À quoi sert la prospective séculaire ?

La prospective est un préliminaire de l’action. Ce n’est pas une Science. Chaque scientifique approfondit un domaine de connaissance particulier. Le prospectiviste revendique le droit à la synthèse, et en même temps le droit à l’erreur. Il n’y a pas une prospective économique d’un côté, et une prospective écologique d’un autre. Il y a une prospective générale, que l’on peut décliner dans ses aspects économiques et écologiques, selon des vues particulières. La prospective recueille, compare, critique ce que disent les spécialistes. Elle s’autorise l’audace d’établir, à partir de leurs constats, un tableau cohérent, en vue de dire une histoire du futur. Sans doute, cette histoire n’est pas la seule possible, mais elle existe. C’est un récit racontable, quelque chose qui a un sens, alors que la juxtaposition de discours de spécialistes n’en a pas.

La certitude n’est pas la compagne du prospectiviste. Mais le doute n’est pas une raison suffisante pour s’interdire de prendre la parole, surtout s’il s’agit d’enjeux vitaux. Comme la psychanalyse, la prospective est un travail technique sur l’imaginaire. En le précisant, elle contribue à créer l’avenir. Elle explore des scénarios, tâtonne dans le brouillard, essaie des instruments de mesure nouveaux, refuse les lieux communs de son époque. Mais elle ne devient elle-même qu’en restituant du sens là où il n’y en avait pas, en imaginant des cohérences possibles au-delà des tableaux cahotiques. C’est la descendante des devins, à cela près qu’elle tolère et même recherche la controverse. Ce n’est pas pour autant l’art de se mettre d’accord sur des voœux. Penser l’avenir n’est pas choisir le tableau le plus confortable (le “wishful thinking” anglo-saxon), au risque de se complaire dans l’irréalité. C’est au contraire un acte de courage intellectuel, qui soupèse avec égalité d’âme les chances respectives du meilleur et du pire.

Les moyens modernes permettent de voir loin. Ayons l’audace de nous en saisir. Il faut environ un siècle pour que le nouveau système technique soit partout en service, et pour que la démographie se stabilise. À quoi ressemblera la planète quand tout aura changé ? Telle est la question qu’il faut avoir le courage de se poser maintenant pour choisir avec lucidité les infrastructures de demain.

Au 21e siècle, on ne peut plus regarder séparément les différentes régions du monde. Elles sont toutes en interaction. Construisons donc une vue d’ensemble, qui embrasse la planète entière, et propose un cheminement continu jusqu’à 2100. Combinons aussi diverses approches, d’ordinaire présentées séparément : l’économique et le social, bien entendu, mais aussi l’équilibre avec la nature, la technologie, la vie quotidienne, l’éducation, les conflits, la spiritualité.

Comment on a vu le futur jusqu’à présent

Ne craignons pas l’échec. Malgré la difficulté de la prévision, les prospectivistes du passé se sont moins trompés qu’on le dit.

Certains créateurs ont “vu” des objets qui allaient se réaliser des siècles plus tard. Les dessins de parachute, d’hélicoptère et d’avion de Léonard de Vinci, réalisés cinq cents ans après sous forme de maquettes , laissent l’impression d’une majestueuse continuité de l’imaginaire , d’une lente gestation du génie humain. Le sous-marin et le voya-ge dans la lune de Jules Verne étaient en avance d’un siècle. Cet esprit fécond, curieux de toutes les sciences, a inspiré des générations d’ingénieurs et d’inventeurs. Par les vocations qu’il a suscitées, il a préparé la réalisation de ce qu’il évoquait.

Souvent, les créateurs ont pêché par manque d’audace. Le même auteur anglais, H. G. Wells, était plus près de la réalité quand il écrivait des fictions (la guerre des mondes) que lorsqu’il faisait des prévisions officielles, où il s’efforçait d’avoir l’air sérieux. Quand il s’agit d’avenir, le vrai sérieux n’est pas où l’on croit.

Dans la collection des tableaux du futur, trois styles principaux apparaissent :

Station centrale des aéronefs à Notre-Dame, vue par Robida
Station centrale des aéronefs à Notre-Dame, vue par Robida

• D’abord des visions techniciennes, empreintes d’optimisme : en 1900, l’illustrateur Robida proposait des images prémonitoires de l’an 2000. Des dirigeables circulaient autour de Notre Dame, des casques à enseigner électriques coiffaient les élèves, des robots faisaient le travail des champs, surveillés de loin par l’ex-agriculteur. Pour la revue Science et Vie de l’entre-deux-guerres, la fée électricité libère des tâches ménagères, chacun vole dans son petit avion individuel et portatif, on reste chez soi en travaillant à distance… C’est du fantastique scientiste. La technique est vue comme bénéfique. Aucun problème ne résiste à son pouvoir de résolution.

• Ensuite des visions sociales et écologiques, qui mettent au contraire l’accent sur les “dégâts du progrès”, soulignant les asservissements, les maladies, les pollutions et les destructions dus à la prolifération industrielle. Mais les uns comme les autres tendent à surestimer la vitesse des changements. Ils décrivent, soit une explosion euphorique, soit un effondrement catastrophique. En fait, ni l’un ni l’autre ne se sont produits. Les technolâtres et les technophobes sont renvoyés dos à dos.

• Enfin des visions d’économistes, qui ne sont ni radieux ni sombres. À la différence des précédents, ils sous estiment la rapidité des transformations. Pour eux, l’avenir ressemble au passé, le monde est régulé par une main plus ou moins invisible, et ce qui se produira n’est guère différent de ce qui s’est déjà produit. Pendant les “trente glorieuses” , ils ne pouvaient se résoudre à ce que la croissance continue à un rythme endiablé, ce qu’elle a fait, ni que le chômage augmente dans des proportions incroyables, ce qu’il a fait. Les calculs leur suggéraient ces résultats mais, par manque d’audace, ils ne pouvaient y croire. Les textes écrits en 1964 sur 1984 ont laissé le conformisme brider la prospective.

Prospective... attention aux modes ! Dessin de François Jegou
Dessin de François Jegou

Quelle méthode avons nous suivie ?

Notre travail a commencé en 1979. Nous avons interrogé par vagues successives 1500 experts, travaillant dans tous les domaines scientifiques et techniques, sur le thème : à quelles nouveautés faut-il s’attendre dans votre spécialité ? Dès cette époque, j’ai été convaincu d’assister aux débuts d’un autre système technique, clairement différent de celui de la révolution industrielle, conduisant à d’autres formes d’organisation sociale. Pour préciser et valider ce constat, nous avons constitué un réseau de surveillance du changement des techniques à travers le monde, qui a diffusé pendant dix ans vers les professionnels un bulletin mensuel et des enquêtes techniques. En 1983, nous avons publié un premier Rapport sur l’état de la technique, dans le but d’alerter les industriels et les chercheurs. En 1987, après le premier congrès “Europrospective”, je me suis senti prêt à diriger un chantier de prospective mondiale à long terme, aboutissement logique de ces investigations. Compte tenu des connaissances et des évaluations que j’avais acquises, je voyais bien ce qu’il y avait à dire sur le fond. Restaient à préciser les cadrages. Cela s’est fait en trois phases :

• Le recueil des données : des bibliographies, des lectures et des enquêtes complémentaires.
• La délibération : un séminaire d’un an, dit “prospective des déséquilibres mondiaux” , pour pousser les spécialistes dans leurs retranchements et tester de nouvelles interprétations.
• La structuration : décantation, en petit comité des idées directrices.

Après quoi, une deuxième série de trois phases : Documentation, Délibération, Structuration, avec une participation plus restreinte de journalistes et d’experts très motivés, a mené à une première rédaction du livre 2100. Puis ce texte a été réécrit quatre fois avant d’être publié. Chaque réécriture faisait progresser la cohérence et la clarté d’expression.

Cette méthode est sans difficulté transposable dans les entreprises pour un travail prospectif sur leur propre avenir. Elle présente dans ce cas l’avantage supplémentaire de faire participer directement à l’élaboration d’une vision du futur ceux qui auront à en décider par la suite. C’est en général un grand progrès pour une organisation de pouvoir ainsi construire une unité de vue par-dessus les jeux d’intérêts de ses baronnies internes.

Estimer la vitesse des changements

Une difficulté de la prospective à long terme est d’estimer la vitesse des changements. On trouve en effet sur ce point les positions les plus excessives et les moins étayées. Certains maintiennent qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil, et continuent à regarder l’avenir comme une reproduction des intrigues et des luttes d’autrefois. D’autres mythifient l’accélération de l’Histoire, et répètent, par exemple, sans aucune justification que, d’ici dix ans, la moitié des produits que nous consommerons ne sont pas encore sur le marché.

En observant plus attentivement, on peut estimer quelques ordres de grandeur : le délai de renouvellement est variable d’un secteur à l’autre. L’habillement suit une mode qui se définit deux fois par an, les collections d’été et d’hiver. Mais un modèle d’automobile, tel que la Coccinelle Volkswagen ou la Renault 5, a une durée de vie qui se compte en dizaines d’années. Comme un wagon de chemin de fer peut servir pendant trente ans, l’évolution des formes est encore plus lente pour le matériel ferroviaire. Les grandes installations industrielles, telles que les cimenteries, sont renouvelées par morceaux en une trentaine d’années. La tour Eiffel a fêté son centenaire. Le canal de Panama, qui, date de la même époque, est là pour mille ans. En définitive, ce sont les croyances humaines qui changent le plus lentement. L’âge de nos religions se compte en millénaires, mais peut-être vont-elle bientôt évoluer. Nous y reviendrons.

À l’intérieur d’une même industrie, on peut observer une évolution lente des formes qui ressemble à celle des organes des animaux.

Cinquante ans d'évolution de l'automobile, par le designer Raymond Loewy ( créateur de l'Oldsmobile, modèle de "la belle américaine")
Cinquante ans d’évolution de l’automobile, par le designer Raymond Loewy ( créateur de l’Oldsmobile, modèle de “la belle américaine”)

Pour reprendre le cas de l’automobile, la succession des modèles, résumée par le designer Raymond Loewy dans les années 40, fait bien percevoir visuellement cette morphogenèse des objets. On pressent que, derrière leur conception, des forces sont à l’œuvre semblables à celles qui donnent forme aux organes des vivants. Au début, on peut lire les différentes fonctions sur l’objet même. Le pare choc, le garde-boue, le phare, le marchepied sont des éléments séparés, bien identifiables. Puis, l’objet, à mesure que les générations se succèdent, devient de plus en plus “rond”. Ses parties exercent simultanément plusieurs fonctions. Elles rentrent les unes dans les autres et se fondent dans un tout.

On pourrait tenter, à partir de ces éléments, une prospective de l’industrie automobile : après avoir passé cinquante ans d’évolution des formes montrée par ces dessins, cinquante autres années à automatiser son outil de production , elle passera sans doute les cinquante années suivantes, c’est à dire la première moitié du siècle à changer de système technique. Elle va quitter le système essence, fuel, transmission mécanique, pour le système hydrogène hybride -transmission électrique. Il en résultera une beaucoup plus grande liberté dans la conception des formes et l’usage des matériaux.

Comment pouvez-vous oser parler de 2100, alors que nous ne savons même pas ce qui va se passer dans trois mois ? me dit-on sou-vent. Certains, plus perfides, ajoutent : vous ne prenez pas de risques. Plus une prospective est lointaine, moins elle a de chances d’être rapidement démentie par les faits. Je ne nie pas cette évidence. Mais la connaissance du court terme n’apporte pas grand-chose à la prévision du long terme. Les météorologistes vous diront qu’il est quasi-impossible de prévoir le temps à plus de quinze jours d’avance, à cause de l'”effet papillon” . Mais ils pourront quand même, trois mois à l’avance, vous dire si, dans l’ensemble, l’été sera orageux ou ensoleillé, sans pour autant être capable de préciser si le 12 août à 16h12, il pleuvra ou non sur Carpentras.

On ne parle pas de la même chose selon les échéances :

• À trois mois, ce sont les fluctuations erratiques de la conjoncture.

• À trois ans, ce sont les mouvements de mode et les dérives économiques.

• À trente ans, ce sont les renouvellements des générations, avec leurs styles de vie différents, et aussi les achats ménagers. Par exemple, la période des trente glorieuses (1950-1980) en Europe est caractérisée par deux vagues d’investissements : la reconstruction de l’après guerre et le premier équipement des ménages en réfrigérateurs, cuisinières, machines à laver, téléviseurs et automobiles. Chacune de ces vagues, créatrice d’emplois et porteuse de prospérité, s’étend sur une génération. Lorsque les ménages ont été équipés à plus de 80%, la demande s’est ralentie, le chômage a augmenté et l’économie est devenue plus hésitante.

• À cent ans, ce sont les infrastructures, tels que les ports, les autoroutes, les voies ferrées, les grands aménagements urbains. Ce sont aussi les réseaux, par exemple le réseau électrique. Les premières électrifications urbaines datent du siècle dernier. Mais il faut attendre vingt ans après la seconde guerre mondiale pour que l’électricité soit partout dans les campagnes en Europe. Or, c’est à partir du moment où les ménages disposent chez eux de l’énergie électrique qu’ils peuvent s’équiper en électroménager. À l’échelle mondiale, même si aucun pays n’est totalement dépourvu de réseau, la majorité de la population n’est pas encore connectée. Si l’on prolonge les tendances actuelles, il faut attendre la seconde moitié du 21e siècle pour que tout le mon-de ait l’électricité à domicile. La vague de prospérité que nous voyons actuellement se dessiner en Chine, en Inde et en Asie du Sud Est correspond à nos trente glorieuses, mais seulement pour une fraction urbaine des deux milliards et demi d’habitants de cette région -la moitié de l’espèce humaine-, qui s’équipe avec avidité.

Après 2010, quasiment toute la planète sera équipée en électricité à 80%.
Après 2010, quasiment toute la planète sera équipée en électricité à 80%.

Au vingt et unième siècle, c’est aussi autour du réseau téléphonique que vont s’organiser les enjeux sociaux. Il est actuellement, en moyenne mondiale, au niveau d’environ dix lignes pour cent personnes, mais très inégalement réparti : plus de cinquante lignes dans les pays riches, moins de une dans les pays pauvres. L’exclusion est aussi une mise à l’écart du réseau de communication. Le jour où tous les Chinois auront le téléphone, c’est-à-dire dans quelques décennies, la Chine aura la même puissance économique par habitant que ses frères de Hongkong, Taiwan ou Singapour, dont on connaît les dons pour les affaires et l’ardeur au travail. Au bout des lignes téléphoniques et du câble, se trouvent aussi des instruments variés, plus fascinants encore que l’électroménager, qui engendreront des vagues d’équipement et de prospérité comparables.

Toutefois, le délai d’accoutumance de l’usager limite la vitesse de diffusion des nouvelles technologies. Les fabricants de micro-ordinateurs croyaient, au début des années 80, inonder le marché en une décennie. Il n’en a rien été. Dès 1985, ils ont dû réviser en baisse leurs prévisions. Ce n’est pas que les clients manquaient de ressources pour acheter leurs machines. Elles coûtaient déjà moins cher qu’une auto. Mais les usagers n’y étaient pas encore habitués, et ce nouvel instrument modifiait sensiblement leur façon de travailler. Il a donc fallu attendre une génération d’accoutumance, et l’apparition de logiciels plus conviviaux. On peut conjecturer que, si un nouveau produit suppose une évolution des façons de faire, alors il faut au moins une génération pour qu’il s’impose au public, même si ses avantages sont évidents.

Les fondements de notre prospective

On ne trouve dans notre travail ni l’optimisme des économistes, ni le pessimisme des écologistes. Il passe à côté des lieux communs dont les médias abreuvent le public. Il ressemble au commentaire d’un martien qui viendrait observer le comportement et les réalisations terriennes. Sur quoi est-il donc fondé ?

Sans doute, plusieurs centaines d’experts ont été mobilisés. Mais l’accumulation de données ou de calculs ne suffit aucunement à étayer une prospective. Le fondement s’élabore comme un vin qui mûrit. Il résulte de la résistance au doute, stimulé par la délibération. Les dizaines de conférences que j’ai faites pour présenter nos arguments et nos conclusions ont contribué à leur élaboration. Elles m’ont permis de connaître des objections auxquelles je n’aurais pas pensé, et de m’approcher aussi davantage du langage du public.

Mais la persuasion ne suffit pas. L’enchaînement des causes doit être clair, ainsi que celui des conséquences. Chaque élément doit faire partie d’un tout cohérent. Lorsque le tableau est complet, quand toutes les interactions pertinentes ont bien été visitées, quand l’articulation logique des différents éléments est solidement établie et ne présente pas de dissonance, quand les références scientifiques s’enracinent dans des lois bien établies, durables et en rapport juste avec les situations examinées, il se dégage une sorte d’harmonie générale. Alors et alors seulement, l’homme honnête est convaincu que le discours présente un certain fondement.

Celui-ci s’établit surtout en vérifiant que derrière chaque phénomène pressenti se trouve une argumentation. Il faut étayer ce que l’on dit par des raisonnements. Pour imaginer l’avenir lointain, il ne suffit plus de prolonger les mécanismes du présent. Il faut se placer dans une logique plus profonde : celle de la vie, avec ses processus d’exploration, de séduction, de prédation, de prise de conscience, de réaction… Dans ce cadre, il y a deux notions importantes pour comprendre sur quoi s’appuient nos raisonnements.

La première est la survie. Tout système biologique -l’espèce humaine en est un, l’ensemble de la Nature aussi- est dans une logique de survie. Il a ses fonctions d’exploration -le jeu, la créativité, l’innovation- qui lui servent à trouver de nouvelles niches, de nouveaux défis pour prouver ses capacités de survie. Il a aussi ses fonctions de protection -celle des enfants par exemple- qui construisent des conditions rendant la survie possible.

Le premier pilier de notre prospective est donc l’éthologie, c’est-à-dire la biologie des comportements. Cette discipline fait la continuité entre les humains et les animaux. Elle s’intéresse aux gestes élémentaires quotidiens : l’alimentation, les soins, les gestes amoureux, les mimiques de communication, l’agressivité , la réconciliation , le tribalisme, en les situant par rapport aux enjeux de survie.

Plus précisément, si l’on compare notre travail aux prospectives “mécanistes”, il apparaît une différence majeure, que j’appelle “l’hypothèse de la conscience”. Elle s’énonce ainsi : un système vivant ne se laisse pas mettre en péril sans réagir. On peut certes observer dans la Nature des comportements suicidaires. Mais ils sont rares. Que ce soit par la guerre ou la destruction de l’environnement, le scénario d’un suicide collectif de l’Espèce humaine n’est pas le plus vraisemblable.

La seconde notion, liée à la précédente, est celle de situation objective. Selon les époques et les lieux, les modalités et le cadre de la survie évoluent. L’humain est opportuniste. Il ajuste ses comportements, ses interprétations et ses croyances à la situation objective où il se trouve. Par exemple, une société de chasseurs développera des pratiques magiques d’identification à ses proies, dont la capture est vitale, mais n’aura pas d’attachement pour la terre. Quand son territoire de chasse n’aura plus de gibier, elle le quittera. Une société d’agriculteurs, au contraire, se battra à mort pour la défense de la “terre sacrée”, qui est sa base de ressource. Les civilisations industrielles sont moins attachées à la terre et plus à l’outil de travail. La société post-industrielle se fixera sur des valeurs plus abstraites : la fiabilité, la notoriété, la compétence…

Le second pilier de notre prospective est donc la technologie. Elle définit les conditions objectives de survie. C’est elle qui fournit aux humains leur subsistance et leur permet de se perpétuer en tant qu’espèce. Le rapport de la civilisation et de sa technique est celui de l’eau et du vase qui la contient. Or, depuis le début des années 80, nous avons commencé une transformation planétaire du système technique, comparable en ampleur à la révolution industrielle, et qui devrait, comme elle, s’étendre sur plus d’un siècle. “L’avenir n’est plus ce qu’il était”.

Un regard mondialiste

Plus encore que l’erreur ou le succès de la prévision, c’est le lieu où le regard se porte qui révèle le fonds de chaque époque. On tente de prédire, sans doute, mais pas n’importe quoi. Le registre de la prévision décrit les angoisses et les attentes, il dit où se cherche le destin. La tragédie grecque résonne de prédictions qui s’accomplissent inéluctablement, comme résultant d’une équation dramatique posée au dé-part, dont la réalisation échappe à la volonté des acteurs. Le projet de la prospective s’en inspire. Il est de décrire ces mécanismes puissants dont les hommes sont le jouet, qui déterminent leur bonheur ou leur malheur. Les décrire, n’est-ce pas aussi tenter de les exorciser, de les intégrer, de les devancer, dans l’espoir de pouvoir les infléchir un jour.

Mais tout n’a pas la même importance. On demandait autrefois l’issue des batailles. On s’interroge maintenant sur le cours du pétrole : de militaires, les prophéties sont devenues économiques. Demain, on s’interrogera sur d’autres choses encore. Lesquelles ? La mémoire artificielle transmet désormais le souvenir détaillé des moments les plus intenses, tels qu’un record olympique, un concert exceptionnel ou un débarquement sur la lune. Ces instants peuvent être revisités dans leur mouvement, comme s’ils étaient vivants. Je crois que cela attirera l’attention vers le souvenir -et l’avenir- des passions, des créations et des rapports humains. Les mouvements de l’imaginaire, de l’affectif et de la spiritualité redeviendront d’actualité.

Avant même d’examiner l’exactitude de la prédiction, il faut donc s’intéresser aux lieux où se porte l’attention. Maintenant plus encore, car, à cause de l’ampleur des changements en cours, il s’agit de changer de point de vue.

Certains, autrefois, ont fait évoluer le regard. Les philosophes, qui travaillent avec les hommes d’action. Leurs visions ont structuré la société. Ainsi, au début du dix-neuvième siècle, Saint-Simon, le maître à penser des ingénieurs, disait : « L’ancien pouvoir spirituel, c’était l’Église. L’ancien pouvoir temporel, c’était la noblesse, caste de guerriers devenue inutile… Le nouveau pouvoir spirituel, c’est la Science, et le nouveau pouvoir temporel, c’est l’Industrie. » N’est-ce pas ce qui s’est réalisé depuis, dans le monde entier ? La “révolution industrielle” n’est-elle pas tout entière dans cette formule, complétée à l’époque par des énoncés précurseurs, articulant un grand projet social : exploiter la Nature pour procurer aux hommes les bienfaits de la Science et de la Technique, sa fille.

Tout se passe comme si une fraction éclairée de la civilisation, en l’occurrence les enfants du mouvement philosophique, déclarait le projet du siècle suivant. A la suite de quoi, la société ainsi “programmée”, réalisait peu à peu, à mesure que les inventions, les investissements, l’évolution des habitudes le permettait, le projet d’ensemble avec différents bourgeonnements, plus ou moins imprévus au départ, mais cependant conformes à ses engrammes, comme une géométrie fractale se déclinant à différents niveaux.

À cet égard, la prise de position la plus grande dans sa générosité, la plus visionnaire et la plus prémonitoire a été celle de nos ancêtres qui, à la Révolution française, ont déclaré les droits de l’Homme. Texte complètement utopique pour l’époque, c’est, encore maintenant, le principal enjeu politique planétaire. Ainsi, à un certain niveau de spiritualité, la pensée s’imprime dans la société. Non seulement elle est prospective, mais elle est aussi, en quelque sorte, programmation du social, imprégnant peu à peu la volonté du peuple comme des dirigeants.

Ces prises de position ne se produisent pas n’importe où, n’importe quand, n’importe comment. Elles sont le produit d’un contexte. Elles poussent là où le terrain leur est favorable. Imprévisibles dans leur forme, elles sont possibles à cerner dans leur fond. Ainsi, avant d’aborder le siècle, nous devons essayer de sentir la présence invisible du nouveau regard, et suivre ce qu’il nous inspire pour (re)lire, et le passé, et l’avenir.

En quoi sommes nous déjà différents de nos prédécesseurs ? En ce-la que nous quittons la vision tribale de l’Histoire pour une vision universelle. Les distinctions entre nations, ethnies, religions ne sont pas effacées, mais remises à leur place : celle de modalités culturelles, vouées, non plus à entrer en conflit, mais à s’enrichir mutuellement. Car, au-delà des particularismes, il y a l’unité mondiale de la Science qui proclame désormais l’unité du vivant “de l’amibe à l’éléphant”, et l’unité des technologies, qui créent un système de communication mondial, sorte de “cerveau planétaire” dont la conscience devient chaque année plus perceptible par la voie des médias et des télécommunications.

Le mondialisme, au vingtième siècle, paraissait réservé à de doux rêveurs, régulièrement démentis par l’atrocité des guerres et des persécutions. Au tournant du troisième millénaire, les conditions techniques sont réunies pour qu’il entre dans les faits, insensiblement. Mais cette métamorphose inéluctable s’accompagne de craquements et de déchirements. Les vieux particularismes et les attachements anciens sont réactivés. Ils luttent avant de céder la place.

La prospective sert à préparer des programmes

La traduction concrète naturelle de la prospective est la conception de projets, qui sont comme une incarnation de la conscience élargie par le travail prospectif. Nos ancêtres en concevaient déjà, et de bien plus audacieux que nous. Au temps de Jules Verne, ils construisaient le Canal de Suez, le Canal de Panama, des chemins de fer dans le monde entier.. L’ingénieur Legrand, dès 1840, proposait une carte mondiale des voies ferrées. Les Européens, au 19e siècle, avaient un projet mondialiste, étayé par une philosophie constructive, le positivisme. Leur doctrine se résumait en deux idées : la liberté, plus les infrastructures. Actuellement, avec le vent de libéralisme qui souffle sur le monde, il est de bon ton de faire semblant de croire que la liber-té économique apporte la solution de tous nos maux. Or, une société économiquement libre sans infrastructure est une société d’embouteillage où tout le monde perd son temps. Pire, sans infrastructure éducative, c’est une société d’exclusion qui nourrit en son sein les germes de sa propre destruction.

Allons-nous, au 21e siècle, retrouver des visions planétaires ? Certainement, car le maillage des communications facilite la montée et l’émergence d’une conscience globale. On commence à voir apparaître de grandes idées : des idées écologiques (transformer la planète en jardin) et des idées techniques, comme, par exemple, au Japon, celle de cités marines pour plusieurs centaines de milliers d’habitants . La planète creuse artificielle proposée par physicien américain O’Neill, sorte de Léonard de Vinci contemporain, est un cylindre d’un kilomètre de diamètre. Pour créer à sa périphérie une gravité équivalente à celle de la terre, elle fait un tour sur elle-même en une minute. Elle contient des lacs, des petites montagnes, des bois, tout un espace “naturel”. Lorsque les films de fiction nous montrent des vaisseaux spatiaux qui ressemblent à des immeubles de bureaux, c’est un non sens. Bien qu’il domine les autres espèces, l’homme ne peut se passer de la Nature. Il en est solidaire, il a besoin d’elle pour recycler l’oxygène, l’eau… Il appartient à la biosphère. Il est solidaire des plantes et des animaux. Dans l’Espace, il faut qu’il emmène avec lui une nature organisée, une “Techno Nature” placée sous sa protection.

D’où l’importance de l’expérience américaine “Biosphère 2” où huit personnes passent deux ans dans un écosystème fermé complet sous une bulle étanche, ne communiquant avec l’extérieur que par des informations, sans apport de matière. Au-dedans, on voit non pas une forêt vierge, mais un potager moderniste, dans lequel tout est recyclé. Ce morceau de Nature est destiné, ultérieurement, à être placé en orbi-te puis contrôlé dans son évolution. Puis, dans les siècles à venir, les planètes creuses artificielles iront vers d’autres systèmes solaires, de sorte que l’homme deviendra le messager de la vie à travers les étoiles, même après la mort du soleil.

Ainsi, le plus grand des projets, celui qui nous emmène le plus loin, est de petite dimension. C’est un modèle réduit de la biosphère, comme une déclinaison qui signifie le rôle de l’Homme par rapport à la Vie : la cultiver, partout et toujours. La taille, le poids, la puissance ne sont plus des signes pertinents. L’univers est fractal. Ce qui est en grand est en germe dans ce qui est en petit. La capacité à cultiver, jusque dans les espaces intersidéraux, une Nature en réduction donne la maille élémentaire des constructions futures. Leur valeur ne procède pas de leur dimension, mais leur complétude et de leur signification exploratoire par rapport aux capacités de survie de l’Espèce. Elles sont le signe que l’Odyssée commence.

Au service de la prospective mondiale depuis 1991