Humanisme industriel et design

Humanisme industriel et design

Illustration : collection Tulip, Eero Saarinen, 1957.
Crédits : la société Knoll (http://www.knoll.com/designer/Eero-Saarinen)

Rappel du texte fondateur de Prospective 2100 pour ce programme séculaire mondial

L’automation et la communication vont permettre aux entreprises de s’établir dans leur véritable rôle : elles sont la forme de socialisation de l’avenir, succédant aux formes anciennes, le village et la tribu. En conséquence, elles doivent donner du travail à tous ; permettre le meilleur déploiement des capacités créatrices de chacun ; faire place à l’innovation, au design et à la création artistique ; servir le client dans les meilleures conditions de qualité et de fiabilité ; adapter les objets aux vrais besoins de l’homme, y compris ceux des enfants, des malades, des handicapés et des personnes âgées ; maintenir partout une compétition qui incite chacun à donner le meilleur de ses possibilités ; combattre la confiscation et les comportements maffieux ; préserver la liberté de créer des entreprises nouvelles, concurrentes de celles qui existent. Le respect de chacune de ces finalités nécessite un cadre juridique international solide, qui établisse les entreprises (associations, fondations…) comme sujets de droit, limite les ententes et positions dominantes, fasse obstacle aux manœuvres corporatistes, assure à chacun le respect des engagements de ses partenaires, maintienne un droit d’innover, définisse les conditions de la mort des entreprises et institue un cadre comptable mondialement normalisé. Dans un monde de petites entreprises artisanales, organisées en réseau, il faut des infrastructures appropriées. En particulier, on ne peut pas espérer que les six millions de mots du nouveau système technique soient maîtrisés par les artisans et leurs clients (consumérisme) sans des services collectifs leur permettant d’accéder chacun aux informations et aux inventaires techniques, aux moyens d’essai et de mesure, aux contrôles de qualité et aux résultats de la recherche technique de pointe. L’expression de la créativité populaire est suspendue aux conditions pratiques d’accès à ces données, foisonnantes et complexes.

Le mot industrie signifiait autrefois l’ingéniosité avec laquelle l’Homme résolvait les problèmes pratiques. Etait industrieux celui qui s’activait efficacement, déployait une technique appréciée de ses contemporains. Ce sens originel s’est estompé sous le poids des excès. Les effets conjugués de la concurrence et de l’esprit de géométrie ont mis au carré la production, réquisitionnant les individus sous prétexte de mieux les servir. L’organisation taylorienne a décomposé le travail en gestes répétitifs et déqualifiés. Le chronométrage a surveillé ses gestes au millimètre et au dixième de seconde près. Cette inscription dans le social du système technique ancien, fondé sur la machine, combinaison d’énergie et de matière, est à juste titre ressentie comme une déshumanisation. L’homme était assimilé à un objet et traité comme tel. Il est significatif que les premières réalisations de la robotique industrielle aient, spontanément, simulé des bras humains. C’est que le travailleur, dont le robot prenait la place, était, aux yeux de l’entreprise, réduit à la condition d’un bras mécanique… avec en plus des états d’âme dont l’employeur se serait bien passé.
L’avènement du nouveau système technique transfigure l’industrie, la renvoie vers son sens originel. Fondé sur la communication, le calcul et le respect de la vie, il subordonne la production au sens. Rien ne peut plus se faire sans des acteurs motivés, sans que l’action prenne sens aux yeux de ceux qui la mènent. En même temps, les combinatoires se démultiplient, la complexité engendre l’hyperchoix, c’est à dire la perplexité. L’ouverture des possibles est-elle pour autant libératrice ? Ce n’est pas évident. Au temps des techniques agricoles, quand la terre était la base de ressources indispensable à la survie, on se battait pour elle. La force physique était alors la clef de l’organisation féodale. La Raison du plus fort avait le dernier mot, juste tempérée par la codification des clercs. Avec la révolution industrielle, le rapport de force change, non pas dans sa nature profonde, mais seulement dans ses modalités. Il devient économique. Le territoire, enjeu d’appropriation n’est plus -ou plus seulement- la terre, c’est aussi, et surtout, le capital, la possession des équipements et de la rente issue de la possession des terres et des mines.
On peut prolonger cette logique à la société du signe dans laquelle nous entrons. Le rapport de force met désormais en jeu le psychisme. Le maniement de la persuasion, au besoin clandestine, devient alors la clef des nouvelles oppressions. Les puissants cherchent à occuper le mental du peuple par des messages obsédants, des stars, des modèles de pacotille, des associations d’idées préfabriquées. Le “prêt à penser” étouffe la pensée, et la nouveauté est traitée comme une déviance. Le nouveau territoire n’est plus -ou plus seulement- la terre comme au moyen âge, ou le capital comme au temps de l’industrie lourde, c’est le mental humain, dans lequel on s’implante comme en terrain conquis. Ce n’est plus une oppression, mais une domestication de l’homme par l’homme. Et les mangeurs d’âme espèrent bien qu’après deux générations, seuls quelques sauvages irréductibles résisteront encore. Après quoi leurs enfants finiront bien, croient-ils, par avoir, comme les autres, le cerveau laminé par le conformisme ambiant.
Cette vision caricaturale ne manque pas de réalisme. On peut en trouver d’abondantes illustrations. Il est normal de la présumer juste, mais dans certaines limites seulement. Les rapports humains, en effet ne peuvent se réduire à des relations de domination, pérennisés à travers des transformations successives. On peut prendre le parti de ne voir que ces relations, et trouver quantité d’arguments qui militent pour cette vision. Elle n’en reste pas moins un parti pris, celui d’un vieux système victimaire qui hante les croyances depuis quatre mille ans. De notre point de vue, une telle attitude, qui appauvrit l’homme, ne résiste pas à une analyse objective de l’évolution sociale, en particulier du rôle historique du système technique moderne.
Comme il a été dit, ce n’est pas le fait du hasard si, depuis la révolution française, l’innovation, et la prospérité économique, sa fille, se sont développées dans les pays où les droits de l’Homme étaient, même approximativement, respectés. En effet, l’innovateur dérange. Personne ne désire sa venue. On lui rend grâce hypocritement après sa mort, parce qu’on ne peut pas faire autrement. Mais, sur le moment, il ose faire mieux et moins cher que les gens en place. Il perturbe le jeu des pouvoirs, l’équilibre des influences, le partage du gâteau préalablement négocié. Alors, si on peut l’empêcher de troubler le jeu, on le fait, et par tous les moyens car il menace des intérêts vitaux. Quiconque a côtoyé des industriels sait qu’ils ne craignent qu’une chose : la concurrence. Ils la craignent par dessus tout. Donc si l’innovateur n’est pas protégé à ses débuts, il est inévitablement tué dans l’œuf. Les droits de l’Homme, en tant que protection minimale, ont déjà permis l’éclosion de quantités d’innovations. La liberté d’installation aussi (loi Le Chapelier (1793), puis acte unique européen (1992)). Mais le droit d’innover peut encore faire bien des progrès.
D’autre part, l’ancien modèle d’organisation sociale, descendant du vieux tribalisme, c’était celui de la féodalité, puis des états-nations, toujours attachés au territoire, base nourricière du système agraire. Le nouveau modèle, ce sont les entreprises, dont le territoire se définit tout autrement (la propriété des moyens de production, le savoir-faire, l’image, les droits immatériels…), car la base nourricière de l’économie a évolué. Par rapport à la logique tribale, les entreprises apportent deux nouveautés radicales. La première est l’acceptation de la mort. Une tribu, ou un état-nation se pense éternel. Les entreprises sont toutes soumises à la législation des faillites et règlements judiciaires. La possibilité de disparition est prévue dès le départ, et acceptée comme règle du jeu. Acceptant la mort, les entreprises sont plus près de la vie. Car, ce faisant, elles entrent dans la logique du vivant. La pression de sélection renouvelle et élague des branches mortes, à la différence des bureaucraties qu’on laisse survivre des décennies, même en coma dépassé. La seconde nouveauté est que l’employé n’appartient à l’entreprise que pendant la durée légale du travail, tandis qu’un membre d’une tribu l’est jour et nuit, de sa naissance à sa mort et au delà. L’entreprise instaure donc une appartenance relative, elle institue la multi-appartenance. Brisant ainsi le carcan millénaire, elle introduit l’homme dans l’universel, le libère d’une dépendance ancestrale.
A chaque stade de l’évolution économique, un petit pas se fait vers la liberté. Au moyen âge, le servage était moins contraignant que l’esclavage. A la révolution industrielle, le salariat était moins contraignant que le servage. Maintenant, le travail à temps partiel, le “free-lance” et le développement des professions libérales sont des pas supplémentaires vers l’affranchissement. Il est vrai que subsistent des relations inégales et des rapports de force. Mais cela ne doit pas nous dissimuler la tendance générale : leur lente érosion, au profit d’une montée progressive de la liberté.
Le programme “humanisme industriel” consiste d’abord à tirer les conséquences de ce que l’entreprise devient la forme dominante de socialisation. Or, elle est encore, au contraire, celui de son exclusion. Il y a là un coûteux paradoxe, comme si les employeurs voulaient à la fois “le beurre et l’argent du beurre”. Ils définissent les postes de travail à leur convenance, en théorie, sans même regarder les humains. Après quoi, ils sélectionnent les “meilleurs candidats” disponibles, compte tenu de la modestie des rémunérations qu’ils sont prêts à consentir. Il en résulte de mauvaises relations, et de médiocres résultats. Ils font semblant de croire que, si ça ne marche pas, ils pourront toujours licencier les responsables et en embaucher d’autres. Mais ce ne serait que répéter le même scénario, avec d’autres acteurs, et qui ne connaissent pas encore les rôles. Si la vocation des entreprises est d’intégrer, il leur faut quitter leur allure sinistre et prédatrice, pour se décider à adapter le travail aux hommes, et non plus seulement les hommes au travail. On commence à voir des entreprises qui réussissent en employant des handicapés. D’autres attirent, soit les clients, soit les employés, par leur vocation humanitaire.
Adapter le travail aux hommes ne signifie pas que chacun fait ce qu’il veut, et est en droit de réclamer tout en contrepartie de rien, comme un enfant gâté. Certaines professions en sont là, dans les pays riches. Des revendications corporatistes se sont multipliées, avec pour seule justification le pouvoir de blocage des grèves. Descartes écrivait “Je pense, donc je suis”. Dans ce cas, c’est “Je gène, donc je suis”. On existe par un chantage, selon, en fait, une logique maffieuse. Il ne s’agit certainement pas d’encourager de tels abandons de dignité. Bien au contraire, si l’entreprise a un rôle de socialisation, c’est en vue du service de la collectivité, et d’un perfectionnement de l’homme. Elle est destinée à devenir un lieu d’enseignement et d’épanouissement des talents.
A cet égard, le rôle historique du système industriel peut être, à mon avis résumé dans une formule : c’est le mode d’organisation sociale destiné à permettre à la créativité humaine de donner sa mesure. On oublie trop souvent que toutes les entreprises ont été petites avant d’être grandes, et que tous les produits ont été des nouveautés flageolantes et fragiles avant d’être des succès sur le marché. On voudrait avoir des pommes avant même d’avoir planté des pommiers. On voudrait la rentabilité sans avoir financé les tâtonnements, les risques et les dépenses à fonds perdus des premières années. On oublie aussi la condition nécessaire à l’apparition de l’innovation : que les nouveaux venus puissent accéder au marché et aux financements. Faute de quoi l’économie est, à plus ou moins long terme, condamnée à mort. Les ententes, positions dominantes, et autres manœuvres de confiscation des circuits commerciaux ou des crédits sont, si l’on y réfléchit bien, des survivances de l’ancienne mentalité tribale, s’exprimant sous forme plus ou moins maffieuse. Rien n’est plus étouffant, rien n’est plus contraire à la vraie vocation de l’industrie, celle de permettre l’expression économique de la créativité. A contrario, le cas de la Grameen Bank au Bangla Desh montre bien comment, en surmontant les préjugés des milieux financiers, on peut recruter des entrepreneurs chez les plus pauvres. Or, au vingt et unième siècle, la planète manque plus d’employeurs que d’employés. Il faut en tirer les conséquences.
S’il est une discipline centrale où converge cette destinée de l’industrie, c’est bien le Design. Il vise en effet à réconcilier l’art et l’efficacité, l’ergonomie et l’économie, la qualité et la production de masse, la relation humaine et la fonctionnalité. Sa puissance de transformation est redoutée par les forces conservatrices. Les entreprises dominantes, les corporations de spécialistes, tous ceux qui ont consolidé leurs positions en se partageant le gâteau y voient une menace potentielle. Les enseignements du Design ont été délaissés, aucune recherche de grande ampleur n’a été possible. Et pourtant, c’est la voie de réconciliation de l’homme et de l’industrie, au centre du programme d’humanisme industriel. Il suffit de constater les insuffisances de l’environnement des personnes âgées, l’inadaptation du matériel scolaire, les incohérences entre les mœurs des différents peuples et les produits de l’industrie de masse, la mauvaise qualité esthétique et fonctionnelle des objets de tous les jours. On a l’impression que le monde -notre monde- est un brouillon. La techno nature doit être redessinée, avec une approche globale, éthologique, plus attentive, plus sensible et plus humaine. Il ne faut pas craindre le consumérisme. Il fait progresser. Comment espérer que les agents économiques se perfectionnent si personne ne leur demande de mieux faire ?
Ces constats amènent à dire que la plupart des politiques économiques du début du vingt et unième siècle sont suicidaires. Partout, on manque plus d’employeurs que d’employés, mais que fait-on pour l’entrepreneur qui démarre ? Même là où on prétend défendre l’entreprise, il s’agit de la défense du lobby des entreprises existantes, déjà instituées, bien en place et résistantes à l’innovation, et non pas du verbe entreprendre et de la création de nouveautés. D’ailleurs est-il vraiment possible, pour tous les agents, d’entreprendre dans l’entreprise ?
Les politiques économiques protègent les forces dominantes, les tenants d’un passé dépassé, et laissent tuer les germes du futur. Elles financent des recherches théoriques, des enseignements formalistes, privilégiant la discipline et la reproduction du même, au lieu d’aider les plus audacieux et les plus contestataires. Elles encouragent le conformisme et la servilité au lieu de la création, les forces de mort au lieu des forces de vie.
Pour qu’il en soit autrement, il faut de bonnes infrastructures : des bases législatives d’abord, qui limitent les ententes et positions dominantes (lois anti-trust), fassent obstacle aux confiscations corporatistes et maintiennent la liberté d’entreprendre, protègent la propriété intellectuelle des individus, et établissent les droits d’accès à l’information des usagers sur les produits qui leur sont vendus et leur condition de fabrication. Il faut ensuite des infrastructures technologiques, qui mette à la disposition du public, et particulièrement des petites entreprises, les moyens nécessaires pour accéder aux techniques modernes. Comment espérer qu’un artisan s’y retrouve dans l’univers foisonnant des matériaux, des colles, des composites, si l’information n’a pas été au préalable mise en forme adéquate et accessible, des conseils techniques et des moyens d’essai mis à sa disposition. Le fabricant de matériaux y contribue, bien entendu. Mais il ne s’intéresse qu’aux gros acheteurs. Dans la complexité actuelle, le jeu normal de l’offre et de la demande ne suffit pas à clarifier les connaissances techniques. De nouveaux métiers sont devenus nécessaires au bon fonctionnement cognitif de l’économie.
Plutôt que des politiques d’”ajustement structurel”, les gouvernements s’orienteront vers des politiques d’innovation. Plutôt que de soutenir les raiders, les milieux financiers encourageront les créateurs d’entreprises. Car tout excès de prédateurs menace l’écosystème d’une ruine complète et définitive.

Au service de la prospective mondiale depuis 1991