Illustration ci-dessus : Revue Culture technique.
Source : site inist.fr
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La revue Culture technique a été numérisée et mise en ligne sur le site de l’Institut de l’information scientifique et technique (Inist). Les 30 numéros de cette revue, publiée de 1979 à 1984, sont décris ainsi par leur directeur de publication Jocelyn de Noblet :
« La revue Culture technique, créée en même temps que le Centre de Recherche sur la culture technique, n’est pas une publication traditionnelle fonctionnant à partir d’un comité de rédaction recrutant des auteurs. Chaque numéro est le résultat d’un séminaire de réflexion sur un sujet soigneusement choisi en fonction de son actualité et de sa capacité à mettre en évidence le concept de culture technique. »
Ce travail a constitué l’un des piliers de Prospective 2100 dans sa démarche sur les rapports sciences, techniques et société.
Rappel du texte fondateur de Prospective 2100 pour ce programme séculaire mondial
Les systèmes éducatifs, construits initialement pour enseigner, en sont arrivés à sélectionner puis exclure. Au lieu de diffuser des connaissances utiles à tous, ils ont favorisé la constitution de savoirs ésotériques, confisqués par des élites. Or, la sécurité globale n’est possible que si tous les humains peuvent accéder à la maîtrise des techniques nouvelles et progresser librement dans la voie de la connaissance. A long terme, l’équilibre avec la nature est la fille de l’éducation de la base, et non du savoir des élites. Ce qui suppose une culture technique pour tous, comprenant la diététique, l’hygiène, la contraception, le bricolage, l’informatique… Des monnaies complémentaires, dédiées à la promotion de certains enseignements ou de certaines méthodes pédagogiques existent déjà ; leur développement devrait accélérer l’adaptation. Celle-ci suppose aussi que les médias contribuent à l’enseignement des savoirs directement utiles. Par exemple, comment on peut réparer et entretenir les objets quotidiens (vêtements, plomberie, maçonnerie, menuiserie, électricité, électronique..), comment survivre dans des conditions difficiles (en mer, en forêt, dans les glaces, dans le désert, dans la pauvreté..). Le langage des spécialistes ne devrait plus être un moyen sournois et pervers de ségrégation. La civilisation en germe, qui devra nécessairement préserver la nature, donc la connaître, se construira à partir d’une transformation des enseignements. Elle suppose en premier lieu l’élimination de l’illettrisme, principal moyen d’exclusion, ainsi que l’illettrisme informatique.
Les systèmes d’éducation de masse ont été construits en Europe pendant la seconde moitié du vingtième siècle, dans une concentration urbaine de pauvreté et d’insalubrité. Ils résultent d’un constat humaniste, inspiré des idées généreuses du siècle des lumières, mais aussi d’un réflexe de peur de la classe dirigeante, motivé par l’insécurité civile et le sentiment confus d’un risque de chute dans le chaos. Depuis, l’organisation européenne de l’enseignement s’est répandue dans le monde entier. Ses institutions ont été imitées, et elles ont vieilli. Ce vieillissement est comme une ossification, accompagnée d’un décollement du savoir. Les connaissances directement utiles sont abordées à la suite de détours de plus en plus longs, quand elles le sont, et par des voies de plus en plus obscures et sophistiquées.
De la sorte, l’école, telle une séductrice perverse, fait attendre. Elle valorise les rares promesses de résultats concrets par la longueur du cheminement et la difficulté des épreuves qu’elle impose pour les atteindre. Alors, beaucoup de prétendants se découragent en route, ce qui lui permet de se faire valoir encore plus, en prouvant qu’elle ne réserve ses charmes qu’aux meilleurs. Dans ses efforts pour élever son statut, elle se rend de plus en plus inaccessible et, au lieu d’initier, détourne et rabaisse. Il en résulte que l’essentiel, l’intention éducatrice initiale, le sens de la mission sont perdus de vue. Le contenu pédagogique est, par rapport à la vie, comme en lévitation dans le formalisme et l’irréalité.
Par rapport aux enjeux de survie de l’Espèce, l’école mutile. Dans le meilleur des cas, elle produit des spécialistes capables de s’intégrer dans des grandes structures qui d’ailleurs n’en veulent plus. Elle n’a pas suivi le mouvement général de l’économie, par lequel, face à d’immense structures comprenant des dizaines de milliers d’employés naît une multitude de petites entreprises dont les acteurs sont des hommes-orchestre, maîtrisant un talent, et non des bêtes à concours. Elle omet le quotidien. Où apprend-on les techniques de survie en milieu difficile ? Croit-on demain pouvoir faire habiter des cités marines ou des planètes creuses par des illettrés de la technologie ?
Dès la fin du vingtième siècle, aucun pays au monde n’est satisfait de son système d’enseignement. Inutile de chercher des coupables. Il s’agit d’un vieillissement général qui atteint toutes les sociétés. Les frustrations s’accumulent de toutes parts. Les formalismes dogmatiques aussi, comme aux temps médiévaux. Dans les pays en développement, et ailleurs aussi, se constitue une classe de lettrés, les “effendis” qui, ayant réussi à passer à travers ces jeux pervers, se payent en exerçant un pouvoir formaliste. La nouvelle société de cour ne se construit plus autour de la personne d’un Prince, mais dans les frous-frous d’un discours bureaucratique, sorte de tourbillon de mondanités tristes.
Le début du 21e siècle voit se reproduire, à l’échelle mondiale, la situation critique de pauvreté et d’exclusion de l’Europe du 19ème siècle. L’urbanisation massive est maintenant planétaire. Elle traîne son cortège de déracinements, d’errances et de délinquances. La même nécessité de remettre à niveau la culture technique du peuple tout entier réapparaîtra, et par la même voie : La peur de la classe dirigeante, menacée par l’insécurité, l’insalubrité et les maffias et les extrémismes religieux. Mais les moyens techniques seront différents. Dans une société où l’information foisonne et se multiplie, il ne s’agit plus d’assimiler ou d’accumuler du savoir, mais d’apprendre à naviguer dans le savoir. L’univers des connaissances est devenu vaste comme une mer. Or, à tenter de boire la mer, on ne peut que s’étouffer. Il faut changer de stratégie, se perfectionner dans l’art du balisage et de la navigation. De la sorte, on entreprend une démarche volontaire, donnant accès aux informations, sans pour autant encombrer l’esprit d’éléments parasites. C’est indispensable, car demain la santé de chacun sera suspendue à sa capacité à tenir à distance les perceptions polluantes.
D’autre part, dans un jeu d’attaque et de défense, les nouveaux venus tenteront de percer des connaissances protégées par des codes, et chercheront à pénétrer l’impénétrable. Le désir de vivre partout, la reconquête à partir des villes vers les espaces du froid, du chaud, de la jungle et des tempêtes, demanderont d’autres connaissances. Il faudra réactualiser le savoir pratique, au point d’être capable de survivre dans les conditions extrêmes. Enfin, le siècle du féminin aura commencé, et avec lui la régulation des naissances, la recherche d’harmonie avec la nature, l’attention aux rythmes biologiques et l’aménagement de l’environnement. Dès lors, l’enseignement ne sera plus au seul service de la production. Il devra apprendre à vivre et à construire, en donnant à chacun les moyens de la maîtrise de son environnement immédiat.
Le programme “culture technique” consiste à restaurer la fonction initiatrice et libératrice de l’enseignement, par la voie du savoir-faire, comme dans le meilleur de la tradition compagnonnique. En fait, il s’agit de retrouver un principe de réalité. Les machines à enseigner auront au 21e siècle un potentiel immense. Elles permettront la mesure des acquis et l’évaluation continue des connaissances et des savoir-faire. Elles entraîneront les enfants dans des univers virtuels, appelleront au jeu, au vertige et au plaisir. Les mornes leçons d’autrefois seront délaissées. La mortification et le sacrifice n’auront plus de raison d’être. Mais quel danger supplémentaire de sauter dans l’irréalité ! La culture technique, justement, veut être l’antidote des paradis artificiels et de toutes les drogues de l’esprit, le rappel aux réalités quotidiennes, sans pour autant repousser l’apport extraordinaire des nouveaux outils. Bien au contraire, elle utilise la puissance d’enseignement des univers virtuels, mais au service des vrais besoins de l’Homme et de la Nature, en commençant par les plus urgents. Elle ne cherche pas à inculquer des savoirs, mais vise au contraire à apprendre aux individus à penser par eux-mêmes, à se libérer par leurs propres moyens de toutes les formes de suggestion, de toutes les tentatives d’occupation du mental si présentes dans le monde moderne.
Un programme d’enseignement planétaire ne se définit pas par des ajustements à l’économique. Il doit d’abord être fondé en rapport avec la survie. Nous sommes un primate “néoténique”, autrement dit nous conservons plus longtemps la plasticité des enfants et leur faculté d’apprendre. Dans le comportement humain, il y a plus d’acquis et moins d’inné que chez les autres singes. Il en résulte que l’éducation est un définisseur de civilisation. La société européenne du vingtième siècle a été définie par l’éducation mise en place pendant la seconde moitié du dix-neuvième. Ses qualités (savoir lire écrire et compter) ont produit de grands effets, ses défauts (une lecture tribale de l’histoire privilégiant les conflits entre États-nations) aussi. Si l’on veut penser aux contenus des enseignements du 21e siècle, il faut donc les placer dans la perspective de la survie de l’espèce.
Posons la question au quotidien. Chacun a besoin de connaître le fonctionnement de son propre corps, et de pouvoir intervenir volontairement sur lui. La contraception est un sujet d’enseignement qui concerne toute l’humanité. La prévention des maladies infectieuses aussi, que ce soit par la vaccination ou par d’autres moyens. La diététique également, surtout en milieu urbain, où l’industrialisation trompe les instincts, donnant aux aliments des saveurs sans rapport avec leurs propriétés nutritives. Pour reconstruire le contenu pédagogique, on peut cheminer par cercles concentriques, en commençant par l’individu, son corps, son âme et son esprit, puis en élargissant à son environnement immédiat, la construction et l’aménagement de sa maison. Dans les quartiers pauvres des grandes villes, comme le montre l’expérience de Fortaleza (Brésil), apprendre à construire par soi-même, c’est aussi retrouver un peu de sa dignité, sortir du monde des exclus, redevenir capable de maîtriser une part de son destin. Ici la culture technique donne directement accès à un statut minimal. Elle trouve son expression la plus juste, permettre à tous les hommes, et d’abord aux plus démunis, de progresser dans la maîtrise de leur environnement. En se prenant en main, l’être humain rejoint la collectivité des créateurs, sort de la situation de totale soumission et d’inexistence sociale où il se trouvait. S’il n’utilise pas ce moyen là pour en sortir, il fera appel à d’autres, tels que la délinquance. Dans toutes les classes sociales, il est utile, et même nécessaire à un bon équilibre personnel de savoir fabriquer ses meubles et refaire la peinture de son habitation. Cela concerne particulièrement les classes aisées, guettées par le principe d’irréalité. En continuant ce mouvement de définition du contenu par cercles concentriques, de l’intérieur vers l’extérieur, vient l’enseignement des relations sociales, de la ville, de la Nature… laquelle renvoie à sa propre nature, à la définition de l’être et du destin, de telle sorte que, par apprentissages successifs, l’étudiant conquiert des degrés supplémentaires d’autonomie et devient progressivement un citoyen de la planète.
Les ethnies en voie de disparition étaient considérées comme culturellement inférieures. L’éducation visait à les intégrer dans le mouvement mondial du “progrès”. Elles vont devenir au contraire des références. Chacune est dépositaire d’un art de survivre. En se maintenant dans des conditions difficiles, et en équilibre avec le milieu, elles prouvent les capacités de l’Espèce. Leur savoir faire sera reconnu et enseigné. Déjà, les plantes médicinales traditionnelles sont regardées avec intérêt par nos pharmaciens. Demain, on construira des ethno-enseignements, qui seront aussi des entraînements complets au mode de vie des Touaregs, des Masaï, des Pygmées, des Lapons et des Papous, et des exégèses de la langue des Aymaras.
Mais comment est-il possible de proposer un programme spécifique de “culture technique” alors que de puissantes institutions internationales, telles que l’UNESCO, ont précisément pour mission d’éduquer la planète en vue d’éradiquer la pauvreté et de préserver le patrimoine culturel. Il ne s’agit aucunement de sous estimer les résultats obtenus, ni de minimiser les efforts de ces organisations. Mais il faut aussi dire qu’elles ont été crées à une certaine époque, selon une certaine idéologie, et avec certains fonctionnements.
Pourcentage des adultes ne sachant pas lire ou ne comprenant pas ce qu’ils lisent
Depuis, la situation a évolué. Ce qui valait surtout comme préoccupation humaniste devient maintenant une affaire d’urgence. Ce qui était circonscrit au tiers-monde s’étend désormais aux pays développés, atteints par les ravages de la nouvelle pauvreté. Seuls les milieux de l’enseignement et de la culture se sentaient concernés. C’est maintenant toute la société, y compris les milieux “économiques”, qui doit faire face à une situation de plus en plus dangereuse, due à l’exclusion et à l’irréalité. Il en résulte que les ressources mobilisables vont devenir d’un tout autre ordre de grandeur. On pouvait se contenter d’un fonctionnement parlementaire entre États-nations. Il va falloir changer de vitesse, et engager des moyens d’une toute autre efficacité. La technologie des univers virtuels, jusqu’à présent surtout développée par les militaires, va devoir se mettre au service de l’éducation. Les sciences cognitives aussi, et cela dans l’esprit des grands programmes, c’est à dire avec des objectifs clairs, des échéanciers et des logistiques efficaces et la possibilité de surmonter, pour des nécessités d’intérêt public, les réticences éventuelles des autorités locales.
Par exemple, on sait faire des machines d’enseignement, capables d’initier aux technologies toutes sortes de populations, jusqu’aux illettrés. Encore faut-il que soit effectué l’énorme investissement intellectuel que représente la construction des univers de connaissances correspondants où seront immergés les sujets, avec tous leurs cheminements possibles. Aucun système éducatif n’est actuellement en mesure de le faire. Tous sont pris par leur fonctionnement courant, occupés à gérer d’énormes collectivités d’enseignants, et hors d’état de dégager les moyens intellectuels et financiers de grands investissements sur le contenu. Et si jamais une telle innovation devenait soudain disponible, sans doute auraient-ils plutôt tendance à y résister. C’est pourquoi le programme “culture technique” devra trouver des soutiens, non seulement chez les enseignants dissidents, mais aussi hors du cercle des enseignants. Par exemple, chez les fabricants de jeux, ou chez les militaires, qui ont à la fois travaillé les univers virtuels et la transmission rapide et efficace de savoirs pratiques.