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Soirée 21OO – Conférence Exceptionnelle – Prospective Energétique

Titre: Prospective Energétique
Description:  par Anne LAUVERGEON, Présidente d’A2i, Agir pour l’Insertion dans l’Industrie,
Discutant : Jérôme BINDÉ, Ancien Directeur de la division de l’anticipation
et des études prospectives à l’Unesco
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Lieu: Académie d’Agriculture de France – 18, Rue de Bellechasse – 75 007 Paris
Heure début: 18:00
Date: 2012-06-28


Agriculture et énergie, l’uniformisation du monde

(CONFERENCE 21OO N°148)
Par Gilles BELLEC
Ingénieur Général des Mines, Conseil Général de l’Industrie, de l’Énergie et des Technologies

Le monde est en constante évolution. L’humanité prélève des quantités croissantes de végétaux et de minéraux pour assurer ses besoins  de nourriture (des hommes plus nombreux et plus protéinés) et en énergie (des hommes plus mobiles, mieux protégés de la chaleur ou du froid, et disposant d’automates de plus en plus nombreux comme des réfrigérateurs ou des téléphones).

La captation mécanique des ressources naturelles, de plus en plus efficace, conduit à une extension de l’agriculture intensive (pour nourrir les animaux machines, fournisseurs de protéines et accessoirement pour alimenter les moteurs en biocarburants) et à la mise en exploitation de gisements minéraux  de plus en plus difficiles d’accès (1500 m d’eau pour le pétrole) ou moins concentrés (hydrocarbures de roches mères).

Cette mise en valeur de plus en plus poussée est au coeur  du développement depuis deux siècles et plus et ne va pas s’arrêter.

L’épuisement des ressources ressemble à l’éloignement de la ligne d’horizon sur l’océan, ou une marche de montagne où on passe d’un col à l’autre. (pas de « peak oil » à l’horizon mais le « peak fish » est garanti d’ici quelques années, c’est la fin du gibier, des poissons de la mer et de la viande de brousse et les peuples premiers sont au musée)

Une analyse des correspondances entre agriculture et énergie conduit à réfléchir sur l’évolution du monde ce que l’humanité gagne en confort et en interaction entre les hommes, elle le perd en diversité.

Biodiversité et diversité culturelle sont alors des chefs d’œuvre en péril.

Date: 20 Mars 2012
Lieu: ISEP – 28, rue Notre Dame des Champs – Paris 6ème
Heure début: 17:30

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2100, vingt ans après

2100, récit du prochain siècleTitre: 2100, vingt ans après
Lieu: ISEP
Description: L’ouvrage 2100, récit du prochain siècle (Payot) a été publié fin 1990. Thierry Gaudin, qui l’a coordonné, fait le point : quelles sont les anticipations qui se sont réalisées, quelles sont celles qui ont été démenties par les faits ? Est-ce que ce texte porte encore des prospectives valables pour le 21e siècle ?

Alors que l’on admet généralement que l’avenir est imprévisible, il est particulièrement intéressant de se demander s’il l’est vraiment, en comparant ce qui avait été anticipé à ce qui s’est réalisé.
Date: 2010-10-13

Le diaporama de la conférence sur Slideshare

Les photos de la conférence sur Flickr (clichés Patricia Loué)


Enseignements de l’histoire des techniques

Nous abordons le troisième millénaire dans un brassage mondial. Depuis cinquante ans, le transport aérien a mis les voyages au long cours et l’émigration à portée de centaines de millions d’humains. Les peuples vivaient chacun sur leur territoire, base nourricière de l’ancienne société agraire qu’ils gardent encore jalousement en souvenir. Chinois, Indiens, Africains, Mexicains, pour la première fois depuis l’invention de l’agriculture sédentaire, les voilà tous nomades et en diaspora, répandant leurs chromosomes, leurs musiques et leurs cuisines sur la planète entière. Désormais, il ne s’agit plus de savoir si telle ou telle civilisation sera dominante dans telle ou telle région, mais bien de comprendre comment peut évoluer la civilisation mondiale, bigarrée mais unique, déjà équipée des mêmes automobiles, des mêmes machines à laver et des mêmes téléphones. Néanmoins, la diversité des expériences du passé est pleine d’enseignements. En faisant un tour du monde des techniques et de leurs rapports avec les civilisations où elles sont écloses, nous pourrons soupeser les chances de cette civilisation mondiale, les erreurs à ne pas commettre et définir les conditions de son succès.
Quoi de neuf depuis mille ans ?
Si nous nous replacons mille ans en arrière, au dixième siècle, l’Europe n’était pas la civilisation la plus avancée. L’islam avait développé l’enseignement, perfectionné la médecine, inventé l’algèbre, traduit et retransmis la philosophie grecque, mobilisé les meilleurs artisans à la construction de palais et de mosquées, diffusé la boussole, la fabrication du papier, des systèmes performants de cultures irriguées. Plus que des créateurs, les arabes ont été des transmetteurs de techniques entre les nombreuses régions qu’ils contrôlaient. L’islam faisait alors l’admiration des observateurs pour sa science, ses vergers et ses jardins. Il apportait la prospérité sur son passage.
A l’époque, les chinois étaient encore plus créatifs. Ils avaient inventé la poudre à canon, la pâte à papier, l’imprimerie à caractères mobiles quatre siècles avant Gutemberg, et avaient fabriqué les premières grandes horloges. Leur empire était ordonné à partir d’un pouvoir absolu. Sa fonction publique était composée de lettrés, recrutés aussi objectivement que possible, par concours. Si l’on montrait aujourd’hui à un expert “martien” la technique du vingtième siècle, puis l’état des différentes civilisations au dixième siècle, il dirait sans nul doute que celle où le monde moderne a toutes chances d’éclore, c’est la Chine. Et cependant, tel n’a pas été le cas. Pourquoi ?
En posant cette question, nous entrons au coeur du débat de la prospective. Faute d’une lecture de l’Histoire capable d’expliquer la montée et le déclin des civilisations, les prospectivistes sont bien embarrassés pour évaluer les chances de la nôtre dans les siècles à venir, et les dirigeants sont réduits à s’appuyer sur des doctrines douteuses ou des vérités incantatoires. Le 20ème siècle a connu tant d’idéologies dévastatrices que ses intellectuels se sont réfugiés dans le scepticisme, faisant comme si l’esprit humain était définitivement incapable d’une lecture fondée des grands mouvements de la société. On peut comprendre cette méfiance. Mais que l’on me permette aussi de ne pas participer à un découragement qui, en définitive, ne peut rien apporter de positif. Je tenterai quand même une lecture, ou plutôt j’indiquerai une voie de recherche qui devrait permettre d’y accéder.
La description des conflits et des oppressions ne suffit pas, et de loin, à saisir l’évolution de l’espèce humaine. Les ratés de l’Histoire ne sont pas l’Histoire. Si les tentatives d’explication ont jusqu’à présent échoué, c’est sans doute faute de données pertinentes. On cherche à comprendre, mais en regardant au mauvais endroit. Le fonds d’une civilisation est fait de vie quotidienne. Il s’inscrit dans ce qui permet aux hommes de survivre : la technique. Evitons le piège de l’Histoire officielle, celle des princes, de leurs cours et de leurs batailles, précisément celle qui a été bâtie comme un spectacle pour être racontée. Intéressons nous à la vérité des coulisses, même si l’évolution des techniques a été peu étudiée. C’est une matière difficile, beaucoup plus foisonnante et moins “visible”. Mais elle est déterminante, elle donne leur forme aux structures sociales.
Stabilité de la Chine, pourquoi ?
Prenons donc le cas, évoqué plus haut, de la Chine au dixième siècle. L’empire du Milieu est centralisé. Ses inventions (la poudre à canon, la pâte à papier, l’imprimerie, les horloges) éclosent à la Cour et sont utilisées pour les besoins ou les plaisirs impériaux. La poudre sert à faire des feux d’artifice, dont les chinois raffolent, le papier et l’imprimerie à diffuser les décrets et les instructions impériales. Quand à l’horloge, elle eût un sort malheureux, qui vaut la peine d’être conté :
La première horloge est due au moine bouddhiste tantrique et mathématicien Yixing. Elle date de 725. On la nomma : “la carte du ciel sphérique, en forme d’oeil d’oiseau, mue par l’eau”. On la plaça bien en vue des ministres et fonctionnaires, dans le palais même. En 730, les candidats aux examens officiels durent écrire chacun un essai à son sujet. Mais, peu de temps après, le mécanisme commença à rouiller. Hors d’usage, elle fut reléguée au “musée du collège de tous les sages”. La plus grande horloge chinoise fut la « machine cosmique » de Su Song, construite en 1092. Elle avait dix mètres de haut, et était surmontée d’une sphère armillaire, d’où l’on pouvait observer la position des étoiles.

Reconstitution de l’horloge de Su Song
Les observations du ciel coïncidaient avec les données de la machine, dit-on, “comme les deux moitiés d’une taille”. Une pagode à cinq étages lui faisait face. Des personnages, des jaquemarts, sortaient par les portes de la pagode, sonnaient des cloches, frappaient des gongs, tous animés par le mouvement de la machine.
L’horloge de Su Song fonctionna de 1092 à 1126. Quand la dynastie Song perdit sa capitale, Kaifeng, elle fut démantelée et reconstruite à Pékin, où elle resta en service encore quelques années. Mais les membres de la faction politique opposée à celle dont Su Song avait été membre (il était conservateur) exigèrent la destruction de l’horloge pour des raisons politiques, car elle représentait un vestige de l’ère précédente (l’ère Yuan you, deux ans auparavant). Le sous-directeur de la bibliothèque impériale réussit à faire retarder la décision en intervenant auprès du premier ministre. Mais la nouvelle faction parvint au pouvoir et personne ne pût alors empêcher la destruction de la machine. “Quelle honte” dit un texte de l’époque.
Quand la technique dépend des mouvements d’humeur et des intrigues du pouvoir, n’étant pas enracinée dans le quotidien de la vie populaire, elle peut être oubliée ou détruite. Les chinois redécouvriront la mesure mécanique du temps quand les jésuites leur apporteront des horloges d’occident.
La Chine était une civilisation rurale. Le seul domaine technique où le savoir était retransmis à la “société civile” comme on dit maintenant, était l’agriculture et l’irrigation. Les plus grands empereurs s’enorgueillissaient d’avoir rédigé un traité de gestion des eaux. Ce savoir là les mettait en communion directe avec le peuple. Le reste passait pour plus futile, sauf en ce qui concerne le maintien de l’ordre, nécessaire pour protéger les paysans des pillages. C’était d’ailleurs le maillon faible. Vue sur plusieurs millénaires, l’Histoire de la Chine est une succession d’oscillations entre des périodes où le pouvoir central est fort, et fait respecter la justice, et d’autres où règnent des “seigneurs de la guerre”, féodaux dévoyés ou bandits de grand chemin, qui pillent et rançonnent les campagnes. Si la Chine est restée centralisée, c’est que le centre, même abusif, était un recours. Le pouvoir impérial est resté ancré dans la mentalité chinoise, alors que le Japon et l’Europe se sont tournés vers des systèmes féodaux, c’est-à-dire polycentriques. La Chine était, de toute éternité, dans un balancement de flux et de reflux : les saisons, les récoltes, le pouvoir, le Confucianisme et le Taoïsme, le Yin et le Yang, chaque chose et son contraire coexistait et s’activait à son tour. On ne pouvait pas rompre les cycles. L’idée même de progrès n’avait pas sa place.
Ouverture puis fermeture de l’Islam, pourquoi ?
Le cas de l’Islam est tout aussi significatif. Voilà une civilisation, à ses débuts créatrice, éveillée, à l’affût de tous les progrès de la Science, des techniques et de la pensée. Par exemple, un Chinois, capturé en 751 à la bataille de Talas, apprend aux Arabes comment fabriquer du papier. Le papyrus devenait rare et cher. Le besoin d’écrire et de transmettre était vivace. La première fabrique est installée à Bagdad en 795. Au X° siècle, le papier prend définitivement le pas sur le papyrus. Bagdad compte alors plus d’un million d’habitants, alors que les villes européennes, telles que Paris, n’atteindront 300 mille qu’au 14°. Au XII°, des centaines de moulins à papier sont en fonctionnement au Maroc, dans la région de Fès. Déjà, la société musulmane de l’an mil est beaucoup plus raffinée que celle de l’Europe. Elle lui transmet l’algèbre, la philosophie, la médecine, l’irrigation, des instruments de navigation. Puis elle se fige. Depuis le XII°, elle se complaît dans la psalmodie, le superlatif et la répétition. Pourquoi ?
Si l’on regarde plus précisément l’attitude des arabes face à la technique, on pressent que, malgré leur curiosité pour certaines nouveautés, ils ne s’accordaient pas sur l’idée d’un progrès général. Les nombreux traités techniques sont surtout des compilations d’ouvrages plus anciens, datant des Romains. En matière d’agriculture, les habitudes régionales subsistent. Les persans gardent leur forme d’araire, les Egyptiens la leur. Les progrès faits en irrigation dans le sud de l’Espagne ne sont pas transférés aux autres régions. On sent la priorité des particularismes locaux. L’islam a seulement recouvert une mosaïque de sociétés tribales, aux cultures immobiles et intransigeantes. Sa recherche s’est focalisée dans quelques centres intellectuels, en Perse, en Egypte, à Cordoue. elle n’a pas imprégné le peuple.
Puis, au douzième siècle, à Cordoue, s’est déroulée une des plus grandes histoires d’amour que l’esprit humain ait connue. S’y trouvaient à la fois Maïmonide, sage et logicien juif, auteur du « guide des égarés » ; Ibn Arabi, mystique sublime dont la profondeur nous appelle encore ; Averroës, puits de connaissance scientifique, philosophique et technique ; enfin Alphonse X le sage, roi chrétien tolérant entre tous, si tolérant qu’il sera éliminé par les siens. Ces différents personnages disaient la même chose : la Connaissance (au sens fort du terme) doit être accessible à tous les hommes, quelle que soit leur origine, leur foi, leur appartenance, leur richesse ou leur pauvreté. D’accord sur l’essentiel, ces sages, à partir de leur diversité, inventaient les prémices des droits de l’Homme.
Je crois que cette communion entre de si grands esprits a été une expérience trop forte pour l’époque, une sorte de séisme spirituel. Par peur, les réflexes particularistes se sont déclenchés. Les trois communautés ont alors tourné le dos à l’Amour, et sont parties chacune dans des directions différentes. Les Espagnols sont passés à la Reconquête, à l’Inquisition, puis sont allés saccager l’Amérique Latine. Depuis, leurs chants d’amour sont des platitudes, des litanies désespérées.
Les musulmans, entraînés par les vociférations d’Al Ghazali contre les philosophes (falsafa), leurs doutes et leurs discussions, ont déclaré la fermeture de l'”ijtihâd”, le moratoire des recherches. Ils ont fait comme si le monde s’était arrêté, et ne pouvait plus, désormais, que vivre dans le souvenir des perfections anciennes. Quant aux juifs, ils ont repris l’errance. Ainsi, pour les chrétiens, l’amour a été inversé en destruction. Pour l’islâm, il a été projeté dans le passé. La société musulmane s’est désintéressée de l’avenir.
Encore maintenant, chez les traditionalistes, les choses importantes, porteuses d’avenir, restent voilées. Le dévoilement est perçu comme proche du blasphème (biddah). Difficile (mais pas impossible..) d’innover, car innover, c’est dévoiler ce qui n’est pas encore visible.
Le Coran sert souvent de couverture au maintien d’archaïques coutumes tribales (sexisme…) antérieures au Prophète. Ainsi, tout en faisant semblant de vénérer Mahomet, ses dévots nient dans leurs actes qu’il ait changé le monde et inauguré une ère nouvelle. Le déclin de la civilisation islamique, tel que l’analysait autrefois Ibn Khaldun, est la traduction concrète de l’irréalité des dirigeants, qui préfèrent la poursuite de leurs phantasmes au constat de la réalité. Alors que le peuple souffre et s’appauvrit, ses chefs et leur cour s’enivrent de mots et de munificences.
Ce comportement n’est pas spécifique de l’Islam. Il se retrouve régulièrement dans l’Histoire, si bien qu’on peut l’appeler “principe d’irréalité”. Il s’énonce ainsi : Tout système dirigeant, placé en position de confort, tend à se désintéresser de la vie concrète du peuple et de l’évolution des connaissances et des techniques. Il consacre le maximum de son temps à ses intrigues internes. Il conserve ses habitudes de pensée et ses explications du monde envers et contre l’évidence des faits, sauf s’il est menacé dans sa survie ou dans son maintien au pouvoir. Ainsi, pouvoir et progrès font rarement bon ménage, comme nous allons le voir dans le cas de l’Europe.
Premier envol : le douzième siècle européen
Après la stabilité chinoise et le déclin musulman, on peut se demander pourquoi l’extraordinaire explosion de création technique du monde moderne s’est produite en Europe, région qui, au dixième siècle, était habitée d’une population rurale, gouvernée par une féodalité fruste et sportive, plongée dans l’incertitude après la décomposition de l’Empire de Charlemagne. Rien ne la prédisposait à une pareille destinée.
Alors que les civilisations tendent à stabiliser leur système technique, et peuvent vivre en harmonie, sans changer leur technologie, pendant plusieurs siècles, l’Europe a connu, dès la fin du onzième siècle, une profonde déstabilisation, la grande révolution agraire du moyen âge, puis une autre au dix huitième siècle, la révolution industrielle, et actuellement commence une troisième révolution, mondiale cette fois : celle de l’immatériel.
La faille qui permit au changement de s’introduire dans cette civilisation là, alors que les autres y résistaient, c’est, à mon avis, l’absentéisme du pouvoir. Les chevaliers étaient partis en croisade, mais pourquoi ? Pas seulement pour les motifs officiels que nous a transmis l’hagiographie cléricale, mais aussi pour des raisons beaucoup plus concrètes, liées à la situation objective de l’époque. Dès le onzième siècle apparaît un désaccord entre les deux moitiés de la classe dirigeante : le pouvoir temporel féodal d’une part, et le pouvoir spirituel de l’Eglise et des monastères d’autre part. Les trop nombreux enfants de la chevalerie, désoeuvrés, se livrent à des pillages. Ils font des chevauchées fantastiques à travers champs, ce qui endommage les récoltes et pillent, même les monastères. Après quelques tentatives infructueuses pour maîtriser ces débordements, l’Eglise invente les croisades : allez donc voir en terre sainte si j’y suis ! Idée géniale, qui va canaliser l’excès de vitalité et la soif d’idéal de cette jeunesse prédatrice. Les croisés s’étant opportunément absentés, les initiatives commencent à fleurir. Les gestionnaires des domaines ruraux vont au marché (c’était interdit), mettent de l’argent de côté, investissent, défrichent, essaient de nouvelles cultures. Libérée de sa classe dirigeante, l’Europe commence à entreprendre.
Symétriquement, les monastères se trouvent en difficulté financière. Ils avaient accumulé une population considérable (quelque vingt-cinq mille moines pour le seul ordre de Cluny). Leurs domaines étaient immenses. Mais, occupés à chanter des cantiques jusqu’à sept heures par jour, refusant de cultiver eux-mêmes, ils confiaient la gérance à des paysans, lesquels s’attachaient à brouiller les pistes, dissimulant les récoltes et même les traces d’appartenance. Alors, faute de ressources, alourdi de dépenses excessives, Cluny se trouve en cessation de paiements.
Financièrement fragilisée, l’Eglise est en même temps menacée dans son hégémonie spirituelle. L’hérésie venue d’Orient, par les marchands, se propage dans le Nord de l’Europe, avant de gagner à sa cause le comté de Toulouse et les “Albigeois”. C’est contre elle que sera construite l’inquisition. Héritiers d’une longue tradition dualiste, antérieure même au christianisme, ces hérétiques, les Cathares, expliquent qu’il n’y a pas besoin de l’Eglise pour se rapprocher de la divinité. Bien plus, il soupçonnent Rome d’être une manifestation des forces du mal, vu qu’elle prétend représenter un Dieu pauvre, tout en faisant étalage d’immenses richesses. En effet, les prélats et les moines de cette époque menaient grand train, dépensaient allègrement les redevances de leurs domaines, et se livraient à de multiples frasques sans grands risques, leur statut privilégié et sacralisé les plaçant au-dessus des lois.
Tout aussi dangereuse pour l’institution cléricale était la controverse qui se développait au-dedans, initiée par Abélard. L’esprit vif, armé d’une logique implacable, ce moine turbulent se livrait à des joutes oratoires au centre de Paris, sur la Montagne Sainte Geneviève, devant ses étudiants. Il prétendait commenter directement les textes sacrés, sans nécessairement se référer aux exégèses qu’en avait fait l’Eglise. Cela peut nous paraître anodin. À l’époque, c’était un enjeu stratégique. Sous la liberté de commenter, il ne s’agissait rien moins que d’introduire la liberté de penser. Avec sa “disputatio”, Abélard fonde la notion moderne d’Université, qui prendra le relais d’Averroës et des maîtres de Cordoue. La flamme du doute philosophique était passée en Europe. Elle ne s’éteindra plus.
Alors, dans l’Eglise menacée, tout est mûr pour qu’on s’en remette à un ascète à la poigne de fer : Bernard de Clairvaux, le futur Saint Bernard. A partir de 1117, il impose ses idées. C’est la révolution cistercienne : travailler de ses mains, comme le veut la règle originelle de Saint Benoît, fuir la ville, nouvelle Babylone, lieu de corruption, bannir le luxe et la décoration, rendre des services concrets au peuple des campagnes. Les connaissances accumulées dans les manuscrits du réseau monastique, qui avait alors le monopole de la circulation du savoir, sont mobilisées au service du sauvetage de Cluny, qui se termine en triomphe. Des centaines de monastères se rallient à cette nouvelle doctrine. De nouveaux établissements sont construits dans des lieux inexploités, au désert comme on disait alors avec emphase. Au total sept cents abbayes filles en deux siècles. Pendant la période de plus grande expansion (1145-53), on en comptera une de plus par semaine ! Elles diffusent le savoir technique dans le monde rural environnant. La sélection des semences et des animaux, la généralisation des moulins, source d’énergie servant non seulement à moudre, mais aussi à scier le bois, fouler le drap, actionner des soufflets de forge, datent de cette époque, comme le soc de charrue en fer et le collier d’attelage, qui permettent les grands défrichements. Les marchés se développent et s’internationalisent. Au treizième siècle, s’établit autour des villes de la Baltique (Lübeck, Brême, Cologne, Danzig, Goslar, Hambourg, Lunebourg, Reval, Riga, Rostock, Stralsund) une circulation d’échanges internationaux qui préfigure le grand capitalisme. C’est l’organisation “Hanséatique”. Elle donne lieu à une forme de gouvernement “isonomique”. Elle établit des règles strictes de fonctionnement du commerce. Elle mobilise les meilleures techniques de navigation : les “cogge” atteignent les 120 tonnes et sont équipées pour la première fois du gouvernail d’étambot.

Le gouvernail d’étambot apparaît sur le sceau de la ville d’Elbing, en 1242.
Ils préfigurent les vaisseaux qui partiront à la conquète de l’Amérique aux siècles suivants. L’attachement des cités saxonnes à leurs foires date de cette époque. La prospérité devient explosive. La population double entre 1100 et 1300.
Déclin, Renaissance et Révolution Industrielle
Malheureusement, cette expansion se termine mal, très mal. Au début du quatorzième siècle, la densité atteint une quarantaine d’habitants au kilomètre carré. C’est le maximum que peut nourrir ce système technique rural. Les aléas climatiques suffisent à causer les premières famines (1316). La grande peste de 1348 arrive dans une population déjà affaiblie. Elle tue en un an le tiers de la population européenne. Elle sera récurrente et endémique jusque vers 1475. Arrive la guerre de cent ans. Au total deux siècles de malheur, qui ont marqué la conscience européenne comme une sorte de faute originelle et mystérieuse, un écart des hommes par rapport à l’ordre du monde qu’il faut s’attacher à rattraper. Cette chute s’accompagne d’un durcissement. La technique est à nouveau confisquée. Les corporations se reconstituent. Les territoires professionnels se précisent. L’innovation devient de moins en moins possible à mesure que le maillage des interdits se resserre. Les moyens de production sont confisqués par les institutions en place, lesquelles se maintiennent, faute de mieux, comme recours contre les malheurs.
La population est réduite de moitié entre 1300 et 1500. Elle revient à son niveau d’avant la grande prospérité médiévale. Ce qu’on appelle la renaissance n’est que la fin de ce grand et douloureux déclin. L’essentiel avait été inventé avant. Les grands ingénieurs, comme Léonard de Vinci, mettent en forme des réalisations déjà connues. Le fonds de la technique ne changera pas jusqu’au dix-huitième siècle, sauf sur deux points :
1- L’Espace : un élargissement du monde, avec la conquête de l’Amérique et surtout l’installation des premiers circuits commerciaux planétaires, déploiement mondial de ce que le système hanséatique avait inauguré dans la Baltique.
2-La communication : l’imprimerie a d’abord des conséquences religieuses. Malgré l’inquisition, l’Eglise ne peut empêcher les fidèles de lire et commenter par eux mêmes le texte sacré. À cause de la diffusion du Texte, le protestantisme devient incontrôlable. Deux siècles plus tard, l’imprimerie aura des conséquences technologiques : par la publication de la grande encyclopédie (24000 exemplaires), le savoir jalousement détenu par les corporations est mis dans le domaine public. Il alimentera l’extraordinaire créativité de la révolution industrielle.
Au dix-huitième siècle, le scénario de la révolution industrielle présente des ressemblances troublantes avec celui du Moyen Age. Depuis Louis XIV, la classe dirigeante se trouve affaiblie et divisée. Celui-ci, dès sa jeunesse, répond à la Fronde en attirant les nobles à sa Cour, fabuleuse mise en scène, merveilleux miroir aux alouettes. Ce faisant, il les éloigne de leurs domaines ruraux, qu’ils sont censés gérer. Les intendants en profitent. À la seconde génération de jeux de cour, la noblesse est devenue incompétente, et le clergé ne vaut guère mieux. Alors, dans cette classe dirigeante en lévitation, atteinte d’irréalité, se constitue un courant minoritaire novateur, comme autrefois les cisterciens de Saint Bernard, qui réclame un retour aux fondements. C’est le mouvement philosophique, dont les idées inspirent la Révolution française. Là encore, la déstructuration du pouvoir précède l’innovation technique et la prospérité économique, sa fille.
Dans le cas de l’Angleterre, où la Révolution industrielle s’est déclenchée avant la France, on constate aussi un affaiblissement du pouvoir central, doublé d’une crise. La concurrence des soieries indiennes, travaillées -déjà- avec une main-d’œuvre à très bas prix, menace la laine britannique. C’est toute une chaîne économique, depuis le mouton jusqu’au tissage rural, qui est remise en cause. On interdit, on réglemente, on brûle des cargaisons de marchandises. La pression subsiste. Elle cause une restructuration foncière agricole par la classe montante des landlords. Elle ouvre la voie aux inventions de l’industrie, qui s’établit d’abord dans le textile, avec les filatures et tissages mécaniques. La concurrence indienne est alors vaincue par l’avance technique des machines.
Pour faire comprendre l’articulation de ces différents moments, je n’ai pu qu’en esquisser l’analyse, à la limite de la caricature. J’espère néanmoins avoir fait comprendre que l’Histoire a connu des montées et des déclins de civilisation dans lesquels l’évolution des techniques s’entremêle intimement à celle des pouvoirs, et cela depuis les débuts de l’agriculture.
Le spectacle des fresques de Persépolis, montrant l’apogée des Mésopotamiens, inventeurs de l’agriculture et de l’écriture, ou celui des temples de Karnak, révélant la puissance des plus grands bâtisseurs du monde, les Pharaons d’Egypte, comparés aux populations misérables qui vivent maintenant à leurs pieds, constituent des démonstrations évidentes de déclin.
À mesure que l’archéologie progresse, les restes de civilisations oubliées nous apparaissent plus clairement. Ils nous obligent à la modestie, mais alimentent aussi notre inquiétude. Les civilisations sont mortelles. Il n’est plus possible de voir l’évolution de l’espèce humaine comme une longue marche vers le progrès, que troubleraient seulement, ici et là, quelques guerres.