Structurer les villes

Structuration des villes

 Immeuble dit « la Citadelle verte » de l’architecte Friedensreich Hundertwasser
à Magdebourg, dans le land de Saxe-Anhalt, Allemagne.
Photo Doris Antony, Berlin, licence GFDL et CC-BY-SA. Source Wikipedia.fr
  • Le programme Structuration des villes a été animé par Frédéric Lefèvre, qui se consacre maintenant aux océans.
    Il est constitué à ce jour de l’atelier-club Prospective urbaine dirigé par Nathalie Cecutti.

[Présentation provisoire]

Rappel du texte fondateur de Prospective 2100 pour ce programme séculaire mondial

Les villes modernes sont devenues des broyeurs d’hommes, dont les banlieues invivables engendrent l’exclusion et la révolte. Elles sont comme hantées par la ségrégation et les rapports de force. Ce sont des lieux d’embouteillages monstrueux, où les pertes de temps se chiffrent en milliards d’heures par jour, bien supérieures au temps de travail qu’il faudrait pour les aménager. Elles deviennent des espaces dangereux, où l’insalubrité, la délinquance et les maffias gagnent du terrain. Il faut donc restructurer les grandes villes du monde, avec une architecture adaptée aux vrais besoins de l’homme, que l’éthologie permet d’évaluer, des transports en commun puissants et fiables (métro souterrain ou aérien…), des réseaux interurbains rapides (autoroutes et TGV mondial), des réseaux d’eau, d’assainissement et d’électricité accessibles à tous.
Il faut aussi créer de toutes pièces des villes nouvelles tout équipées, à une échelle suffisante pour absorber l’excédent mondial des réfugiés climatiques et des migrants ruraux. Certaines de ces villes seront bâties dans les régions rendues plus habitables par le réchauffement dû à l’effet de serre (Canada, Scandinavie, Sibérie…), d’autres dans des régions où se trouvent de grandes richesses naturelles, mais actuellement peu peuplées (Australie, Afrique centrale, Amérique du Sud).

L’implosion urbaine est actuellement ce qu’il y a de plus inquiétant dans l’évolution de l’espèce humaine. Autour de Mexico, du Caire, de Bombay, de San Paolo et de Los Angeles, ont poussé d’immenses banlieues, peuplées de ruraux poussés par le besoin, foyers de pauvreté, d’insalubrité et de délinquance. Au dix neuvième siècle, une situation comparable était apparue en Europe. Après l’alerte de 1848, la réaction de la classe dirigeante a été logique, comme mécanique : la structuration. Haussmann a transformé Paris en moins de vingt ans (structuration de l’espace), et Jules Ferry, poursuivant l’œuvre de Victor Duruy, a mis en place l’enseignement “laïque, gratuit et obligatoire” (structuration des esprits), pendant que, dans les pays voisins, Bismarck et la Reine Victoria menaient des politiques tout aussi énergiques.
Pour l’époque, ce double mouvement structurant a suffi. Il a même réussi au delà de toute espérance puisque, malgré deux guerres mondiales, l’Europe a connu le siècle le plus prospère de toute son histoire. Dans l’organisation de l’espace urbain, ce mouvement s’est traduit par la construction de voies assez larges pour accueillir les automobiles, qui n’étaient pas encore inventées. La mise en place des réseaux (eau, gaz, assainissement, électricité), constitue la base de la nouvelle géométrie urbaine.
C’est donc en pro-grammant à l’avance les flux de matière, d’énergie et demain d’information que se construisent des espaces accueillants et prospères, en lieu et place de bidonvilles insalubres. Le mouvement consistant à prévoir les fonctionnements, de manière à les inscrire à l’avance dans la pierre et le ciment s’est poursuivi. Avec l’habitat social après la seconde guerre mondiale, il franchit une étape supplémentaire. Sans doute, le résultat est moins heureux qu’au siècle dernier, mais il va plus loin quand même. Haussmann n’avait fait que repousser la pauvreté dans les banlieues. Les HLM prétendaient règler aussi la question des banlieues et, pour cela, donner un logement décent à tous, en misant sur la baisse des coûts de l’industrialisation. En fait, ce mouvement a transposé des processus de rationalisation coloniale. Son échec ne remet pas en cause le principe de la pro-grammation. Seule la façon de faire était défaillante, au point qu’il fallut détruire à l’explosif des constructions de seulement trente ans d’âge, dont le béton, s’il avait été modelé avec talent, aurait pu tenir des siècles.
Pour comprendre l’évolution urbaine, il faut la regarder de haut. Doxiadis avait observé que la croissance d’une ville ressemblait étrangement à celle d’un cancer. Même forme de tache et aussi mêmes prolongements, comme des métastases. Cette métaphore est utile, même si elle est difficile à accepter. Le cancer n’est-il pas un dérèglement de la reproduction cellulaire, une autorisation de proliférer sans contrainte. Il se définit par un manque : la déficience d’une régulation, l’oubli d’une information donnant les limites de l’environnement.
On peut aussi comparer la ville à un corail, squelette externe dur sécrété par un animal mou. Ces deux idées indiquent la direction de notre réflexion, et du programme qui en découle. La ville est aimée ou haïe, elle ne laisse personne indifférent. Au delà du bien et du mal, son être profond est d’ordre biologique. C’est une expression de la vie. Et, parce que dans la vie gît une souffrance, nous en sommes angoissés. Parce que la vie est source de beauté, nous l’aimons. Une cohorte de techniciens a cru pouvoir rationaliser la ville. Les dessins de mégapoles titanesques des années soixante sont restés dans leurs cartons. Depuis, les cités ont cru. Il y aura vingt cinq villes de plus de sept millions d’habitants en l’an 2020. Elles ont absorbé la population des campagnes : la moitié de l’espèce humaine est urbanisée vers 2005. Ce n’est pas avant 2020 que la densification des communications permet de commencer un mouvement de désserrement des villes et de reconquête de l’espace rural.
Le moment critique de l’évolution d’une ville est sa structuration. On peut comparer cette métamorphose -le passage d’une juxtaposition anarchique de constructions individuelles à un ensemble ordonné- avec celle de l’oeuf qui vient d’être fécondé. Au début, il se reproduit à l’identique avec une espèce de force explosive. Il se démultiplie au dépens de la matrice qui l’abrite. Après quoi, dans une seconde phase, les organes commencent à se différencier. Le foetus se forme. On distingue une colonne vertébrale, une tête, des membres… Les circulations s’établissent. Dans les grandes cités contemporaines, nous assistons à une évolution semblable. La population en excès commence par s’accumuler dans des bidonvilles, constructions sauvages et proliférantes qui se démultiplient avec une force vitale primitive, en même temps que ses habitants pauvres vivent aux dépens des richesses avoisinantes. Après, vient une période de tensions et de désordres. C’est l’affrontement entre la société officielle, avec ses constructions, ses règles et sa police, et la société des sauvages urbains, obligés, par leur situation, de considérer la ville comme une jungle et d’y inventer de nouveaux moyens de survie.
La transformation de Paris au temps d’Haussmann est caractéristique de ce type d’évolution. Les terrains occupés par les pauvres sont rachetés par des promoteurs, à des prix satisfaisants pour les vendeurs, mais évidemment très inférieurs à la valeur que permet d’en tirer l’opération d’aménagement. Les infrastructures sont alors construites, des immeubles neufs s’élèvent, et le quartier est absorbé par la ville officielle. Les anciens occupants sont, soit intégrés dans le circuit des emplois créés par l’investissement, soit rejetés vers la périphérie. Haussmann imposait quelques règles géométriques simples aux constructeurs, et des exigences de qualité pour l’architecture des façades. Il a transfiguré Paris en moins de vingt ans. Son œuvre constitue encore une référence après plus d’un siècle. Et si l’on observe ce qui s’est passé récemment au Brésil autour de la baie de Rio, où le béton a pris la place des favellas, ou bien ce qui est en cours dans le centre de Manhattan, où une série de “blocs”, dégradés et squattés sont rachetés par des promoteurs japonais, on voit bien à l’œuvre un processus semblable.
Il ne s’agit pas ici d’ériger en modèle une stratégie qui aboutit à expulser les plus défavorisés au profit des nantis. Mais il faut bien constater ce caractère conquérant, en quelque sorte irrésistible, de la ville organisée. Car, sans doute, derrière le mécanisme financier, autre chose est à l’œuvre, quelque chose de plus profond, d’ordre biologique. Si la structuration finit par s’imposer, c’est parce que nous autres humains le désirons. Elle ne pourrait triompher comme elle le fait si personne n’était là en fin de course pour acheter, louer et habiter ces constructions. Si nous le désirons, c’est parce que, quelque part, l’ordre est porteur d’un sens qui nous met en relation avec notre destin.
Ce sens, c’est celui de la Techno-Nature. Il est dans la vocation de l’espèce humaine d’exporter son ordre intérieur, de l’imprimer dans l’environnement. Ce faisant, il remplace la Nature par un Techno-Nature, placée sous son contrôle, exprimant au dehors les schémas de son esprit. L’agriculture fut le premier mouvement de domestication et de mise en ordre de la Nature. On sème en ligne. Au fil des millénaires, l’ordre humain se répand. Désormais, nous sommes bien plus entourés de Technique que de Nature. Cet ordre monte et se déploie par degrés successifs. Le village est plus techno que la ferme primitive, la ville plus que le village, le quartier de la Défense plus que le Paris de Haussmann. A chaque stade, un niveau d’organisation est atteint, par la prise en charge de nouvelles fonctions, l’intégration d’un degré supplémentaire de complexité. Quand la ville moderne prend possession du bidonville, c’est un pas de cette évolution qui s’accomplit. Aussi sommes nous amenés à penser la structuration urbaine comme inévitable, parce qu’inscrite dans le rôle biologique très particulier de l’espèce humaine. Ce qui ne diminue en rien l’urgence de porter secours à ceux qui pourraient en être victimes, ni la nécessité de compenser les préjudices subis.
A mesure que des fonctions plus complexes sont assumées par le système urbain, la définition préalable d’infrastructures de circulation devient plus importante. Lors de la constitution des organes du fœtus, la circulation sanguine et le système nerveux, circulation d’information conditionnent le reste de l’organisation. Il en est de même pour les villes, et l’on peut attribuer la plupart de leurs dysfonctionnements actuels à l’insuffisance des réseaux (transports en commun, électricité, téléphone, eau, assainissement, voirie…).
Paradoxalement, le premier élément du programme ne concerne pas les villes elles-mêmes, mais leurs relations. Prenant acte de l’unification de la planète, intervenue à la fin du vingtième siècle avec l’ouverture des pays de l’Est, il faut maintenant penser le réseau de transport mondial interconnecté. Plus précisément, il faut établir rapidement des projets provisoires, destinés à être renégocié dans les détails avec les autorités locales, soit :
-un schéma autoroutier mondial, couvrant non seulement les pays actuellement développés, mais aussi L’Europe de l’Est, la Chine, l’Inde, le Moyen orient, L’Indonésie, L’Amérique du Centre et du Sud. Au vingt et unième siècle, les randonnées intercontinentales deviennent usuelles. On va en autoroute d’Amsterdam à Pékin, et du Cap à Vladivostok. Un plan d’ensemble est indispensable pour faire comprendre aux pays et aux villes qui sont sur la route tous les avantages qu’ils auront à cette interconnexion générale.
-un schéma directeur des trains à grande vitesse. La structuration urbaine se construit, non plus en tache d’huile, mais autour de transports collectifs. Il se constitue, dans les régions les plus peuplées, des chapelets de villes, à quelques centaines de kilomètres les unes des autres, liées entre elles par des transports rapides. Les lignes TGV interconnectent des ensembles autrefois séparés (Paris et Londres), construisant un système économique porteur de développement. Il faut là aussi, penser à un schéma directeur mondial, car seule une vue d’ensemble cohérente peut donner un sens et déclencher les décisions d’investissement. Ce schéma aura en plus le mérite de faire apparaître les questions restées sans réponse, du fait des anciens cloisonnements. Par exemple, en Afrique, si l’on imagine une ligne côtière d’Abidjan à Lagos, en passant par Accra, Lomé et Cotonou, soit cinq pays différents, dont trois francophones et deux anglophones, on pose nécessairement en profondeur la question des nécessités du développement face aux particularismes et aux prérogatives des bureaucraties locales.
-En outre, tous les modes de transport devront nécessairement être interconnectés. À ses débuts, le Métro parisien avait été volontairement construit séparément des voies ferrées, en refusant l’interconnexion. Il était alors promu par des ingénieurs dissidents, qui voulaient se libérer de l’emprise des chemins de fer. Après trois générations, leurs idées furent oubliées, et la construction du réseau express régional fut l’occasion de reconstituer la connexion, comme si une cicatrice se refermait. Maintenant, nous en sommes à la mondialisation du Métro. Les vingt cinq mégapoles, et aussi d’autres cités moins grandes, devront nécessairement en être équipées. Il faut observer aussi que les aéroports sont, dans la plupart des pays, fort mal desservis par les transports en commun. Le tournant est pris désormais, et l’on s’apprête à construire, non seulement des raccordements au métro, mais aussi des gares de TGV dans les aéroports. L’ordre de grandeur des circulations devra donc nécessairement changer, allant même jusqu’à plusieurs dizaines de milliers de voyageurs à l’heure. Il est donc logique d’étudier, non seulement les interconnexions, mais aussi la construction de cités souterraines en dessous de pistes d’atterrissage. Là seront peut-être les plus grands urbanismes souterrains.
Le second élément du programme concerne la législation. Le droit de construire est fondé sur des concepts d’une époque révolue. La propriété du terrain, sorte de droit sacré, plonge ses racines dans l’agriculture. Le propriétaire du sol est encore maître “du dessus et du dessous”. Seuls le droit de circulation aérienne et le droit minier viennent timidement mordre ses prérogatives. Aussi la conception des villes est-elle prismatique. On définit une emprise au sol, à partir de laquelle il est autorisé de construire, à une hauteur et à une profondeur calculée selon les règlements d’urbanisme. L’espace, dans ces conditions, n’a pas trois dimensions, il en a deux plus une, ce qui est très différent. Les quelques emplacements où les villes utilisent les possibilités des trois dimensions sont, soit des cités spontanées anciennes, comme la casbah d’Alger, soit des zones faisant l’objet d’une emprise et d’un aménagement global, telles que des grands magasins, ou encore le trou des Halles au centre de Paris. Là, on trouve des circulations obliques, des liaisons sur plusieurs niveaux, des délimitations d’espace non parallèles aux faces d’un cube… et une qualité de paysage plus attractive. Or, si l’on considère les extraordinaires possibilités techniques qu’offrent les structures suspendues, ne reposant au sol que sur quelques points, il devient évident que la législation bride la créativité. Non pas délibérément, mais parce qu’héritant d’habitudes mentales d’un autre temps, elle n’a pas encore été repensée dans la perspective de la techno-nature.
Voici, par exemple, le genre de question que l’on peut se poser : une des solutions évoquée pour se débarrasser de la plaie qu’est la pollution automobile consiste à construire des circulations souterraines. Si l’on pousse cette idée plus loin, on peut imaginer que le domaine public actuel (les rues, les voies ferrées..) soit recouvert, et que les constructions et la végétation se situent au dessus, à partir du niveau du premier étage actuel. A la limite, on aurait une ville en négatif : les parties actuellement construites seraient taillées en espaces collectifs de gradins piétonniers, avec des cours, des jardins et des commerces, alors que les rues seraient recouvertes par des constructions reposant sur des voûtes ou des dalles. Cette vision rejoint l’idée des “terrain artificiels” de l’architecte japonais Kikutake, les cités souterraines avec leurs transports en commun, horizontaux et verticaux, les possibilités de bâtir au dessus des gares et au dessous des aéroports… voire des constructions suspendues entre des gratte ciels.
Ces nouvelles ouvertures du droit de construire -qui s’accompagneraient aussi d’un droit international de l’expropriation, de l’utilité publique et des enquêtes d’impact- ne sont pas évoquées ici pour défendre les intérêts de la corporation des promoteurs. Ils sont un moment de l’apprentissage collectif, qui doit nous rendre capables de résoudre les problèmes des mégapoles. Si les énormes masses de population flottantes du début du 21ème siècle ne trouvent pas de cadre d’intégration, elles se tourneront vers le pillage et la destruction. La classe dirigeante, face aux difficultés, sera obligée de réaliser des structures urbaines intégrées. Elle sera amenée à construire, dans les régions du monde réchauffées par l’effet de serre (le Canada, la Sibérie, la Scandinavie) des complexes agro-urbains de plusieurs millions d’habitants, programmés à l’avance avec toutes leurs fonctions, produisant l’essentiel de leur subsistance, conçus pour assimiler, presque automatiquement, en douceur, les excédents de population des banlieues des mégalopoles.
Pour faciliter cette évolution, on pourra jouer avec la règle d’intégration des formes, décrite par le philosophe Gilbert Simondon. Cette règle, valable pour tous les produits de l’industrie, est la suivante : à ses débuts, un objet technique est construit comme une juxtaposition d’éléments séparés, correspondant chacun à une fonction différente. Sur une automobile des années 1900, on peut quasiment lire les fonctions en la regardant : les gardes boue, les pare chocs, le châssis, les portes, les phares sont des éléments distincts, assemblés les uns aux autres, exprimant chacun leur rôle avec force. Au fur et à mesure que les générations se succèdent, l’objet devient plus “rond”. Il est de moins en moins évident de discerner la spécialisation de ses parties. Le garde boue et le pare choc se fondent, les phares s’y intègrent, la coque porteuse sert à la fois de châssis et d’habitacle, tout tend à fusionner. Il en est de même dans l’habitat, mais le mouvement y est plus lent. La salle de bains de la fin du vingtième siècle est encore faite d’une juxtaposition d’objets séparés, et cette séparation est confortée par une sorte de lotissement de la technique, sur lequel les corps de métier s’accordent. Il y a le territoire du peintre, celui du plombier, celui du carreleur… Seul un passage à l’industrialisation complète peut permettre à cette intégration de s’exprimer. En construisant des maisons en usine, transportées sur le site par dirigeable, on peut repenser le produit et son mode de fabrication. Si l’on veut une salle de bains étanche et lavable, pourquoi ne pas polymériser du plastique sur une structure gonflable, avant de construire le reste de la maison autour, au lieu d’amener des appareils sanitaires dans une structure déjà faite. En poussant le raisonnement plus loin, on intègre aussi les principaux meubles à la construction de départ, la décoration et les réseaux (eau assainissement, électricité, téléphone). La maison terminée est plus légère, plus résistante, et surtout beaucoup moins coûteuse, car la coordination des corps de métier a été économisée.

Au service de la prospective mondiale depuis 1991