repose donc sur une technique unique, qui semble proche de ses limites. Peut-on espérer, dans ce domaine, une mutation comme celle qu’a connue l’aviation avec le réacteur ? On la voit s’esquisser à travers une foule de projets et d’ébauches qui combinent la propulsion aérobie pour la traversée de l’atmosphère, la fusée au-delà et le retour plané pour une réutilisation totale du lanceur. Les difficultés technologiques sont immenses, et par conséquent les coûts de développement énormes, les durées importantes, le succès incertain. Cependant, en l’état actuel de ses besoins, l’espace utile se satisfait aisément, et pour une durée indéterminée, des lanceurs consommables. Il ne faut pas attendre qu’il joue, dans un avenir proche, le rôle de demandeur, et encore moins celui de payeur.

Il n’y a donc guère d’alternative, pour un tel développement, à une intervention étatique massive, analogue à celle sur laquelle s’est construite la capacité de lancement actuelle. Il faut dès lors s’interroger sur les mécanismes qui seraient susceptibles de la déclencher et sur ce à quoi elle donnerait accès. Cela passe par une analyse des relations à long terme entre l’espace et la demande de la société technique.

 

Perspectives.

Les utilisations actuelles de l’espace, qu’elles concernent l’observation de l’univers à des fins de connaissance pure, l’observation de la planète pour en maîtriser la gestion, ou les télécommunications, consistent exclusivement en des transactions d’information. Leur croissance rapide se fonde sur la progression très rapide des technologies informationnelles. Encore qu’il soit hasardeux de prévoir une limite à la croissance des systèmes de ce type, il est clair qu’il faudra attendre longtemps avant que cette croissance soit mise en difficulté par l’inadéquation du système de transport spatial.

A contrario, si l’on disposait d’un système qui permette d’aller dans l’espace et d’en revenir comme on va d’Europe aux Etats-Unis, qu’en ferait-on ? On ne peut répondre sans poser, dans toute sa généralité, la question de l’expansion du système technique dans le système solaire. Considérée à l’échelle des durées historiques, l’évolution du système technique est engagée dans une impasse que ferment l’épuisement des ressources non renouvelables et la pollution globale. Son expansion dans l’espace extra-terrestre, gisement d’énergie, de matière et d’espace, offre, à l’échelle des siècles, une échappatoire, probablement la seule, à cette perspective d’étouffement. Mais il s’agit d’une perspective infiniment trop lointaine pour mobiliser les forces du marché qui sont myopes, et les forces socio-politiques, la volonté des Etats, dont l’horizon temporel est bridé par la nécessité de gérer le présent et l’avenir immédiat. Or, s’il est dans la nature du rêve de faire des bonds dans l’avenir, l’évolution technique est astreinte à un cheminement continu.

Il est fort aventuré de tenter de prévoir le cheminement qui pourrait conduire à une mutation du système de transport spatial. A priori on peut en imaginer plusieurs. On peut penser que les besoins de l’aviation civile et militaire conduiront à développer des engins hypersoniques à partir desquels le chemin à parcourir sera plus réduit, et qui joueront en somme le rôle d’intermédiaire qui fut celui de l’engin balistique vis-à-vis du lanceur consommable. On peut aussi envisager que la croissance des utilisations informationnelles excède les prévisions actuelles et crée une demande forte. On peut enfin anticiper une longue période de stagnation relative, comme en ont connu tant de branches de la technique, pendant laquelle l’évolution technique préparera lentement et silencieusement les fondements d’une mutation.

Si cette mutation se produit un jour, si l’accès à l’espace devient facile et relativement peu coûteux, et si d’ici là rien ne surgit qui remette radicalement en cause notre vision actuelle de l’avenir, alors rien n’interdit d’imaginer que la technique spatiale, à travers l’expansion extra-terrestre du système technique, donnera à l’humanité le moyen de survivre à la technologie. La présence de l’homme dans l’espace s’inscrit dans ce tableau comme un élément dont la nécessité, absente aujourd’hui, éventuelle dans le futur, déterminera pour finir l’importance.

D’ici là, et même s’il n’est pas interdit de lever la tête pour regarder l’horizon lointain, ni même de rêver, il faut se garder du pêché d’impatience et poursuivre le cheminement besogneux par lequel se fait le progrès technique.

 

En manière d’épilogue .

 

( André Lebeau, En manière d’2pilogue, dans L’homme dans l’espace, Encyclopédie Diderot, PUF, 1993 )

 

Epilogue. Sorte de conclusion, de résumé placé à la fin d’un apologue ou d’un discours et surtout d’un livre. Esprit d’épilogue: disposition à épiloguer, à trouver à redire. Cet emploi fort douteux d’épilogue a cependant une raison […].

Littré

 

Toute technique pose en soi le problème de ses fins.

Ce n’est pas que nous voulions traiter ici des fins dernières de la civilisation technique, ni de la question de savoir si les tendances lourdes de son évolution sont voulues ou subies. Mais enfin, cette évolution est un processus cohérent au sein duquel chaque élément s’insère logiquement et se rattache à la satisfaction de besoins – réels ou supposés – de l’espèce humaine. Tenant pour acquise cette cohérence, il n’est pas vain de s’interroger, dans ce cadre restreint, sur la place qu’y occupe telle technique, sur sa nature normale ou aberrante, quelle que soit par ailleurs la destinée que l’évolution technique promet à l’espèce humaine.

A cet égard, l’homme dans l’espace n’est pas une technique comme les autres; mais écrire comme on l’a fait plus haut que “faire vivre et travailler un homme dans l’espace est un objectif en soi, comme l’a été autrefois la conquête de nouveaux territoires”, c’est aller un peu vite en besogne, et formuler ce qui est au pire une tautologie, au mieux une inférence hasardeuse. Car s’il est indéniable que la conquête de l’espace est ressentie comme le prolongement d’une tendance de l’espèce humaine à explorer et à occuper tout l’espace offert à son expansion, s’il est vrai que cette pulsion est présente à l’origine des programmes de vol habité, cela ne dispense pas de s’interroger sur le bien fondé de l’extrapolation à l’espace d’une démarche jusque là bornée par les frontières de la biosphère. Il y a rupture; il ne s’agit plus d’améliorer les conditions inhospitalières que rencontrent l’exploration, voire l’occupation, des confins de la biosphère; il s’agit de recréer, hors de l’emprise terrestre, des biosphères artificielles, et de mettre au service de cet objectif les ressources du système technique contemporain. Aussi bien, lorsqu’on parle de l’homme dans l’espace, on n’envisage pas sa présence partout mais seulement dans les zones où cette reconstitution de la biosphère semble accessible, enceintes de vaisseaux spatiaux qui en contiennent un fragment, ou surface des astres proches, d’apparence assez accueillante pour que nos ancêtres y aient imaginé la présence d’êtres civilisés. On ne se soucie guère, et pour cause, d’explorer le Soleil ou l’intérieur de la Terre.

Avoir identifié la pulsion qui porte notre civilisation vers l’espace ne dispense pas non plus de s’interroger sur sa rationalité et sur la permanence de ses effets.

Il y a d’abord lieu de constater qu’il existe une différence fondamentale entre la conquête de l’espace et celle du sommet de l’Everest ou la traversée de l’Antarctique, c’est que la première mobilise un puissant effort collectif, les secondes sont des entreprises marginales: Sir Edmund Hillary est un acteur, astronautes et cosmonautes sont des symboles, l’acteur est collectif. Tout effort collectif de dimension significative exige, sinon dès l’origine, du moins à terme, une rationalisation, une mise en cohérence avec les dimensions politiques, économiques et techniques de l’évolution de la société. Faute que cette articulation se dégage, l’effort est promis à s’étioler et à disparaître.

Qu’en est-il à cet égard de l’homme dans l’espace?

Son essor initial s’est fondé sur une rationalisation politique, sur sa capacité a refléter la tension géopolitique qui organisait, dans les années soixante, le monde en deux blocs antagonistes. La course à la Lune a cristallisé cette démarche, cependant que la démarche européenne (et la démarche japonaise) reflétent, par leur ambiguïté, une hésitation entre la volonté d’indépendance et la reconnaissance d’une dépendance protectrice.

Mais le contexte géopolitique s’est transformé, substituant à la logique de l’affrontement une perspective encore confuse, peut-être fallacieuse, mais certainement attirante, de coopération universelle. Cette transformation n’est pas neutre. Si la logique d’affrontement porte en soi sa justification immédiate, si elle dispense de s’interroger sur les objectifs lointains des programmes, la logique de coopération y renvoie avec force et nous ramène aux interrogations fondamentales: l’homme dans l’espace? pour aller où? pour y faire quoi? D’où une nouvelle quête de rationalité.Cette quête s’organise à diverses échelles de temps.

Il n’est peut-être pas inutile à ce stade de rappeler que de larges secteurs de la technique spatiale ont conquis une assise stable dans le système technique contemporain. Tout ce qui concerne la recherche scientifique d’une part, les transactions d’information d’autre part, a trouvé une rationalité qui en détermine la pérennité et les limites, et cette rationalité se fonde, en l’état actuel des choses, sur l’usage exclusif de systèmes automatiques. L’homme dans l’espace n’y a pas sa place.

Une première tentative vise donc à déterminer si l’intervention de l’homme peut utilement s’exercer dans ces secteurs “traditionnels”. La réponse à une telle question ne saurait être influencée par un désir de justification ; elle ne peut être qu’objective ; rien ne sert de forcer une utilisation artificielle de l’homme dans l’espace; la logique technico-économique en définitive s’impose, et l’on a vu les effets désastreux de choix contraires à cette logique dans au moins deux occasions: l’utilisation de la navette spatiale pour des lancements commerciaux, et le concept de plate-forme desservie par des astronautes pour l’observation de la Terre. En l’état actuel de la technique de l’homme dans l’espace, la réponse est négative, et qui plus est le volume économique des programmes concernés ne saurait servir de justification, ou d’alibi, à un effort visant à changer cet état de choses. Si l’on ajoute à cela les perspectives ouvertes par le progrès de la robotique, on constate une première impasse. Il faut donc chercher ailleurs.

La quête se tourne alors vers les applications de l’espace qui n’ont pas encore trouvé leur assise, et en particulier vers les applications de la microgravité à la production de matériaux dans l’espace. Elle rencontre ce faisant une double incertitude, incertitude sur l’ampleur des besoins qui pourront émerger du stade expérimental actuel, incertitude sur la nécessité d’une intervention humaine en orbite pour mettre en œuvre les systèmes nécessaires. Force est de constater que les perspectives de production en microgravité tardent à se manifester et que la satisfaction de ces besoins éventuels par des techniques purement robotiques semble à portée du système technique contemporain. Il faut donc chercher plus loin, et sans doute beaucoup plus loin.

Il faut en fait poser la question la plus générale, celle de l’expansion du système technique dans le système solaire. Il s’agit là d’une interrogation fondamentale sur l’évolution technique. Tout indique en effet que, dans l’hypothèse de son confinement à la biosphère, et si l’on envisage son avenir, non plus à l’échelle de la décennie, mais à celle du millénaire, l’évolution du système technique est engagée dans une impasse que ferment l’épuisement des ressources et la pollution croissante de l’environnement global. L’expansion du système technique dans l’espace extraterrestre offre une échappatoire à cette perspective d’étouffement. Il existe sur ce sujet une littérature abondante qui en a exploré tous les aspects: exploitation des ressources en énergie et en matière première, découplage entre la biosphère et la pollution engendrée par les systèmes de production, etc. Bref, la question que pose l’avenir à long terme de la technique spatiale est bien celle-la: s’agit-il, dans l’évolution technique, d’une étape de même nature que celle par laquelle l’évolution darwinienne a permis à la vie d’occuper le milieu aérien, ou en restera-t-on à un stade où un système technique installé dans la biosphère ne pousse vers l’extérieur que de modestes pseudopodes avant la régression finale?

Il n’existe naturellement aucun moyen de répondre à cette question, mais elle permet d’éclairer d’un jour différent la question de l’homme dans l’espace.

Quels que soient les objectifs d’une expansion extraterrestre du système technique, elle ouvre une perspective où les masses des artefacts techniques installés dans l’espace se compteront non plus en tonnes mais en milliers ou en millions de tonnes. Sauf à envisager une démarche dont la caricature serait la construction de New-York avec des matériaux apportés d’Europe, il faut donc utiliser les matériaux des corps célestes et ne transporter à travers l’atmosphère terrestre, depuis le fond du puits gravitationnel que creuse notre planète, que le strict nécessaire. La question est alors de savoir si les opérateurs humains font partie de ce strict nécessaire, et c’est dans cette perspective que prend tout son sens la difficile question: astronautes ou robots?

Il ne s’agit pas de savoir si la place de l’homme sera aussi réduite que possible, cela est acquis; il s’agit de savoir si l’on pourra exclure toute intervention physique de l’homme. Or pour répondre positivement à cette question, il faut se livrer à une extrapolation majeure de l’évolution technique, et cette extrapolation est hasardeuse. En substance il s’agit de savoir si le système technique peut devenir, à l’instar des systèmes vivants, autoréparateur et autoreproducteur.

On sait au stade actuel automatiser un processus de production ou de service; on ne sait pas, ou pas encore, automatiser l’installation d’un système de production, ni créer des systèmes de production autoréparables, et encore moins les machines autoreproductrices dont John von Neumann a démontré la faisabilité théorique. Nous en sommes à un stade de l’évolution robotique où les sytèmes de production exigent l’intervention d’opérateurs humains pour être créés puis maintenus en fonctionnement. Cette étape peut-elle être transcendée; peut-on atteindre un stade où les systèmes de production pourront, sans intervention locale d’opérateurs humains, assurer leur maintenance, accroître leur dimension et leur complexité? Il n’est pas interdit de l’imaginer, mais il est très hasardeux de le prédire.

Il reste que l’enjeu ultime de la technique spatiale c’est bien la colonisation du système solaire sinon par l’homme du moins par le système technique.

Que peut-on tirer de cette vision à long terme pour guider l’action immédiate?

Sans doute d’abord l’idée que le développement des techniques de l’homme dans l’espace ne s’inscrit pas dans un contexte d’urgence. L’urgence qui dominait Apollo et la conquête de la Lune est une urgence artificielle, née de la tension politique. Ce n’est pas sur une base aussi contingente que peut se fonder le développement de la technique spatiale dans les décennies qui viennent.

Il faut ensuite reconnaître qu’il n’existe, à l’utilisation d’opérateurs humains en orbite, aucune justification sérieuse à court terme, c’est-à-dire à l’horizon de la décennie. On peut certes trouver à cette utilisation des prétextes, mais cela ne doit pas cacher le fait que les vraies justifications, si elles se matérialisent, se placent à un horizon beaucoup plus éloigné et qu’elles exigent un pari.

A supposer que l’on prenne ce pari, il faut enfin s’interroger sur la cohérence de ce qui est entrepris aujourd’hui avec des objectifs qui sont très éloignés et incertains, et il faut essayer d’identifier des étapes intermédiaires. En effet, il est banal de dire que les forces du marché sont myopes, mais les forces socio-politiques qui sont le moteur du développement spatial – la volonté de l’Etat appuyée sur l’opinion publique – n’ont pas une portée de vue infinie. Il faut qu’elles puissent se reposer sur des objectifs à échéance humaine. La détermination de ces étapes est donc une tâche essentielle ; elles doivent tout à la fois être cohérentes avec une vision plus lointaine, et offrir en elles-mêmes une certaine justification ; elles doivent susciter motivation et adhésion.

Ce n’est pas ici le lieu d’entrer dans l’analyse détaillée d’une démarche programmatique. On peut cependant s’interroger sur la rationalité du choix qui consiste à placer en orbite terrestre une station spatiale permanente; ni comme outil dans l’immédiat, ni comme étape vers des entreprises futures, ce projet ne semble aisé à justifier. A cet égard, l’installation d’une station permanente sur la Lune, qui serait utilisée comme observatoire scientifique mais aussi pour maîtriser les techniques d’occupation de la surface d’un astre dépourvu d’atmosphère, semble répondre beaucoup mieux à ce qu’on peut attendre d’une première étape.

Un tel choix étant fait, il faudrait ensuite s’interroger sur les développements clés qu’il appelle, sur les secteurs de la technique spatiale où existent des déficiences et organiser, au besoin sous forme de projets, l’effort qui permettra d’y remédier. En d’autres termes, il faut partir de l’objectif pour déterminer ce que l’on va faire et non pas fixer l’objectif en fonction de ce que l’on sait faire.

Il s’en faut de beaucoup que les programmes l’homme dans l’espace, où que ce soit dans le monde, aient atteint un degré suffisant de rationalité. Leur charge émotionnelle, l’idée de prise de possession qu’ils contiennent, même si cette prise de possession se fait pour le commun des gens par symboles interposés, constituent autant d’obstacles à une réflexion objective. Ce secteur suscite encore des attitudes passionnelles de rejet ou d’adhésion qui ont disparu des autres branches de la technique spatiale. Certes, rien ne se fait sans un peu de passion, mais rien de sérieux ne se fait sans une logique qui déploie ses effets dans le temps.

Affirmer que l’homme dans l’espace est l’avenir, ou affirmer le contraire, sont des attitudes sans plus d’effet sur le sort ultime de cette technique que la foi du Comte de Zeppelin n’en eut sur la destinée des dirigeables. Le vrai problème est, comme toujours en avenir lointain et incertain, d’explorer tout le champ des scénarios possibles et de définir une stratégie qui fasse, de l’analyse de cette incertitude, le principe sur lequel se fonde l’action.

 

 

Horizons et stratégies de la technique spatiale.

 

( André Lebeau, Horizons et stratégies de la technique spatiale, Le Monde diplomatique,)

Initiée par la catastrophe de la navette Challenger, ponctuée par des échecs des lanceurs Titan, Delta, et Ariane,une crise sans précédent frappe le système de transport spatial des pays occidentaux.En quelques mois, on en est venu, partant d’une situation d’intense concurrence commerciale, à ne plus être en mesure de satisfaire aux besoins les plus immédiats, qu’ils soient civils ou militaires.

Même si l’enchaînement de hasards malheureux y joue un rôle, cette crise ne saurait se ramener à une simple conjonction fortuite d’échecs . Une certaine conception de leur stratégie spatiale par les Etats-Unis, ce qu’il faut bien appeler une faute stratégique, y tient une place déterminante. Cette dimension du problème nous invite à le situer dans un contexte plus large et nous pose, s’agissant de la technique spatiale, une question fondamentale: où allons nous?

C’est dans une inadéquation profonde entre l’évolution du transport spatial et les besoins des utilisations actuelles de l’espace que la crise a trouvé sa source première . Cette disparité entre le moyen et le besoin , entre le lanceur et les systèmes orbitaux actuels , procède d’une vision de l’avenir , d’une stratégie à long terme , qui sacrifie – et en l’occurrence qui sacrifie maladroitement et à l’excès – l’optimisation du présent à des objectifs plus lointains.

L’espace est une technique où l’engagement des Etats et la volonté politique demeurent les forces motrices prépondérantes ; cet état de chose est promis à durer, bien que les forces du marché dominent certains secteurs comme celui des télécommunications civiles ; l’existence d’un décalage entre les besoins immédiats et la conception des grands projets n’est donc ni illogique ni choquante ; c’est précisément l’importance des enjeux lointains qui invite à ne pas coller de trop près à la demande , et qui appelle l’intervention des Etats . Encore faut-il que cette logique à long terme soit maîtrisée et explicite . Or le moins qu’on puisse dire est qu’elle ne l’est guère actuellement ; la technique spatiale présente davantage les apparences d’une force qui va que celle d’un phénomène soumis à une intention stratégique .

 

La définition d’objectifs et la recherche d’une stratégie optimale , sont quelque peu occultées par le jeu souvent bruyant et désordonné d’acteurs divers ; les caractères spécifiques les plus permanents de la technique spatiale invitent pourtant à leur accorder beaucoup d’attention . Le coût et la durée des projets spatiaux , et en particulier des engins de transport spatial , confère le plus souvent au choix de ces projets un caractère stratégique . Il faudra plusieurs années pour que l’avenir qu’ils portent en eux se dévoile et pour que leur adéquation à la conjoncture se manifeste . Et si l’on s’est trompé , il sera coûteux de reprendre un effort de développement sur la base de choix qui , a posteriori , apparaîtront comme ceux qu’il aurait fallu faire. Tout cela incite à ne pas céder inconsidérément à la séduction des apparences et des symboles, ni exagérément aux impératifs de la tactique .

 

Cependant l’idée fait son chemin de la nécessité d’une réflexion globale sur les fins ultimes de la technique spatiale et de la prise en compte des résultats de cette réflexion dans la définition des programmes actuels ; elle atteint le cercle des décideurs , voire les politiques . En témoignent par exemple , aux Etats-Unis , les travaux de la commisssion mandatée par le Président Reagan et conduite par Thomas Paine , ancien administrateur de la NASA .

Au delà des détails et des circonstances, toute réflexion sur l’avenir de la technique spatiale débouche sur une question majeure, celle de l’expansion du système technique dans le système solaire . Se produira-t-elle ou ne se produira-telle pas ? Transporterons- nous à l’extérieur de la biosphère certaines des activités sur lesquelles repose la survie de l’humanité ? C’est une interrogation à laquelle l’évolution technique nous confronte inéluctablement et très prosaïquement en fournissant les outils de cette entreprise . Si l’avenir répond positivement à cette question , notre époque marquera sans nul doute un tournant capital dans l’histoire de l’humanité .

Cette immense perspective pose la question du pourquoi et celle du comment .

A la première on peut faire une réponse globale: ce sera pour échapper aux contraintes imposées par le confinement du système technique à l’intérieur de la biosphère terrestre. Il est banal de constater que le fonctionnement du système technique exploite des ressources fossiles non renouvelables : pétrole , uranium , charbon , gîtes minéraux , et qu’il perturbe l’équilibre chimique et thermodynamique de la biosphère . On se heurte à toutes sortes de limitations lorsqu’on essaie d’envisager une expansion de ce système qui soit suffisante pour satisfaire aux besoins de l’ensemble de l’humanité et non plus seulement de sa fraction développée , ou lorsqu’on examine le problème que pose son maintien au niveau actuel à l’échelle du millénaire .

Quelque discrédit qu’ait jeté sur cette notion les formulations excessives auxquelles elle a donné lieu , il n’en demeure pas moins que dans l’hypothèse du confinement à la biosphère le système technique est engagé dans une impasse ; seuls notre aveuglement sur l’avenir lointain et notre indifférence au destin de l’humanité peuvent nous rendre cette perspective acceptable . L’expansion dans le système solaire est le seul moyen d’échapper au cul-de-sac où nous sommes engagés . Elle permet de concevoir , pour une durée indéfinie , des solutions à trois problèmes fondamentaux : l’approvisionnement énergétique de la Terre, l’approvisionnement en matière première, le découplage entre la biosphère et la pollution engendrée par le fonctionnement du système technique . Elle n’en fournit évidemment pas aux problèmes d’ordre sociétal , comme le contrôle de la démographie , l’affrontement des idéologies , etc. , mais elle permet d’imaginer , pour peu que ces problèmes de société soient maîtrisés , un avenir pour l’humanité qui soit au moins à l’échelle de durée de son passé historique . Cet enjeu constitue la réponse au pourquoi .

La question du comment comporte deux aspects . Le premier , celui des solutions techniques aux diverses fonctions des systèmes spatiaux , a reçu beaucoup d’attention ; nous ne nous attarderons pas ici à décrire les concepts qui ont été étudiés pour l’approvisionnement énergétique de la Terre à partir du flux solaire , pour l’extraction et l’élaboration des matériaux de la Lune et des astéroïdes . Une abondante littérature existe sur ces sujets . La faisabilité technique se trouve ainsi largement explorée ; reste la faisabilité programmatique qui constitue le second aspect, et le plus difficile . Par quel cheminement peut-on accéder , partant de l’état actuel de la technique spatiale , à un stade où les systèmes spatiaux auront pris le relais des installations terriennes qui assurent l’accès à l’énergie et aux matières premières ? Les artefacts techniques installés dans l’espace et sur les corps célestes représenteront alors non plus , comme c’est le cas aujourd’hui , quelques centaines de tonnes mais de millions ou des dizaines de millions de tonnes .

Pour que cela soit concevable , il faut de toute évidence que la technique spatiale s’affranchisse de deux sujétions .

La première est celle qui lie la croissance de la masse totale des artefacts extraterrestres à la capacité du système de transport de la Terre vers l’espace .

La seconde est celle qui lie cette même masse à la quantité d’heures de travail fournies par des opérateurs humains dans l’espace pour l’installer et assurer sa maintenance .

Ces deux sujétions ne sont pas tout à fait de même nature .

La première constitue un goulot d’étranglement qu’il faut absolument contourner. La biosphère est placée au fond d’un puits gravitationnel profond et séparée de l’espace par une atmosphère dense , obstacles formidables à travers lesquels le bon sens commande de ne transporter que le strict indispensable , et notamment les opérateurs humains . Tout le reste , c’est-à-dire l’essentiel de la masse des artefacts extraterrestres , doit être élaboré à partir de matériaux qui sont immédiatement accessibles depuis l’espace , matériaux lunaires ou matériaux des astéroïdes . Ce n’est que moyennant ce découplage que le système de transport Terre-espace pourra être maintenu à des dimensions raisonnables . New-York ne s’est pas construit avec des matériaux apportés d’Europe .

Cet impératif a une signification programmatique. Il implique que la première technique à acquérir est celle de l’installation permanente et du travail à la surface d’un corps céleste de petites dimensions et dépourvu d’atmosphère . Pour des raisons de proximité , la Lune s’impose comme une première étape . La construction d’une base lunaire permanente et la maîtrise de l’éventail des techniques du travail à la surface de la Lune comme du transport de ou vers cette surface constitue , dans cette perspective à long terme , un objectif immédiat .

Restent les lourdes sujétions qu’entraîne l’usage d’opérateurs humains. Dans la perspective que nous avons tracée , la présence d’opérateurs humains n’est pas une fin en soi . L’objectif n’est pas de coloniser l’espace mais de l’asservir aux besoins d’une humanité qui demeure confinée à la biosphère terrestre , et l’occupation permanente de l’espace est un moyen , non une fin . Ce n’est pas qu’on ne puisse envisager la colonisation , au sens plein du mot , de corps célestes ou , comme l’a fait Gérard O’Neill , l’aménagement de colonies de plein espace , mais on ne peut l’imaginer que comme une étape ultérieure, beaucoup plus lointaine, et dont l’expansion du système technique constitue un préalable . La question qui nous préoccupe est donc celle de la nécessité d’une occupation permanente de l’espace par des opérateurs humains liée à l’objectif d’expansion du système technique . Il est tout à fait clair que, dans le partage des tâches entre l’opérateur humain et le robot, la part dévolue à l’opérateur humain doit être aussi réduite que possible . Mais peut-elle être supprimée ? L’examen de l’état d’évolution du système technique conduit à répondre par la négative . On sait automatiser un grand nombre de processus de production et de services , mais on ne sait pas automatiser l’installation d’une usine ni créer des robots autoréparables, encore moins construire les machines autoreproductrices dont John von Neumann a démontré la faisabilité. Au delà d’un certain degré de complexité des systèmes, on se passe difficilement de la surveillance d’opérateurs humains. Il est vrai que l’évolution technique va globalement dans le sens d’une autonomie croissante des artefacts techniques par rapport à l’homme, mais nul ne peut prévoir à quel rythme et jusqu’où cette évolution se poursuivra.

Cela impose une conclusion : le passage à une stratégie globale (et même plus modestement la maîtrise d’applications nouvelles : production de matériaux nouveaux en microgravité , armes antibalistiques) ne peut se concevoir sans la maîtrise de l’intervention d’opérateurs humains. Mais en revanche, le sens général de l’évolution technique tend à alléger le rôle de l’homme et par conséquent à réduire le volume d’intervention humaine nécessaire pour déployer , mettre en œuvre, et maintenir une capacité de production donnée .

Cette tendance lourde de l’évolution technique est un élément capital d’optimisme pour l’avenir de la technique spatiale , mais nous n’en sommes pas au point , s’il vient jamais un jour , où le robot éliminera l’astronaute .

 

Tout cela se produira-t-il au cours des prochains siècles , en verra-t-on l’amorce dans les prochaines décennies ? La société technique est-elle au bord d’un nouveau chapitre de son histoire , s’achemine-t-elle vers un destin obscur ou catastrophique ? La réflexion globale sur le destin de l’homme qu’appellent ces questions excède largement les limites de notre propos . Tout au plus , parce que la technique spatiale pourrait jouer un rôle clé dans le sort de notre espèce, essaierons-nous de proposer quelques commentaires à l’intention de ceux qui , à un titre ou à un autre , sont en position d’influer sur l’avenir de cette technique .

La difficulté essentielle que rencontre la formulation d’une politique spatiale tient à la disparité des objectifs qui s’offrent : objectifs à court terme , relevant de la logique économique ou du progrès de la connaissance, et dont l’enjeu peut être très précisément circonscrit , et à l’autre extrémité de la gamme , objectifs à très long terme , passablement incertains mais dont l’enjeu global est l’accès du système technique à la perennité. Ces deux composantes cohabitent dès aujourd’hui dans les grands programmes spatiaux ; mais l’une des leçons de la crise actuelle est qu’elles cohabitent mal . On ne saurait pourtant sacrifier la première sans mettre en péril la volonté même de poursuivre une politique spatiale, ni la seconde sans amoindrir de façon dérisoire la portée de cette politique ; il faut établir un équilibre entre l’une et l’autre .

La difficulté est d’abord de méthode , dans le jeu d’acteurs complexe qui s’établit entre le pouvoir politique , les agences de développement et l’industrie .

Il s’agit de libérer progressivement le jeu des forces du marché et de la concurrence dans les secteurs dont la maturité est suffisante . C’est une démarche qui , à bien des égards , est délicate ; les Etats-Unis l’ont très mal maîtrisée dans des secteurs comme celui des lanceurs ou de la télédétection où ils disposaient pourtant d’une avance déterminante . L’hérésie majeure de la NASA n’est pas d’avoir développé la navette spatiale ; c’est d’avoir imposé , par une démarche dirigiste , un abandon des lanceurs conventionnels , au lieu de s’en dégager et d’organiser leur prise en compte par le secteur concurrentiel . Il faut ensuite que ce désengagement progressif de l’Etat s’accompagne d’un report sur les objectifs à plus long terme qui exigent un investissement public.

Faute que les Etats conduisent des politiques spatiales à long terme , il semble clair que la technique spatiale, se cantonnant aux applications conventionnelles à la gestion des flux d’information, évoluera vers la stagnation . L’effort nécessaire pour aller au-delà relève du dirigisme, et la difficulté essentielle est alors de concilier la motivation politique et la logique programmatique .

Le risque majeur qui menace la conception de tout effort à long terme procède de la nécessité de mobiliser l’opinion publique . Cela se fait d’autant plus aisément que la charge symbolique des projets est plus grande . De ce point de vue par exemple , une expédition habitée vers Mars , surtout si elle devait combiner les efforts des deux surperpuissances, est plus facile à “vendre” que l’installation d’une base permanente sur la Lune , mais il est plus que douteux qu’elle puisse constituer la première étape d’une stratégie globale cohérente . Elle revêtirait plutôt , comme ce fut le cas du projet Apollo , le caractère d’une “démonstration” . Que le stade des “démonstrations” soit révolu , que la valeur des projets se mesure à leur capacité de constituer une étape irréversible , ce sont des idées qui ont encore à faire leur chemin . Il n’y a guère , pour les faire progresser , que deux outils , la réflexion et l’éducation ; la réflexion pour dégager , à l’échelle du monde occidental et si possible à l’échelle de la planète , un consensus sur l’importance d’une stratégie globale et sur les grands traits de cette stratégie , l’éducation pour faire percevoir au public le plus large que la conquête de l’espace n’est pas seulement une aventure romantique : c’est un jeu logique dont les enjeux sont immenses et qui se joue à l’échelle du siècle .

 

 

Plaidoyer pour l’espace.

 

( André Lebeau, Plaidoyer pour l’espace, La Recherche, 626-630, 4, 1973. )

 

Écrire sur l’avenir de l’activité spatiale est difficile. C’est un sujet encombré de mythes et de prophètes. A l’origine d’une réflexion méthodique s’impose la nécessité de dépouiller le problème de son écorce irrationnelle. Ce qui domine en effet dans la vision de l’espace que nous proposent la presse et l’image, ce sont de très vieux mythes. Depuis l’origine des civilisations, ces mythes s’éveillent chaque fois que le progrès technique rompt une barrière, et s’endorment lorsque les limites du nouveau domaine sont devenues familières. Les programmes de vols habités occupent dans cette vision une place à part. Ils participent de cette tendance de l’humanité à se répandre dans tout l’univers accessible ; ils en sont le dernier accomplissement auquel on imagine des prolongements infinis. A travers eux l’espace est appréhendé comme le lieu d’une nouvelle chanson de geste ; astronautes et cosmonautes en sont les chevaliers ; une aura romantique entoure toute l’entreprise spatiale, et les dirigeants des grandes puissances en usent volontiers dans leurs calculs de prestige et d’hégémonie.

Nous n’avons pas le dessein ni le talent d’explorer ici ce chapitre de la mythologie moderne ni d’étudier la façon dont les mass media en saturent l’individu. Ce qui nous importe, c’est de constater que les esprits les plus objectifs aussi bien que la presse la plus traditionnellement intellectuelle, celle qui fait profession d’information impartiale et dépassionnée, n’échappent pas à cette influence. Souvent leur effort d’objectivité ne dépasse pas le niveau d’une réaction superficielle et instinctive contre la gratuité du mythe. Une telle attitude, cela va sans dire, gêne considérablement ceux dont c’est le métier d’insérer l’activité spatiale parmi les activité économiques fondamentales. Un mythe attirant l’autre et l’irrationnel appelant l’irrationnel, il n’est pas de dessein généreux d’idéologie ou auxquels l’espace ne tende à s’accoler ; on y voit ainsi un moteur de l’unité européenne, un ferment du rapprochement des peuples, et les cosmonautes soviétiques, sillonnant les confins de la Terre, déclarent qu’ils n’y ont pas rencontré Dieu.

L’espace et l’évolution de la société technique.

Nous tenterons pour notre part d’analyser sans passion le problème de l’importance de l’activité spatiale pour l’avenir de la société technique et de répondre à cette question fondamentale: faut-il consacrer une fraction de nos ressources économiques à un effort spatial et pourquoi? Précisons dès l’abord que nous posons la poursuite de l’évolution technique et économique dont la croissance est un aspect comme une fin en soi. On peut en effet contester l’effort spatial sous tous ses aspects en englobant cette contestation dans une négation plus générale, celle des voies de la société technique actuelle et plus particulièrement de la croissance. Notre propos n’est pas de réfuter cette attitude dont la réfutation ne peut être que globale. Nous dirons seulement qu’elle nous semble aller à l’encontre d’une loi naturelle qui veut que l’évolution ne régresse pas. Mais parmi les tenants de la croissance ou parmi ceux qui pensent que l’évolution de la société doit se poursuivre en tenant un compte sans accru de l’épuisement de certaines ressources, nombreux sont ceux qui contestent l’opportunité d’un effort spatial: ceux-là jugent schématiquement que cette activité est “chère et inutile”, c’est à ceux-là qu’il convient de répondre.

Les techniques spatiales ouvrent des possibilités nouvelles dans trois grands domaines:

  • l’exploration de l’Univers par l’homme, c’est le programme de vols habités;
  • la recherche fondamentale dans certains secteurs, astronomie, géophysique et planétologie en particulier ;
  • les applications spatiales, c’est-à-dire l’utilisation de véhicules spatiaux pour le développement d’activités technico-économiques.

Ce dernier domaine est le seul qui offre des perspectives de rentabilité dans un avenir prévisible, il est donc le seul que nous prendrons en compte pour apprécier l’importance des activités spatiales vis-à-vis des objectifs de développement technico-économique. Bien entendu, il ne s’agit pas ici d’un jugement de valeur. On peut accorder plus ou moins d’importance, vis-à-vis des fins de la société humaine, à l’exploration de la Lune ou à l’élargissement des connaissances fondamentales en regard de la lutte contre la misère, l’analphabétisme et la pollution. Nous n’entrerons pas dans ce débat et nous écarterons de cette réflexion tout ce qui, dans l’activité spatiale, n’est pas directement orienté vers des fins utilitaires. Mais nous ne pouvons cependant pas nous dispenser de donner un aperçu de l’ampleur de l’apport spatial à la connaissance fondamentale. L’importance de cet apport justifie en effet l’équilibre qui s’établit, dans tous les grands programmes spatiaux, entre la recherche pure et les application

Un outil pour la recherche.

Les techniques spatiales affectent de façon profonde un nombre limité de secteurs de la recherche fondamentale, et elles tendent, dans ces secteurs, à se substituer dans une proportion sans cesse croissante aux techniques classiques. Pour l’essentiel, la puissance de l’outil spatial procède de trois possibilités distinctes et entièrement nouvelles qu’il offre.

D’abord la possibilité de s’affranchir de l’écran atmosphérique pour observer l’Univers extérieur ; c’est le domaine de l’astronomie au sens large. Il est contraire à l’intuition immédiate, mais il est cependant vrai que nous vivons dans un milieu visqueux, opaque et dense. Ce que nous avons appris de l’univers extérieur au cours des siècles passés et jusqu’à une époque très récente, nous l’avons obtenu par l’analyse des signaux électromagnétiques qui nous parviennent à travers deux étroites fenêtres de transparence, celle du rayonnement visible, un octave environ, qui a permis l’édification de toute l’astronomie classique, et celle des ondes radioélectriques sur laquelle s’est édifié depuis la fin de la seconde guerre mondiale, le développement de la radioastronomie. A cela s’ajoute la frange la plus énergique du rayonnement particulaire, d’ailleurs fortement altéré par son passage à travers l’atmosphère et le champ magnétique terrestre. Avec les techniques spatiales, c’est l’ensemble du spectre électromagnétique qui s’ouvre, des rayons g et X aux ondes radioélectriques de basse fréquence et l’accès direct aux diverses composantes du rayonnement cosmique primaire. L’état de ce que serait la connaissance humaine sans « cette lumière qui nous vient des étoiles » a fait l’objet de beaucoup de réflexions rétrospectives. Elles permettent peut-être d’apprécier ce que sera dans les décennies qui viennent, l’apport de cette ouverture sur la connaissance de l’univers et ses répercussions sur tous les domaines de la connaissance.

L’engin spatial offre une seconde possibilité: faire des mesures in situ dans toutes les régions qui lui sont accessibles. Il s’agit pour l’instant d’une région limitée du système solaire qui englobe l’environnement et la surface de quelques planètes. L’apport de ces mesures in situ à la compréhension de nombreux aspects du système solaire est capital. Il serait oiseux d’énumérer les récentes acquisitions que la technique spatiale a permis de réaliser ; pour en faire mesurer l’ampleur, il suffit de citer ce fait: les deux tiers au moins de ce qu’on enseigne à un étudiant de maîtrise sur la structure de l’environnement terrestre dans un certificat de géophysique générale n’était pas connu il y a quinze ans.

Enfin le véhicule spatial offre une troisième possibilité: observer la Terre dans son ensemble, analyser son champ gravitationnel, recueillir simultanément des signaux venant de points très éloignés et, par exemple, former des images de vastes régions du globe. Cela est à la source de progrès décisifs dans des disciplines telles que la géodésie et la météorologie. Les disciplines concernées se trouvent d’ailleurs en général en amont d’applications, et toutes les applications de l’espace utilisent en fait cette troisième capacité du satellite, sa fonction de relais spatial pour l’information en provenance de la Terre.

 

Le vaste champ des applications spatiales.

L’importance des applications de l’espace s’appréhende généralement par une démarche analytique qui part de l’inventaire des services attendus des satellites dans les différents secteurs d’activité: télécommunications, télévision, météorologie, contrôle des trafics aériens et maritimes, localisation, contrôle de l’environnement, etc. Des analyse économiques conduites secteur par secteur démontrent alors que, dans la presque totalité des applications envisagées, la demande est en croissance rapide et que l’utilisation des techniques spatiales est rentable soit immédiatement, soit à terme.

A cette démarche analytique, nous préférons une approche globale qui a l’avantage de découvrir l’unité profonde sous la diversité des applications et qui relie le développement des techniques spatiales à un aspect fondamental de l’évolution de la société technique.

On sait que la consommation d’énergie par individu est un indicateur global de l’état de développement d’une société. En moyenne et pour l’ensemble de l’humanité, chaque individu dispose d’environ 25 fois sa propre puissance musculaire, mais ce facteur d’amplification de la puissance individuelle atteint par exemple 250 aux États-Unis. L’usage de cet indicateur relève d’une approche physique de l’activité humaine qui considère que la société réalise pour ses fins propres, des transactions d’énergie à l’intérieur d’un système hors d’équilibre thermodynamique. Une large fraction de ces transactions d’énergie exploite des déséquilibres fossiles qui se sont créés au cours des âges géologiques: gisement de charbon, de pétrole, etc. Deux grandes préoccupations naissent de la croissance continue des transactions d’énergie. La première est perçue depuis longtemps, c’est la limitation des ressources naturelles, c’est-à-dire l’épuisement des systèmes fossiles hors d’équilibre et l’insuffisance de l’énergie solaire directement utilisable. A cela correspond cette grande peur de l’énergie que la disponibilité de l’énergie de fission et la maîtrise espérée de l’énergie de fusion tendent à lever. La seconde relève d’une prise de conscience plus récente mais qui devient rapidement universelle, et qui nous amène à constater que les transactions d’énergie créent, généralement par le biais d’effets secondaires et non souhaités, une détérioration de l’environnement dans lequel nous vivons. Ces effets manifestent globalement ceci que, lorsque nous consommons un déséquilibre thermodynamique, nous tendons à créer dans notre environnement un certain désordre qui nous est généralement adverse.

Or la société technique est définie par la création d’un ordre ; naturellement, il ne s’agit nullement ici d’ordre social mais bien d’une notion analogue à la notion de néguentropie dans un système physique. Cette affirmation n’implique donc aucune adhésion à aucune idéologie et à aucun système ; elle est la simple constatation que la société est une certaine façon pour l’humanité de s’organiser et d’organiser son environnement. Or, pour contrôler cet ordre, nous avons besoin de nous livrer à des transactions d’information.

Il est curieux de noter que cette relation profonde entre l’ordre créé par la société technique, les transactions d’énergie auxquelles elle se livre pour le créer et les transactions d’information qui en sont inséparables n’est pas du domaine de l’intuition courante ; elle est rarement appréhendée de façon globale malgré l’expérience quotidienne de phénomènes qui associent absence d’information et désordre/ il n’est que de songer par exemple aux effets d’une grève des P. et T. sur le fonctionnement de l’économie, d’une absence de contrôle sur celui des transports aériens. En tout cas, la croissance des transactions d’information n’est pas placée sur le même plan que celle de la consommation d’énergie comme indice du développement technique ; elle est d’ailleurs plus difficile à quantifier. Cet aspect des choses est assez piquant si l’on songe que l’activité professionnelle de la classe de la population qui analyse, juge, oriente, décide, se réduit uniquement à des transactions d’information. Peut-être faut-il en rapprocher le fait que le concept d’énergie, formulé avec plus ou moins de précision, fait partie de l’arsenal intellectuel de tout homme cultivé alors que l’information et ses relations avec l’énergie sont des notions moins accessibles à l’intuition.

Certes, il ne semble pas possible, du moins pour l’instant, de donner une forme rigoureuse et quantitative aux relations entre énergie et information dans la société comme on le fait dans un système physique. Notre approche ne va pas au-delà de l’analogie heuristique. Cependant, dans le développement économique comme en physique, énergie, information et ordre semblent associés par des liens profonds.

La croissance des transactions d’information apparaît dès lors comme un aspect fondamental du développement économique. Elle s’observe globalement sous deux formes:

  • la croissance des opération de traitements de l’information: c’est le développement de l’informatique;
  • la croissance des opérations de transfert de l’information: c’est le développement des télécommunications.

Ces deux phénomènes, dont tout le monde connaît l’existence, apparaissent ainsi comme deux aspects d’une même évolution.

Le développement des transferts d’information est un phénomène énorme qui se manifeste sous toutes sortes de formes. C’est ainsi que, pour citer un exemple, l’Union internationale des télécommunications estime que le volume des communications téléphoniques à longue distance croîtra de 15 à 27% par an dans les années qui viennent, et nul ne se hasarde à prédire une inflexion de cette tendance. Une carence dans ce domaine apporte au fonctionnement des systèmes sociaux des gênes qui sont malheureusement du domaine de l’expérience courante, et particulièrement en France. Il est clair que les télécommunications contrôlent l’efficacité des systèmes essentiels qui composent la société: appareil de production, de commercialisation, d’administration, etc. Le phénomène est d’une extrême généralité ; c’est ainsi que la prévision météorologique à long terme, dont l’intérêt économique est évident, ne sera rien d’autre qu’un système de collecte, de traitement et de distribution d’information.

La technique spatiale et les transferts d’informations.

Quel est le rôle des techniques spatiales vis-à-vis de cette évolution générale? Pour le concevoir globalement, il faut d’abord reconnaître que dans la grande majorité des cas c’est un signal électromagnétique qui transporte l’information. Il n’en a pas toujours été ainsi, et nos organes des sens, par exemple sont plus éclectiques ; d’autres méthodes comme le transport de matière dont cet article offre un exemple conservent une importance essentielle. Cependant, au premier ordre, on peut considérer que le développement des transferts d’information utilise la propagation des champs électromagnétiques. Or pour acheminer un tel signal d’un point à un autre d’une Terre sphérique, il n’y a en définitive que deux méthodes, le guidage à la surface du sol au moyen de câbles, guides d’ondes, faisceaux hertziens, etc., et le relais spatial, c’est-à-dire le satellite. Les transmissions radioélectriques classiques qui exploitent, pour les transmissions à longues distances, l’existence d’une couche réflectrice dans l’atmosphère sont tout à fait incapables de pourvoir à la croissance des communications. Lorsqu’on augmente la fréquence, et c’est précisément ce que l’on est contraint de faire pour accroître les débits d’information, l’ionosphère devient transparente, et les hyperfréquences nécessaires pour transmettre par exemple les images de télévision ne sont utilisables qu’en vue directe de l’émetteur.

Nous en arrivons donc à concevoir le satellite d’application comme un relais qui reçoit de l’information et qui la retransmet à une station située sur le sol. On peut, en schématisant à l’extrême, distinguer deux cas:

  • Le signal électromagnétique qui atteint les récepteurs du satellite est d’origine naturelle, il renseigne alors la société sur son environnement et lui permet d’agir en fonction de cet environnement. C’est le cas par exemple des satellites de météorologie dont les senseurs, qui captent l’émission électromagnétique de l’atmosphère terrestre, nous renseignent sur son état, température ,vent, nébulosité ; les outils de l’informatique appliqués à ces données permettent dans un deuxième temps, de prévoir l’évolution du temps et le cas échéant d’adapter nos activités à cette évolution. Une large catégorie de satellites scientifiques accomplit d’ailleurs, nous l’avons dit, une fonction identique ; la différence est dans l’usage que nous faisons de cette information, usage orienté dans un cas vers l’action, dans l’autre vers la spéculation.
  • Le signal peut être d’origine humaine ; il concerne alors le fonctionnement de la société dans son ordre interne. Au premier rang de cette catégorie viennent les satellites de télécommunications qui, dans l’état actuel de la technique, ont pour fonction d’établir une connexion permanente entre des stations placées aux nœuds d’un réseau terrien. Le relais spatial remplace dans cette fonction, le câble sous-marin et il apparaît par conséquent comme une alternative à un moyen existant. Mais son usage est susceptible de se diversifier à l’extrême et de pourvoir à des services nouveaux.

On envisage par exemple la diffusion d’informations télévisuelles vers des usagers individuels. Ces satellites de diffusion directe pourraient être des outils puissants pour l’éducation d’une population et comme tels possèdent un intérêt capital pour les pays en voie de développement. Ce qui caractérise de la façon la plus fondamentale degré de développement d’une population, c’est la qualité de l’information dont disposent ses membres pour affronter individuellement ou collectivement leurs problèmes. L’accès au développement est un problème d’éducation dont la solution exige l’acheminement informations vers un nombre énorme d’individus. Le relais spatial offre une voie nouvelle pour la solution de ce problème, comme en témoignent les orientations choisies par les responsables du programme spatial indien.

Mais le relais spatial permet également de résoudre des problèmes spécifiques d’un état avancé de développement. Citons le problème de l’écoulement du trafic aérien au-dessus de l’Atlantique Nord. Pour éviter l’embouteillage prévisible dans les années qui viennent, il faut arriver à resserrer l’espacement entre les avions, fixé à l’heure actuelle à 120 milles nautiques, et cela sans créer de risque de collision. Il faut donc mesurer avec rapidité et précision les positions relatives de ces avions et y apporter des corrections. C’est typiquement un problème d’ordre dans un système. Les satellites de contrôle du trafic aérien en apporteront la solution.

Pour apprécier complètement l’importance de l’enjeu spatial, il reste naturellement à évaluer l’importance relative que prendront, dans le développement des transferts d’information, les techniques terriennes et les techniques spatiales. Il y a place dans ce domaine pour des analyses prospectives délicates dont l’ampleur excède de beaucoup le cadre de cet article. Notons cependant qu’il existe une certaine complémentarité entre les techniques terriennes et les techniques spatiales. Tout ce qui relève du guidage des signaux à la surface du sol est assujetti aux propriété de l’arborescence. Un réseau de câbles ou de faisceaux hertziens établit des liaisons entre des points fixes et il doit se développer sans solution de continuité ; ce sont là des contraintes qui pèsent sur son économie. Les systèmes spatiaux sont affranchis des ces limitations ; ils permettent de créer les stations dans un ordre quelconque, d’utiliser des stations mobiles et, plus généralement, d’assurer la couverture globale d’un surface définie. En revanche, ils exigent au niveau du secteur spatial un investissement initial important dans un système qui, en l’état actuel de la technique n’est pas réparable. Cela signifie, et c’est une incertitude économique sérieuse, que sa durée de vie est une donnée aléatoire.

Il est naturel que le jeu de ces divers facteurs mène à un certain équilibre dans l’usage qui sera fait des techniques spatiales et terriennes. Cet équilibre est très loin d’être atteint ; cependant, dès maintenant, un certain nombre de domaines semblent réservés aux techniques spatiales ; c’est le cas par exemple du contrôle du trafic aérien au-dessus des océans, du contrôle du trafic maritime, des communications avec les avions et les navires, et, bien entendu, de toutes les activités fondées sur l’analyse des signaux naturels émis par la planète. Dans d’autres secteurs, comme celui des télécommunications intercontinentales, une coexistence semble s’installer entre câbles et satellites. Dans la mesure où elle traduit pour une part un équilibre d’intérêts économiques et où d’autre part elle se fonde sur l’état présent de la technique, il est difficile de prévoir comment elle évoluera à long terme. L’avenir de la télévision directe par satellite relève également d’une analyse difficile. Les techniques de stockage des images et celles de distribution de la télévision par câbles sont des domaines en pleine mutation technologique, et d’ailleurs le problème est complètement différent selon qu’il s’agit d’alimenter la population d’une grande ville ou de distribuer des images aux cinq cent mille villages de l’Inde. Mais de façon générale, on peut prédire que les qualités intrinsèques de la technique spatiale – couverture globale, possibilité d’interconnexion non hiérarchisée, capacité illimitée – en feront un outil universel et indispensable. Toute l’évolution présente conduit à estimer qu’à court terme la maîtrise des techniques spatiales contrôlera celle des transferts d’information.

A la lumière de tout cela, le développement des techniques spatiales apparaît non pas du tout comme un problème sectoriel dont les conséquences peuvent être délimitées et évaluées, mais comme un aspect global du développement technico-économique comparable dans son importance potentielle à l’apparitions des techniques nucléaires dans le domaine de l’énergie, ou de l’aviation dans le domaine des transports.

Que faire?

D’abord il faut comprendre, et il est temps que cela soit fait, que l’activité spatiale n’est pas une activité de prestige mais bien un facteur de mutation dans l’évolution de la société technique. Il est vrai qu’à certains égards c’est une activité prestigieuse comme le fut et l’est encore l’aviation ; cela, on peut vouloir l’ignorer délibérément, mais on n’a pas le droit d’aller au-delà car, après tout, il est paradoxal que ce terme de “prestige” soit devenu pour certains une sorte de label d’infamie. On peut comprendre, admettre ou souhaiter que l’élaboration des choix de l’État s’en abstraie ; mais en vertu de quelle démarche logique le prestige est-il devenu condamnable par essence, ou plutôt quelle éthique subconsciente le désigne-t-elle comme un péché?

Ensuite, dans la mesure ou la technique spatiale est un facteur de mutation, il faut appliquer à l’élaboration du contenu et de l’importance des efforts qui y sont investis des méthodes de réflexion adéquates. Les principaux effets attendus des techniques spatiales sont, dans le langage des économistes, des effets à “long terme”, c’est-à-dire que pour les apprécier pleinement il faut considérer, par exemple, la période qui s’étend jusqu’à la fin du siècle. Les techniques courantes du calcul économique, la simple extrapolation des tendances du passé s’appliquent mal à un problème de cette nature. Le risque principal dont on a vu dans le passé les effets dans d’autres secteurs est alors de sous-estimer ce qui ne se prête pas à une estimation quantitative raisonnablement sûre. Souvenons- nous aussi qu’il n’a pas fallu plus de vingt ans pour passer du “cerveau électronique” à l’ordinateur de gestion, de la science-fiction au plan calcul et du rêve à la compétition commerciale et industrielle. Souvenons-nous aussi qu’il y a fort peu d’années le téléphone était analysé comme un luxe par des milieux économiques d’un sérieux et d’une honnêteté intellectuelle indiscutables. La perte économique qui résulte de cette approche erronée est aujourd’hui énorme et touche insidieusement à tous les domaines d’activité. Il y a là deux bons exemples des erreurs que comporte l’absence d’une prospective correcte à long terme, un privilège abusif consenti aux analyses économiques à court terme, la carence d’effort sérieux pour tenir compte des mutations technologiques.

 


L’énergie en Afrique

Titre: L’énergie en Afrique
Lieu: ISEP
Description: Avec une population de 1 milliard d’habitants, soit 16% de la population mondiale, l’Afrique est le Continent le plus pauvre de la planète, avec 2,6% seulement du PIB mondial. Plus des 60% de la population africaine vivent avec moins de 2 dollars par jour et cette situation de pauvreté se traduit aussi par une faible consommation en énergie : plus des 60% de la population n’ont pas accès à l’énergie commerciale et la ressource énergétique la plus répandue est la biomasse.
Pourtant, l’Afrique ne manque pas de ressources naturelles. Elle détient près de 10% des réserves mondiales en pétrole, près de 8% des réserves en gaz et 3,5% des réserves en charbon, de l’uranium ainsi qu’un potentiel considérable en énergies renouvelables (hydroélectrique particulièrement, mais aussi éolien, solaire et géothermique). Alors qu’elle produit 12% de pétrole, 7% de gaz et 4,3% de charbon, elle ne consomme que: 3,7% de pétrole, 3,2% de gaz et 0,5% de charbon. La faible consommation en énergie est à la fois la cause et la conséquence du sous-développement.
Dans ce contexte, la population de l’Afrique atteindra 1,8 milliards d’habitants en 2050, soit le cinquième de la planète et les défis du Continent sont redoutables : comment transformer les ressources naturelles en richesse sous toutes ses formes, en croissance économique, en bien être social ? Des études effectuées pour le compte de la Banque Africaine de Développement prévoient l’électrification complète du continent en 2050, avec des situations intermédiaires à 35% en 2015 et 50% en 2030. A cette fin, la structuration en ensembles régionaux globalement homogènes (Power pools), déjà engagée sur le terrain, apparaît comme un facteur clé de la réussite, permettant la coordination des politiques énergétiques pour mieux répondre aux besoins de croissance et sécuriser l’accès à l’énergie.
Le renforcement de la coopération entre pays africains et entre les ensembles sous-régionaux constitue un élément essentiel pour le développement de l’Afrique, de même que la coopération des Institutions internationales avec les Institutions africaines spécialisées : UA, BAD, CEA notamment.
Des investissements importants sont nécessaires pour réaliser les projets structurants, dont certains sont déjà identifiés, qu’ils s’agissent du renforcement des capacités de production en hydrocarbures ou en électricité ou bien des réseaux de transport, dans le cadre d’un partenariat public-privé.
La coopération avec les pays développés dans le domaine de la formation, de la recherche et de la technologie devra viser l’implantation de structures au plan local, afin d’éviter la fuite des cerveaux et préparer les cadres et techniciens aux réalités locales.
Naturellement, aucun progrès n’est possible en Afrique sans des réformes institutionnelles sur les plans politique, économique et social, consacrant la démocratie et l’Etat de droit, seules conditions à même de garantir une gouvernance de qualité et un contrôle des Institutions démocratiquement élues sur les richesses du Continent.
par Abdennour Keramane
Ancien ministre de l’Industrie et des Mines de l’Algérie,
Directeur de la Revue MedEnergie

Heure début: 17:30
Date: 2010-11-24


L’homme viable

Titre: L’homme viable
Lieu: ISEP
Description: Serons-nous capables, dans un avenir proche, de trouver la manière de protéger les hommes et la planète ? Face aux menaces environnementales et économiques planétaires, le mode actuel de développement paraît à beaucoup de plus en plus critiquable, et même dangereux. Sommes-nous capables d’imaginer un développement qui soit non seulement durable, mais viable et vivable ? Cette conférence qui s’appuie sur un ouvrage publié par les conférenciers en juin 2010 chez Odile Jacob : L’Homme viable : du développement au développement durable présentera des propositions tout à fait nouvelles.

Michel Griffon est agronome économiste. Il a été directeur scientifique du CIRAD (Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement). Il a présidé l’IEDES (Institut d’études du développement économique et social) et préside le conseil scientifique du FFEM (Fonds français pour l’environnement mondial). Il est notamment l’auteur de Nourrir la planète. Florent Griffon est économiste du développement durable. Il est analyste de l’investissement responsable et durable dans une grande banque engagée dans la finance responsable et durable.

Heure début: 17:30
Date: 2010-10-06


La grande rupture

Titre: La grande rupture
Lieu: ISEP
Heure début: 17 h 30
Date: 09/02/2011

Description: Comment penser l’évolution de l’homme avec le développement accéléré des sciences et des techniques ? À cause du développement accéléré des sciences et des techniques (information, biotechnologies, nanotechnologies et sciences cognitives), l’humanité traverse une phase de transition qui va durer plusieurs décennies. Cette accélération a-t-elle déjà joué un rôle dans la crise actuelle ? Quel sera son impact tant sur l’individu que sur la société et l’économie ? Faut-il s’attendre à une grande rupture ? Aux États-Unis, des mouvements comme celui des « transhumanistes » prophétisent qu’avec l’utilisation du génie génétique une transformation radicale de l’espèce humaine aura lieu dès le milieu du XXIe siècle. C’est contre cette pensée qu’Alain Dupas et Gérard Huber s’élèvent. Alliés de la science et de la technique, ils se refusent néanmoins à embrasser l’utopie selon laquelle tous les grands problèmes de l’être humain pourraient être résolus grâce à la science, en créant un humain amélioré. Selon eux, c’est oublier la formidable complexité du monde naturel et de l’humanité…Pour analyser cette complexité, les deux auteurs s’appuient à la fois sur la théorie de l’Évolution et sur celle de l’Inconscient, qu’ils jugent complémentaires. Il n’est pas possible de comprendre le monde et ses changements techniques si l’on ne comprend pas l’évolution darwinienne. De même, insistent-ils, il faut prendre conscience des dénis et des non-dits qui, bien souvent, accompagnent les avancées de la science. Face aux défis que l’humanité rencontre dans sa mission d’assurer à chaque individu une place positive dans un avenir forcément plus technologique, Alain Dupas et Gérard Huber proposent donc un genre de méditation. Méditation sur le rôle de la technique, sur les fondements de l’angoisse contemporaine, sur les risques de guerre… Selon eux, de nombreuses initiatives (dans le domaine de la santé, de l’environnement, de la compréhension du cerveau…) attestent de la foi que l’on peut continuer à placer dans la Raison. Loin de tomber dans une ère « post-humaine », négation de la démocratie, l’homme va continuer, malgré toutes les folies meurtrières, à se battre aussi pour la sécurité et le bonheur du plus grand nombre.
Alain Dupas et Gérard Huber sont auteurs du livre La Grande rupture édité chez Robert Laffont en janvier 2010.

N.B. La présentation du livre la grande rupture de Gérard Huber et Alain Dupas a donné lieu à une discussion animée à la suite de laquelle les auteurs ont rédigé un texte complémentaire que vous pouvez télécharger ici, intitulé La révolte des Tunisiens et des Égyptiens : une illustration de la grande rupture qui s’annonce.