Santé et solidarité

Santé et solidarité

Visite médicale à Tegucigalpa, Honduras, 9 mars 2004
Photo Brooke Novak, Atlanta, Georgia (Midtown West)
Source: page de Brooke Novak sur Flickr

Rappel du texte fondateur de Prospective 2100 pour ce programme séculaire mondial

L’exercice de la solidarité, s’il est convenablement soutenu par des lois et des financements appropriés, peut devenir une expression de l’activité humaine aussi reconnue, diverse et créative que celle de l’économie de marché. Le mode d’organisation qui conviendrait pour ces activités est celui d’entreprises à but non lucratif. Ces organisations seraient donc des personnes morales reconnues, autonomes, obligées, sous peine de disparaître, d’équilibrer leurs recettes et leurs dépenses, mais n’ayant pas pour but le profit. En raison des finalités collectives qu’elles prennent en charge, elles pourraient être destinataires de ressources fiscales ou parafiscales, avec une certaine liberté de choix du contribuable-donateur, introduisant une forme atténuée mais stimulante de concurrence. Il est aussi possible, cela s’est déjà fait dans certains pays, d’inventer des monnaies complémentaires dédiées à certaines catégories de soin ou de travail social. Par ailleurs, une grande infrastructure mondiale est à construire : celle du système de santé, ainsi qu’une chaîne mondiale d’organisations de solidarité, prenant chacune la forme la plus adaptée au lieu et aux modalités de sa mission.

Dans le monde qui se construit, la solidarité internationale est sans doute la manière la plus concrète et convaincante d’affirmer l’unité de l’espèce humaine. Des peuples entiers ont été secoués par le choc de la modernité. Les ethnocides sont partout, les famines font autant de morts que les guerres, et l’illettrisme handicape les capacités créatrices d’un bon tiers de l’humanité. Celui qui tend la main dit, par dessus les distances : “je suis toi”. Il prouve dans les faits qu’un lien invisible mais insécable l’unit aux plus déshérités. Ce faisant, il lutte contre le processus dia-bolique qui tend à séparer les humains les uns des autres.
Dans l’économie de marché, le succès se mesure à l’art de prendre. Dans entrepreneur, il y a preneur. Nous allons vers une restauration de l’art de donner, complémentaire de celui de prendre. Au soir de sa vie, l’homme se demande ce qu’il a fait. Celui qui a accumulé de la richesse sera peut être craint, mais sera-t-il longtemps encore respecté ? Oui si elle est la juste contrepartie de ce qu’il a donné au monde par la voie de ses créations et de son humanité. Non s’il n’a été que prédateur, capturant au passage des richesses crées et produites par d’autres.
Après une époque de production effrénée, dépassant largement les besoins des plus riches, vient le temps du partage. Déjà, les organisations non gouvernementales, pour la plupart caritatives, apparaissent sur la scène internationale comme une troisième force (les deux autres étant les états et les entreprises). Elles rappellent aux pouvoirs, quels qu’ils soient, leur devoir d’humanité.
L’inventaire des moyens de porter secours à son prochain est loin d’être clos. Et ceux qui ont le plus besoin d’aide sont sans doute ceux qui, ayant des moyens, ne savent pas -ou plus- comment laisser parler leur coeur. C’est pourquoi, au delà des programmes techniques, il faut boucler la chaîne planétaire de la solidarité entre les hommes. La construction de ce réseau mondial, la diffusion de ses enseignements, la mobilisation des talents et des énergies est un programme en lui-même, ciment de tous les autres.
La solidarité s’exprime massivement à travers le système de santé. On comprend que les premières ONG internationales aient été médicales : la Croix Rouge, Médecins sans frontières… Secourir les blessés, les malades, les affamés est le premier degré de ce mouvement, celui où la compassion parle en direct. On peut mesurer le progrès d’un pays, en termes de civilisation, à la qualité de ses hôpitaux et de ses cliniques mieux encore qu’en regardant son produit national brut.
Le programme “solidarité et partage” comprend donc en premier lieu la construction d’un système de santé mondial cohérent, convenablement équipé sur tous les continents, et offrant à tous les mêmes droits aux soins, où qu’ils se trouvent. Ce seul aspect met déjà en jeu des moyens considérables, puisque, dans les pays les plus développés, les dépenses de santé sont supérieures aux budgets des états.
On ne peut pas dire que les matériels médicaux soient absents du nouveau système technique. Ils sont au contraire prétexte à performances. Chacun a pu admirer, à la télévision, les merveilles de l’imagerie médicale, le rendu des couleurs du scanner ou la mosaïque changeante de l’activité cérébrale. Mais ces spectaculaires prouesses contrastent avec le traitement quotidien du malade ordinaire dans un hopital moyen. Entouré de personnel surchargé, il est traité comme une chose. On parle de son corps devant lui comme s’il n’entendait pas. On le soulève sans ménagement. Il est devenu un morceau de matière.
Paradoxalement, la spécialité où la technique moderne excelle, la communication, reste atrophiée. La télésurveillance des malades est réservée aux cas urgents, la téléconsultation de spécialistes par visiophone a seulement commencé en Scandinavie. Le maniement électronique de l’information (aide au diagnostic et à la prescription, gestion de dossier médical et des formalités d’assurance maladie..) est à portée, et pourrait rendre d’immenses services. En somme, on recherche la difficulté, mais on omet de faire ce qui est facile et à portée de la main. Sans doute, il est plus valorisant de se pencher sur l’image d’un scanner que sur le circuit de nettoyage du linge hospitalier ou les instruments qui permettraient de donner un bain confortable aux personnes âgées.
La technique sert à mettre en valeur les performances des spécialistes. Elle y perd son âme. Cela montre à quel point l’usage des technologies dépend des jeux d’intérêts. La solidarité nécessite des configurations institutionnelles étudiées de telle sorte que les intérêts particuliers des acteurs aillent dans le sens de la finalité générale. Dans ce cas, il est clair que le patient doit avoir son mot à dire et rester libre du choix de ses soignants. Mais il faut aussi éviter qu’il y ait une médecine pour les riches et une autre pour les pauvres. D’où un circuit complexe de paiement, qui crée une bureaucratie et encourage la surconsommation de médicaments. D’où la nécessité de contrôles performants et d’une informatique conviviale…
Le programme “solidarité et partage” comprend ensuite un réseau d’organisations permettant aux sentiments de solidarité des personnes de s’exprimer naturellement par dessus les frontières et les clivages ethniques et sociaux. Il m’apparaît clairement que le seul moyen opérationnel de donner naissance rapidement à un tel réseau est une exonération fiscale qui permettrait aux particuliers et aux entreprises de déduire de leurs impôts les sommes consacrées à cette finalité.
Il faut aussi à ce programme un volet juridique, qui élimine les obstacles que les lois locales dressent encore à l’exercice de la solidarité entre les individus. Un aspect : l’adoption d’enfants de populations défavorisées ou meurtries.  La notion d’entreprise doit être étendue. Actuellement, les personnes morales sont, soit à but lucratif, auquel cas elles doivent “faire de l’argent”, soit à but non lucratif, et alors elles ne doivent pas en faire. Il y a là une faille logique. On fait comme si le service collectif interdisait d’être rentable, alors que, calculée dans certaines conditions, sa rentabilité est une mesure de sa qualité.

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